L'intelligence sociale pourrait bien être le concept important du management de ces prochaines années comme l'annonce la parution de l'ouvrage récent de Daniel Goleman (1) auteur des best-sellers sur l'intelligence émotionnelle. Les connaisseurs des tests sont familiers de la notion : ils se rappellent les travaux de Thorndike (2) qui en donnait une première définition mettant en valeur la nécessité pour chacun, dans notre monde social, de maîtriser une capacité à comprendre les autres et à fonctionner avec eux. L'ouvrage de Goleman se situe dans cette lignée mais il approfondit la perspective à la lumière des recherches les plus récentes sur les neurosciences. En effet, sur près de 400 pages, il réaffirme, démontre, argumente sur l'essence fondamentalement sociale de la personne : celle-ci existe avec, en fonction, grâce, par rapport aux autres, elle est un être social. Concrètement, Goleman définit l'intelligence sociale selon deux dimensions principales. La première concerne une certaine conscience sociale faite d'empathie, de capacité à se situer sur le même registre émotionnel que l'autre, à comprendre ses sentiments, ses pensées et ses intentions. De manière générale on y trouve une capacité à comprendre comment fonctionne le monde social qui nous entoure. Le deuxième aspect de l'intelligence sociale selon l'auteur, c'est une capacité à faciliter les relations entre les personnes et plus largement le monde social environnant.

L'ouvrage de Goleman présente quelques apports majeurs. Premièrement il se situe dans le droit fil du travail effectué sur l'intelligence émotionnelle. Grâce à cet ouvrage, beaucoup ont découvert qu'il existait différentes formes d'intelligence. Et si l'on donne à ce terme le sens minimal de capacité à comprendre et à agir dans le monde, on prenait enfin en compte l'importance des émotions, de la capacité différente de chacun à les repérer et à les maîtriser, avec toutes les conséquences concrètes sur les comportements. Finalement, l'ouvrage procède de la même manière sur l'intelligence sociale en montrant combien la capacité à entrer en relation, à s'ajuster aux autres et à comprendre ce qui se passe entre les personnes vont influer sur les comportements. On peut d'ailleurs expérimenter quotidiennement, et pas seulement dans les contextes de travail, combien l'empathie par exemple apaise et rend plus efficaces les relations.
En effet, tout au long de l'ouvrage, les recherches sollicitées par l'auteur nous renvoient à la réalité évidente de notre expérience. Chacun a connu cette espèce de radar qui permet à certaines personnes de comprendre le non-dit de son interlocuteur : les bons commerciaux sont des experts en la matière tout comme les séducteurs. On connaît aussi la chimie interpersonnelle qui fait d'un simple échange un pugilat ou un moment de plaisir : chacun a vécu ces négociation qui ne se déroulent jamais comme on l'avait prévu malgré une préparation rigoureuse des argumentations et des marges de négociations : en effet il s'est produit de l'interaction et malgré la rationalité des arguments échangés, on a assisté à la même contagion des émotions que vous constatez dans la scène de ménage, la rencontre de supporters ou la cérémonie d'obsèques. Ce sont ces situations de la vie quotidienne de notre expérience relationnelle que décrit et explique l'auteur au fil des pages.
Pour contribuer à structurer le propos sur l'intelligence sociale, il développe des concepts comme celui de la synchronie entre des personnes quand elles se situent à un même niveau de relation et d'émotion ; il précise la notion classique d'empathie et fixe les critères d'une relation interpersonnelle plus ou moins «intelligente» selon le degré d'attention mutuelle, de sentiment positif partagé et de coordination non-verbale qui apparaissent dans l'interaction de deux personnes. C'est dire qu'au-delà de Thorndike, la notion d'intelligence sociale prend de l'ampleur et de la profondeur.
La seconde caractéristique de l'ouvrage est de fonder ses développements sur les neurosciences, cette compréhension de plus en plus fine de ce qui se passe dans le cerveau humain. Cette intelligence sociale n'apparaît alors pas comme une sorte de caractéristique innée de la personne mais plutôt comme une compétence longuement développée selon que les contextes sociaux de la personne permettent à cet inné de s'exprimer et de se développer. Pour Goleman cette intelligence sociale est donc bien «développable».
La troisième caractéristique est de ne pas seulement fonder les développements de l'intelligence sociale seulement sur les neurosciences mais aussi sur une philosophie de la relation qui emprunte beaucoup à Martin Buber (3) et, sans doute insuffisamment, à Lévinas. Mais il emprunte avec pertinence au premier une épistémologie de la relation quand l'autre devient le «Tu» d'une personne et pas seulement le «ça» d'une chose. Ainsi cet ouvrage constitue une sorte de nouveauté dans la production généreuse et molle du domaine des relations humaines en se fondant conjointement sur la nouveauté des sciences du cerveau et sur la profondeur d'une philosophie de la relation.

