Tout le monde se souvient du tableau de Bruegel l'ancien, exposé à Vienne, qui représente la Tour de Babel. On y voit une tour massive tronquée dont le sommet est dans les nuages. D'une apparence presque cubiste cette tour rassemble des architectures diverses et inabouties rappelant parfois la magnificence du Colisée à Rome. L'énormité de l'édifice est d'autant plus impressionnante quand on regarde les bateaux du voisinage ou les ouvriers sur les échelles. Le spectateur a le regard attiré par cette tour déséquilibrée et inachevée, il en découvre petit à petit les détails en oubliant l'environnement. En déplaçant le regard, il prend soudain conscience de sa curieuse position de surplomb comme s'il dominait la tour, les personnages du premier plan, le port et l'horizon. C'est bien à un autre regard que nous invite la représentation de cette immense oeuvre humaine inachevée.
Et notre esprit de vagabonder pour retrouver dans cet échec la situation de notre société, le chaos de grands échecs stratégiques, le destin des systèmes d'information trop ambitieux et la triste fin de stratégies trop parfaites. Nul doute qu'en ces périodes de crise, ils sont nombreux à contempler la tour détruite de leurs projets, de leurs illusions, de leurs entreprises voire de leur vie personnelle. Babel parle à tous ; ce mythe important de notre culture a inspiré, au-delà des théologiens, des penseurs aussi divers que Nietzsche, Heidegger ou Derrida. L'histoire de Babel constitue une matière à penser et une histoire que chacun peut mastiquer pour lui faire rendre un goût sans cesse renouvelé au fil des expériences humaines.
Quelle est l'histoire1 ? En ce temps là toute la terre parlait un seul langage. Les hommes décidèrent alors de s'arrêter dans une plaine et de bâtir une ville et une tour qui monterait jusqu'au ciel. Iahvé descendit pour voir la ville et confondit leur langage pour qu'ils ne se comprennent plus ; il les dispersa sur la surface de la terre.
L'histoire choque les spécialistes du management. On avait enfin des équipes unies avec un projet commun qui travaillaient efficacement à une oeuvre collective. On imagine que les consultants ont enfin été efficaces et que les managers avaient suivi les bons MBAs. Et pourtant le projet échoue, du fait d'un tiers semble-t-il. On imagine la réaction des hommes devant l'injustice de la crise qui les frappe. Devant les faits, rien ne nous empêche de chercher des explications. Cela fait des siècles que les lecteurs de tout poil s'échinent à percer le mystère de ces mythes.

La première raison possible est qu'ils croyaient à tort parler le même langage. Ils avaient l'impression de se comprendre, semblaient se retrouver sur quelques notions, des idées, un projet. Mais ce n'était qu'une illusion. Cela nous rappelle-t-il quelque chose ? Avant cette période de crise, beaucoup pensaient parler le même langage, celui des arbres de la Bourse ou de la croissance qui montaient jusqu'au ciel... On était dans le cercle vertueux de la fin de l'Histoire : on pouvait consommer, s'endetter, parier sur un avenir forcément favorable. Même les principes de base de l'économie domestique paraissent parfois être partagés par tous comme la différence entre un chiffre d'affaires et un bénéfice, entre de l'investissement et du fonctionnement, entre du capital et du profit. Pourtant, rien n'est moins sûr...
Dans les entreprises aussi on croyait parler le même langage, celui des projets censés rassembler tout le monde sous l'ombrelle confortable de valeurs communes. On élaborait des valeurs, souvent ancrées sur une analyse sérieuse de l'histoire de l'entreprise, on transformait en concepts simples ces références partagées et on imaginait, en s'évertuant à aligner les organisations et les comportements à ces valeurs que la communauté de l'entreprise fonctionnerait selon une vison et un langage communs.
Que dire des systèmes de gestion développés au fil de l'histoire et des restructurations. Une entreprise qui croît et se globalise génère au fil du temps des systèmes d'informations déconnectés et arrive le moment où il est indispensable d'investir dans le grand système d'informations commun et partagé par toutes les entités. Ce système permettrait de mettre en lien tous les types d'informations (commerciales, comptables, RH) afin d'améliorer la prise de décision. Le manager ne serait alors plus que le décideur des livres de management, laissant tomber ses augures à l'aide de l'information pure et parfaite fournie par le système intégré d'informations. Les entreprises ont dépensé beaucoup d'argent pour nourrir cette illusion, elles ont embauché des spécialistes des systèmes d'informations qui savaient de mieux en mieux utiliser un système complexe sans rien connaître au business, aux produits et aux clients.
Le globish parlé dans le monde des affaires est une dernière illustration de cette illusion de la langue commune. Les multiples réunions, conference-calls et visioconférences qui se déroulent chaque jour de par le monde se nourrissent de l'illusion qu'avec quelques mots communs prononcés avec des accents divers, les professionnels se comprennent et avancent dans leurs projets...

