Le management serait-il en crise ? Comme plus personne ne sait aujourd’hui à quel saint se vouer, il ne serait pas étonnant que le management ne soit pas aussi victime de l’épidémie comme le reste. Le management constitue cette mission de base consistant, dès qu’un groupe atteint une certaine taille, à coordonner, piloter voire contrôler l’action collective. Depuis les débuts des institutions, dans l’armée en particulier, l’activité managériale a été reconnue. Les spécialistes en ont sans relâche recherché les clefs de l’efficacité. Cette fonction banale, qui a donné lieu à tant de travaux depuis un siècle en ce qui concerne son mode d’expression en entreprise, serait donc aujourd’hui en crise. Evidemment, la fonction et ses titulaires peuvent facilement apparaître, après les traders et les banquiers, comme les boucs émissaires d’une récession qui se traduit par des décisions dramatiques pour de nombreux salariés.

Cependant, la crise semble plus profonde. On en a vu les premiers assauts avec le succès remporté par le thème des risques psychosociaux dans lequel tant de salariés ont reconnu le malaise qu’ils ne savaient nommer. De nombreux spécialistes ont fait leurs choux gras de la description détaillée des souffrances subies. Mais quand il leur était posé la question de la cause de ces maux et de la source possible de leur résolution, c’est toujours le management qui venait en premier. Un médecin du travail m’a même demandé un jour, en tant que professeur de management, de venir expliquer au groupe de médecins du travail de ce département de l’Est de la France, comment le professeur apprenait aux futurs managers … à faire souffrir les salariés. Les managers seraient donc les bourreaux et vraisemblablement les premiers à pendre.

La deuxième expression de cette crise se retrouve dans le succès renouvelé de la notion de leadership. C’est, en Amérique du Nord comme en Europe, un des soucis principaux des entreprises de détecter et de gérer des leaders. En les distinguant des managers, on exprime implicitement les insuffisances d’un management en manque d’inspiration … des autres. Réfugié dans ses missions de contrôle, accaparé par le bon fonctionnement des process, le management faillirait à sa mission en ne pilotant ni ne coordonnant plus. L’espoir dans un leadership remplaçant le management traduit un autre glissement. Ce leader ne devrait pas seulement être inspirant et visionnaire mais également courageux. On n’a pas encore trouvé la métrique fiable et valide du courage mais cet espoir exprime au moins que les qualités, voire les vertus humaines attendues des futurs leaders, définissent en creux ce que le management ne produit plus.

Une troisième critique apparaît en ces temps de traque aux coûts inutiles. Le management serait-il efficient ? Le coût de tous ces managers concentrés sur leur reporting, le maniement de leurs systèmes d’information ou les itérations successives de budgets et de plans est-il vraiment utile ? De la même manière que l’on a espéré voir les ordinateurs réduire le coût administratif ou les réseaux diminuer la consommation de papier, on s’aperçoit que les systèmes de plus en plus sophistiqués et coûteux ne réduisent pas le coût du management, de toutes ces tâches improductives qui occupent tant de monde dans les organisations. La critique est sans doute sévère car on oublie de prendre en compte l’augmentation des tâches improductives imposées aux entreprises pour produire de l’information, renseigner les organismes de contrôle et se protéger juridiquement de toute velléité d’action. Il n’en reste pas moins que le coût de la coordination et du contrôle atteint des montants difficiles à supporter pour les entreprises tout comme le coût de la sécurité pour les Etats.

Face à de telles critiques, on se met à chercher des solutions, des échappatoires ou des moyens d’aborder le management différemment pour que sa mission indispensable évite les effets pervers rapidement décrits. Gary Hamel1 nous en donne un exemple avec Morning Star, un transformateur de tomates californien qui fait preuve d’une croissance constante depuis 20 ans, bien supérieure à l’évolution du marché et en croissance organique uniquement. Telle que la décrit l’auteur, cette entreprise se passe du management traditionnel. Son principe de fonctionnement est la liberté puisque personne n’a de patron ; les salariés – les associés - agissent comme ils le veulent, pour assurer leur production ou commander les outils nécessaires à leur travail. Il n’y a dans cette entreprise ni titres ni promotion et les rémunérations sont décidées par des comités ad-hoc.