Trois enseignements majeurs peuvent être retirés de l'ouvrage. Le premier consiste à remettre en avant que la personne est un être social. Elle se construit avec les autres, dans un environnement essentiellement social. Evidemment l'adolescence et la jeunesse sont des périodes de l'existence où l'activité relationnelle est forte et où en vit avec, contre, par rapport, en fonction des autres. Mais ce stade de l'existence ne constitue pas une exception dans le cours d'une vie. On remarque d'ailleurs l'importance de l'expérience relationnelle de l'existence quand on écoute les personnes parler de leur travail : en-deçà de ce que l'on nomme parfois trop rapidement harcèlement, stress ou souffrance pour n'en faire qu'une expérience personnelle, c'est de qualité des relations humaines dont il s'agit. Mieux encore, pour évoluer plus harmonieusement dans quelque contexte que ce soit, le couple, l'association humanitaire ou l'équipe de travail, c'est cette intelligence dont on a besoin, qui ne se développe pas seulement dans le secret de sa méditation personnelle mais dans l'interaction avec les autres. C'est bien pour cette raison que le coup de jeune donné à l'intelligence sociale pourrait bien bousculer nos façons d'appréhender les relations humaines. Elle nous force à sortir de l' « égocentrage » complaisant dans lequel nagent les approches et techniques les plus en vue. Fini le «moi, moi, moi», aux oubliettes la contrainte du développement personnel dans sa bulle protégée de l'environnement qui ne peut être que corrupteur, relativisées les exigences universelles d'autonomie et d'indépendance, remisée la philosophie du «Je n'ai besoin de personne en…» comme l'avait suggérée Brigitte Bardot…

Le second enseignement important est relatif à l'approche optimiste de Goleman. L'intelligence sociale se développe, elle peut s'affiner. Comme dans n'importe quel secteur on peut apprendre, même si tout le monde n'atteindra pas le même niveau, même si chacun a son propre rythme d'apprentissage. Mais celui-ci ne se fait pas dans le secret de la personne mais dans l'expérience relationnelle quotidienne. Goleman nous invite donc implicitement à revoir notre expérience du collectif. Curieusement, on s'est peu penché sur la transformation de l'expérience collective qu'ont vécue les jeunes adultes aujourd'hui par rapport à leurs aînés. La société permet-elle de bien développer son intelligence sociale ? Le zapping social conduisant les plus jeunes à passer d'une activité sportive ou culturelle à l'autre au sein d'associations où l'on consomme du social dispensé par les professionnels de la relation socialisée est-il le meilleur mode de développement possible de son apprentissage ? Des relations de travail réduites à un morne face-à-face avec son écran d'ordinateur, à répondre aux injonctions des systèmes intégrés de gestion sont-elles fécondes d'intelligence ? Voilà une bonne liste de questions pertinentes pour le prochain baccalauréat ES ! En tout état de cause, les travaux de Goleman devraient nous inviter à reconsidérer les missions du manager, le management au quotidien, les processus d'intégration et le mode de gestion du temps de travail…

Le troisième enseignement provient des références répétées à Buber et de l'invitation finale de l'ouvrage à ne jamais prétendre aborder ces questions de relations humaines sans référence aux valeurs profondes dont on ne peut faire l'économie dans ce domaine. Goleman ne sollicite pas Buber aussi loin que va le philosophe mais il est clair néanmoins que travailler sur la relation renvoie à une vision et à une philosophie de l'Autre. Evidemment, les théories habituelles du management ne sont guère à l'aise devant de telles notions, pas assez techniques ni outillées. Mais peut-on imaginer un personnel soignant qui ne se serait jamais posé la question de son rapport à l'Autre alors que sa mission est de soigner : c'est proprement impensable. Imaginerait-on des éducateurs, quelque soit leur niveau, qui ne se seraient pas posé la même question alors que leur activité même, pédagogique, est essentiellement de la relation : c'est tout bonnement impossible. Il en va de même pour le manager : comme sa mission est de rendre efficace l'action collective, il ne peut définitivement pas envisager sa pratique sans une sérieuse et solide approche de l'Autre. Finalement, plutôt que de coacher des managers pour qu'ils s'assument et se développent, il serait peut-être bon de les aider à considérer l'Autre comme une personne. Et l'on s'apercevra vite que les managers ne sont pas seuls à en avoir besoin : leurs collaborateurs ne sont tout autant.

(1) Goleman, D. Social Intelligence. New-York : Bantam Dell, 2006.
(2) Thorndike, E. Intelligence and its Use. Harper's Magazine 140 (1920).
(3) Buber, M. Je et Tu. Paris : Aubier.

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