Fonction RH : transformation et compétences à développer

Le paradoxe de la critique de la fonction RH, c’est qu’elle est inefficace

Tout laisse à penser que la fonction RH (FRH) est dépositaire de nombreux paradoxes. Combien de fois a-t-on en effet opposé le social à l’économique, le temps de l’Homme à celui des affaires, l’individu au collectif, les affres d’une gestion à court terme dont elle ne peut s’affranchir aux enjeux de son influence attendue à long terme et qui en ferait la valeur véritable, le coût qu’elle représente à l’investissement qu’elle porte, sa productivité exigée à sa contribution stratégique espérée, … ?

On peut voir là une certaine paresse à simplifier le réel naturellement toujours plus varié qu’on ne le croit et plus vaste que l’effort que l’on est prêt à consentir pour l’explorer et le comprendre. On peut également y lire ce trait somme toute très humain qui consiste à opposer de façon binaire ce que l’on croît antagoniste plutôt qu’à déceler les nuances qui tissent des liens de complexité entre des forces qui peuvent aussi s’équilibrer. Mais on peut aussi comprendre ces représentations paradoxales comme le fruit d’une réelle difficulté à appréhender un « objet mal aisé à saisir »[1] parce qu’il n’est en rien uniforme, ni dans ce qu’il est, ni dans ce à quoi il est soumis. Cette représentation de la FRH comme lieu de cristallisation de tous les paradoxes est presqu’aussi uniforme que le flot de critiques qu’elle subit, comme s’il y avait un lien entre l’uniformité du regard et celle de la critique, ce qui n’est peut-être pas si surprenant que cela si l’on considère les intérêts marchands qui gravitent autour de ses insuffisances supposées ou réelles.

Ce sont précisément ces critiques incessantes à l’encontre d’une fonction qui mérite mieux que la caricature dont on l’affuble qui constituent une autre forme de paradoxe. A une heure où (enfin) on s’accorderait presque tous à considérer la pâte humaine, sa capacité de coopération et son engagement comme des facteurs déterminants du succès d’organisations en quête d’une transformation perçue comme salvatrice, le « RH bashing » n’a jamais autant battu son plein. La multitude des injonctions à la supprimer, la litanie des défauts qu’on lui prête comme les caricatures filmées dont elle fait l’objet, relèvent plus à nos yeux d’une méconnaissance crasse de la réalité des pratiques professionnelles (et du contexte dans lequel elles prennent corps) que de l’analyse utile au Bien Commun.

Sur ce terreau de critiques, nombreux sont ceux qui invitent désormais la FRH à innover, à se renouveler, à réinventer ses pratiques, … bref à revoir sa copie. Ces injonctions au renouveau sont évidemment mues par de bonnes intentions mais risquent malheureusement d’être contre-productives, ne serait-ce que pour deux raisons :

- « L’innovation pour l’innovation ». La première d’entre elles, c’est qu’à vouloir se renouveler sans être guidé par une compréhension logique du sens fondamental et surtout circonstancié qui y préside, certains praticiens risquent de s’aventurer à « innover pour innover » servant alors plus les intérêts des marchands que ceux de leurs entreprises. L’innovation qu’on attend en réalité, pour qu’elle serve la résolution des défis auxquels les entreprises sont confrontées, viendra d’abord de ce discernement en apparence élémentaire qui consiste à comprendre la réponse à trois questions simples : changer quoi ? pourquoi ? et pour quoi ?

- « Les jeux romains ». La seconde, c’est que la FRH ne vit pas en vase clos. Elle est en effet aussi parfois à l’image de ce qu’on lui demande d’être. Exiger d’elle un renouvellement qui peut aussi supposer de s’opposer frontalement au pouvoir auquel elle est en partie subordonnée, c’est bien mal connaître la réalité des tyrannies dont ce dernier est parfois capable. Au nom de l’innovation, certains la cantonneront alors habilement dans d’aimables nouveautés distrayantes comme l’on donnait un temps des jeux au peuple. Les plus naïfs auront alors la conviction de bien faire en pensant sincèrement contribuer à résoudre des problèmes essentiels dont ils s’éloigneront en réalité.

La question du développement des compétences des praticiens

Toutefois, si les critiques récurrentes, qu’il n’est pas ici question d’éluder, ne doivent pas inviter à un renouvellement aveugle comme on « réenchanterait » par magie une entreprise hors-sol, hors contraintes et hors contexte, elles constituent à l’évidence un aiguillon. Ce « caillou dans la chaussure » est alors à entendre non pas comme une injonction à changer mais bien comme une invitation à progresser, comme une contrainte qui pousse à s’améliorer.