Le modèle de fonctionnement de cette entreprise est basé sur quelques principes de base appliqués avec rigueur et persévérance. Le premier consiste à trouver le véritable patron, non dans une personne qui fixerait des objectifs et en contrôlerait la réalisation, mais dans la définition d’une mission que chaque salarié se fixe pour lui-même et qui constitue une déclinaison à son niveau de la mission de l’entreprise. Charge au salarié ensuite de trouver les moyens financiers et les justes collaborations lui permettant de l’accomplir. Chaque année, les salariés négocient une sorte de contrat avec les collègues les plus concernés par la réalisation de sa mission. Pour le président, ces accords volontairement consentis par les salariés eux-mêmes produisent la coordination la plus efficace. Dans ce mode de fonctionnement, on ne reçoit pas le pouvoir d’en haut dans quelque forme de délégation ou d’empowerment, chacun fait soi-même le travail en allant jusqu’aux achats nécessaires pour l’accomplissement de leur mission. Les salariés développent eux-mêmes les améliorations qu’ils pensent nécessaires en n’étant pas limités par une définition de fonction ou une zone d’autorité. La compétition existe chez Morning Star comme dans toute société humaine mais elle tient plus à l’accomplissement de ses responsabilités qu’à la recherche d’un titre ou d’une promotion.

Pour qu’un tel système fonctionne il ne suffit pas de mettre en place des principes généreux, il faut que tous ces engagements soient pris avec des buts clairs, précisément définis et soutenus par un système d’informations transparent à la disposition de tous. Chacun doit justifier chaque année de l’atteinte des objectifs liés à sa mission et des comités de pairs - puisqu’il n’existe que cela - évaluent le respect des accords négociés et définissent les rétributions en fonction. Comme toute organisation Morning Star est aussi un système de contrainte mais il est ici basé sur la pression sociale qui oblige chacun à respecter ses engagements auprès des autres. D’après son président, cette forme originale d’organisation ne supprime pas les managers mais elle fait de chaque salarié un manager prenant sa part de la responsabilité d’influencer et de coordonner l’action collective pour produire du résultat.

La pépite présentée de manière provocante par Gary Hamel ne constitue cependant qu’une des formes de remise en question des modes de management traditionnels. Dans le monde associatif ou certaines institutions religieuses, on a expérimenté dans l’histoire d’autres formes de management qui ne remettent pas en cause la fonction mais plutôt la légitimité de ceux qui l’exercent. Comme le montre Gary Hamel, un des problèmes du management traditionnel est de confier ces missions à ceux qui ont le sens politique pour obtenir ces promotions. Morning Star résout le problème en faisant de chacun un manager, engagé par sa compétence à atteindre ses objectifs et à remplir sa mission. Dans d’autres institutions, le manager n’est pas l’intrigant qui a réussi mais celui qui est appelé par les autres à exercer cette mission difficile. Cela ne garantit pas moins bien sa compétence par rapport au système de promotion traditionnel ; cela permet au moins de donner au manager ainsi appelé la légitimité pour accomplir sa fonction comme un service et non comme une rente.

Il y a même une troisième piste, trop banale sans doute. Elle consisterait pour les managers à saisir leur marge de liberté afin de ne pas se laisser soumettre par les process et prendre la distance qui leur est donnée pour passer du temps avec leurs collaborateurs plutôt que devant leur ordinateur, pour prendre la distance nécessaire vis-à-vis des règles de plus en plus nombreuses qu’ils ont à appliquer. En effet, il y a une grande marge entre ce que des dirigeants attendent des managers et ce qu’ils font effectivement. Les premiers envoient le message paradoxal d’attendre une application stricte des règles tout en prenant de l’autonomie quand il est nécessaire. Les seconds échaudés ne prennent que trop rarement le risque de l’autonomie. Peut-être est-ce ce qu’expriment les entreprises en exigeant des leaders courageux : un management efficace passe aussi par l’initiative des managers eux-mêmes, souvent trop disciplinés et bureaucrates dans l’exercice de leur mission.

Trois conclusions peuvent au moins être tirées de ces pistes d’innovation managériale. La première est de ne pas considérer comme une fatalité le fonctionnement bureaucratique actuel des organisations. Le management est un lieu d’innovation et les organisations actuelles ne constituent pas la fin de l’histoire du management en démontrant leurs limites actuelles2. Mais s’agit-il d’innovations ou tout simplement d’un retour aux sources ? Morning Star, comme les autres innovations décrites plus haut, insiste surtout sur trois traits de la fonction managériale qui ne sont pas nouveaux mais plutôt archaïques : le genre d’archaïsmes ou de bon sens anthropologique que l’on a trop facilement tendance à oublier dans une civilisation séduite par la technologie et la bureaucratie. Le premier invite à ne jamais oublier l’impératif premier de toute organisation, à savoir son efficacité. Le deuxième concerne l’importance d’une culture commune et du respect intangible de principes fondateurs qui constituent le liant entre les parties prenantes. Le troisième, c’est que le management reste une activité humaine, qui n’est jamais ce que les personnes, et non les systèmes, décident d’en faire.

1 Hamel, G. First, let’s fire all the managers. Harvard Business Review, December 2011.
2 Dupuy, F. Lost in Management. Seuil, 2011.

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