La deuxième raison d'échec, c'est que les hommes voulaient s'établir, construire une ville. A cette époque où l'opposition entre nomadisme et vie urbaine était importante, les hommes songent à s'arrêter dans la plaine de Shinéar, de se rassembler, comme le souligne Petrosino2 . Pour marquer cet établissement - ce souci d'arrêter le chemin infernal de l'existence - ils construisent une ville et une tour comme si l'édifice pouvait contenir l'ensemble de l'humanité. Mieux encore, les hommes voulaient lui donner eux-mêmes un nom afin de marquer leur chef d'oeuvre pour l'éternité. Créer la tour la plus haute du monde est toujours d'actualité. Tout rassembler dans une ville, c'est souvent l'objectif de l'entreprise qui développe son projet comme une fin en soi, sans même imaginer qu'il existe un monde à l'extérieur, une société vis-à-vis de laquelle, comme n'importe quelle personne physique, la personne morale a aussi une responsabilité. Comme le sont les projets des hommes dans les entreprises qui espèrent trouver la structure définitive, les modalités de gouvernance idéales, les règles de vie et de travail en commun qui répondront à tous les objectifs, protègeront des errements, et garantiront l'efficacité éternelle. La plupart des actions de changement utilisent ce ressort de la motivation consistant à mettre enfin en oeuvre l'organisation idéale.

La troisième raison de l'échec, c'est l'orgueil du but visé. Ils veulent atteindre le ciel. Dès l'époque de Babel, les hommes avaient intégré les théories de la motivation qui donnent de l'importance au but extraordinaire mobilisateur pour les équipes. Mais ce but a deux caractéristiques très humaines qui expliquent les échecs humains. D'une part l'atteinte du ciel est un fol objectif. Personne ne niera que les objectifs démesurés existent toujours : les banquiers ou les investisseurs le savent qui essaient de savoir où placer leur argent dans des projets plus ou moins fantasques. Mais l'objectif est fou également parce qu'il envahit la réalité et il s'impose en référence unique comme si rien n'existait autour. Dans des temps anciens Luttwak3 avait montré comment la polarisation sur un seul objectif envahissant toute la raison et la réalité, conduisait généralement à l'inverse de ce qui était visé. C'est ce qu'ont fait les hommes de Babel exactement comme ces entreprises tellement polarisées sur la mise en place de leurs réorganisations et de leurs systèmes d'informations intégrés qu'elles en oublient la réalité du business.

Est-ce que Babel nous parle aujourd'hui ? Evidemment, comme ce mythe a parlé pendant les millénaires précédents. Il n'y a guère que les innocents oublieux de leur position dans l'histoire de l'humanité pour penser le contraire. Dans l'espace limité de cette chronique on pourrait en rester à trois enseignements principaux. Premièrement, si le langage commun est une illusion, on est donc toujours obligé de répéter, de conforter, d'expliquer, de vérifier, de confronter nos visions les uns aux autres. On n'est jamais d'accord, la clarté et la transparence ne sont que des illusions pour les apprentis ingénieurs sociaux. La clarté et la transparence n'existent pas et ne sont pas forcément utiles. Le travail d'une collectivité consiste à vérifier en permanence les références communes, à expliquer encore et toujours. Dans les processus de transformation vécus par les entreprises aujourd'hui, cet art de la communication permanente a besoin d'être appris.
Deuxièmement, on a vite fait, comme à Babel, d'oublier le reste de l'univers, de s'en croire le centre et de créer des projets ambitieux et orgueilleux sans rien considérer d'autre que cette ambition démesurée. Une entreprise peut-elle oublier aujourd'hui sa responsabilité sociale vis-à-vis de ses actionnaires, salariés et clients évidemment mais plus largement vis-à-vis de la société dans laquelle elle opère, et la planète en général. Mais en guise d'enseignement-bis, on n'oubliera pas que la responsabilité sociale de l'entreprise, quand elle se transforme en dogmes, procédures et systèmes visant à la perfection, peut vite devenir une autre tour de Babel...
Le troisième enseignement concerne le rapport au temps. Les hommes de Babel voulaient arrêter la pendule, atteindre l'établissement et la stabilité tant désirés. C'est naturel et intemporel comme désir. La vie de l'entreprise nous apprend pourtant que certaines d'entre elles ont un sens du temps un peu plus sophistiqué : ce sont ces entreprises patrimoniales où l'horizon n'est pas le trimestre, où les dirigeants savent investir sur le long terme comme les moines gardaient en réserve des troncs de chêne pour les générations futures qui referont le toit de l'abbaye. Ces entreprises ne veulent pas atteindre le ciel mais elles savent dégager leurs stratégies de l'horizon de temps humain pour lui donner une autre dimension. Quand cet horizon de temps est élargi, on cherche moins à toucher du doigt le ciel de l'objectif atteint mais on prépare le futur, on remet en cause avec agilité les statu quo actuels pour continuer de se développer avec efficacité. On se prépare aussi à se disperser à nouveau vers d'autres horizons, où la tentation de l'établissement et de la réussite renaîtra et sera pleinement vécue pour autant que l'on n'oublie pas ce qui est illusoire et ce qui l'est moins.

L'intérêt avec ces grands mythes, c'est que tout le travail est laissé au lecteur. Certains verront dans Babel l'inanité des projets humains et la vanité de l'entreprise. D'autres en tireront simplement la dimension illusoire, ce qui leur donnerait alors un peu plus de réalisme dans leur vision du management.

(1) On la trouve au chapitre 11 du Livre de la Genèse qui inaugure l'Ancien Testament.
(2) Petrosine, S. Babel : Architecture, Philosophie et Langage d'un Délire. Editions du Félin, 2010.
(3) Luttwak, EN Le paradoxe de la stratégie. Odile Jacob, 1989

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