Or, ce qui est en cause en toile de fond, ce sont surtout ses capacités. Et dans cette perspective, il nous semble plus utile à l’intérêt du Bien Commun de s’interroger sur les capacités et les compétences que les praticiens de la fonction doivent nourrir et parfaire pour affronter un monde d’incertitudes dont la brutalité des contraintes ne cesse de s’affirmer que de fustiger une profession qui bien souvent est à l’image de ce qu’on lui a demandé d’être pendant des années et qui dans la très grande majorité des cas essaye de bien exercer son métier.

Cet enjeu de compétences est par ailleurs d’autant plus important qu’il n’y a plus de réponses toutes faites aux équations auxquelles l’entreprise contemporaine est confrontée. Quand il n’y a pas de « solutions sur étagère » ni de modèle prédéterminé dans la grande tradition du « one best way » taylorien, il faut alors observer, analyser, réfléchir, et faire preuve d’imagination voire de créativité pour trouver des solutions concrètes et adaptées à des problématiques parfois inconnues ou émergentes. Le défi moderne réside certainement alors dans le développement de cette capacité de discernement, d’analyse et d’autonomie, en un mot un défi de connaissances, de compétences et de comportements ou, pour s’inscrire dans le sillon moderne, un enjeu de « hard » et de « soft » skills

Quelles compétences privilégier ? Quelles capacités développer ?

Dans cette optique, certains observateurs appellent de leurs vœux un développement du « professionnalisme » de la fonction. Là encore l’intention est plus que louable mais elle est aussi dangereuse :

- Faut-il vraiment sous-entendre qu’une profession n’est pas assez professionnelle en appelant à « l’amélioration de son professionnalisme » ? Il n’est pas certain que cela soit là le meilleur moyen de l’inciter et lui donner envie de progresser.

- Faut-il vraiment en outre prendre le risque que cette professionnalisation ne soit entendue comme un appel supplémentaire à « plus d’expertise » alors que c’est précisément l’un des excès du « one best way » taylorien dont on déplore par ailleurs les effets ?

Einstein rappelait avec malice que « la folie, c’est de se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent ». Or, que reproche-t-on finalement à l’entreprise contemporaine qu’il faut « transformer » si ce n’est son cloisonnement, l’excès de son organisation mécaniste, le silotage de ses expertises au détriment d’une capacité de coopération collective ? La capacité à créer un terreau favorable à cette coopération est très vraisemblablement l’une des principales raisons d’être de la fonction RH. Il n’est donc pas ici question de son professionnalisme - qui ne saurait être remis en cause dans l’ensemble - ni même du degré de maîtrise des compétences métiers de la part d’experts déjà bien experts mais bien des compétences, postures, attitudes et comportements qui lui permettraient d’adjoindre à son expertise une certaine capacité concrète à rendre la transformation attendue réelle.

En la matière, le champ des possibles apparaît infini. On peut y mettre pêle-mêle et spontanément une culture générale dont on sait qu’elle épouse bien l’idée d’intelligence de situation, une intelligence émotionnelle qui sied bien au concept « d’expérience », des soft skills dont on redécouvrirait l’intérêt ou l’apprentissage du code qu’on nous annonce comme un nouveau langage à part entière. Il suffit alors de brandir le spectre d’une IA qui aurait remplacé de nombreux métiers par quelques chatbots pour que la liste devienne interminable et ressemble à un inventaire à la Prévert aussi séduisant qu’irréaliste.

Il faut au contraire donner un cadre à ce développement et il est au fond assez simple à exprimer, donc complexe à déployer et mettre en œuvre. Ce cadre, ou cette orientation, pourrait se résumer par les quelques assertions qui suivent et s’inscrivent dans une suite logique :

1) Comprendre l’activité et ses contraintes ainsi que les problématiques d’ordre humain qui en découlent.

Pour comprendre ce qu’il faut changer, pourquoi et pour quoi, il faut comprendre intimement la vie des affaires auxquelles on contribue, ce qui suppose à la fois un minimum de culture générale des affaires, de connaissance intime de l’activité de son organisation et des facteurs qui la contraignent. Ceci passe d’abord par un recul sur ce que sont les paramètres sous-jacents et « invariants » de la vie des affaires (récurrence, confiance, aversion au risque, etc.), une connaissance des outils qui en régissent la pratique (agrégats financiers et leur sens, articulations logiques de la réflexion prospective au business plan, etc.) et une lecture lucide des principaux facteurs de contingence qui influent sur le monde et son secteur d’activité (intensité concurrentielle, évolutions démographiques majeures, évolution des comportements d’achat, etc.). Mais c’est également une parfaite connaissance de la chaîne de valeur de son entreprise et des facteurs qui la rendent opérante et efficiente. En résumé, une connaissance et une compréhension intime de l’activité.

2) Résoudre ces problématiques d’ordre humain en imaginant des solutions RH appropriées grâce à une connaissance élargie du métier.

C’est alors qu’on peut envisager d’apporter des réponses « RH » appropriées pour résoudre les problématiques d’ordre humain que l’on a identifiées. Cette résolution passe bien sûr pour chacun par la maîtrise de sa spécialité mais en l’exerçant avec une compréhension étendue bien au-delà des expertises techniques qui la composent. Dans un environnement complexe, l’exercice d’une spécialité RH suppose une culture large du métier RH dans son ensemble ainsi que des pratiques qui en découlent. Cette culture passe par l’acquisition d’un niveau minimal de connaissance des concepts, méthodes et outils qui composent chaque spécialité RH.

3) En s’appuyant sur une compréhension intime et factuelle du capital humain de l’entreprise, de ce qui l’anime et des situations qu’il vit.

Cette connaissance de la matière première repose bien sûr sur un corpus de savoirs connus de longue date - malgré les mots et les modes qui les rebaptisent régulièrement - mais aussi sur 2 dimensions désormais clés : d’une part, disposer d’une information fiable et pertinente sur cette matière première, et d’autre part, être en mesure de faire parler ces données. Au cœur de ces deux enjeux : le SIRH et l’analytique RH, tant en termes de techniques que de culture. Cela couvre un champ particulièrement vaste qui s’étend de la compréhension du marché de l’offre informatique aux techniques classiques d’analyse des données mais aussi l’architecture et l’urbanisation d’un SI, la manière dont la donnée se « fabrique », la capacité à construire et lire des indicateurs ou encore la maîtrise de technique de présentation des données.

4) En mobilisant une forte capacité à convaincre ses publics pour mettre en œuvre et déployer ces solutions.

Cette capacité à convaincre des publics non seulement hétérogènes mais dont les intérêts sont aussi souvent divergents exige un recours à une palette complète de qualités et compétences. Cette palette va de l’art de la rhétorique (l’argumentation logique, le logos, et un recours non manipulatoire à l’émotion, le pathos, dans un« story telling » qui sert le sens, etc.) à la pédagogie en passant par l’expression en public, par une maîtrise minimale de l’art oratoire, mais aussi par l’ensemble des techniques et outils de communication traditionnelles (écoute active etc.) et des outils digitaux (des outils d’échanges aux moyens modernes de présentation). Il s’agit aussi de la capacité à construire une communication cohérente à destination de toutes les parties prenantes, en ajustant ce qui doit l’être sans trahir le fond, … en résumé savoir se faire entendre et comprendre de ses publics puis susciter leur envie !

5) En adoptant des comportements personnels qui favorisent la réussite de ces transformations et incarnent l’esprit dont elles sont porteuses.

On cherche bien sûr ici une forme d’exemplarité des professionnels de la fonction RH sur l’ensemble de ces attitudes et comportements qui s’inscrivent dans la lignée des enjeux des transformations actuelles et futures (voir à ce titre les intéressants travaux du World Economic Forum[2] en 2016 : esprit critique, ouverture d’esprit, créativité, etc.). Mais il s’agit aussi de postures professionnelles qui favorisent l’efficience de l’ensemble de leurs actions : la capacité à adopter une posture client dans le service delivery parce que l’expérience salarié n’est pas faite que de qualité objective des processus, des compétences de management de projet ou de pilotage de prestataires, etc.

Le champ des possibles est certes vaste mais il doit bien s’inscrire dans une finalité, celle de développer la capacité de la FRH à contribuer à faire naître la transformation dont la plupart des organisations a désormais besoin pour survivre et croître dans une incertitude grandissante. Si l’on veut bien accepter l’idée que cette transformation est aussi un fabuleux défi culturel, gageons qu’elle ne puisse se faire véritablement sans une FRH qui a conduit sa propre mue culturelle et par conséquent le développement de qualités et compétences qui viendront compléter sa palette d’expertises déjà maîtrisée.

A n’en pas douter, elle en a les moyens et les capacités. Encore faut-il qu’elle le souhaite.


[1 Pichault F. & Nizet J. (2013), Les pratiques de gestion des ressources humaines – Conventions, contextes et jeux d’acteurs, 2eédition, Editions du Seuil

[2] World Economic Forum (2016) « The Future of Jobs, Employment, Skills and Workforce Strategy for the Fourth Industrial Revolution » http://www3.weforum.org/docs/WEF_Future_of_Jobs.pdf