Le nomadisme professionnel – qui inclut, dans notre esprit, toutes les situations de télétravail et de travail à distance – va se développer inéluctablement dans les années à venir, que les entreprises le veuillent ou non. Comme nous l’avons montré dans notre ouvrage1, il est porteur de ce renouvellement du Sens qui constitue la seule issue, dans l’état actuel d’un Monde de plus en plus concrètement désenchanté.

Le nomade, maître de son destin et utile au collectif

L’expérience fondamentale d’un nomade, si sa situation est correctement définie, est à la fois qu’il est maitre de son destin et qu’il est utile au collectif, au sens large du terme :

  • À son entreprise, qui attend sa contribution essentielle. Mais cette contribution se construit moins comme un pur échange marchand – voire mercenaire – entre une force de travail d’un coté et un strict besoin de production de l’autre, et davantage comme un aller-retour entre deux projets de vie : le nomade est un entrepreneur au sein de son entreprise.
  • À son équipe, qui attend le fruit de son travail. Mais cette coopération s’établit moins sur les rites tribaux inhérents à la puissante féodalité qui caractérise l’existence grégaire dans un bâtiment unique – s’apparentant parfois à une cour –, et davantage sur la complémentarité effective et la solidarité nécessaire à la réalisation de l’œuvre à accomplir : le nomade est un « faiseur » et non un résident.
  • À sa famille, qui pâtit moins de son engagement professionnel. Mais cet équilibre de vie s’appuie moins sur la dichotomie de plus en plus confuse entre le privé et le professionnel, et davantage sur une unité constitutive de ce qu’est LA vie tout court : le nomade n’a qu’une vie.
  • À sa communauté civile, son territoire, dans lequel il s’insère comme lieu de vie, et plus seulement comme lieu « dortoir ». Mais cette insertion est moins vécue comme une sédentarisation d’ordre privée, refuge salutaire après une journée de guerre professionnelle, et davantage comme une participation citoyenne, métissant ses multiples expériences de vie. Le nomade est un colporteur de civilisation. Il lui faut même, dans certains cas, quasiment assumer un rôle d’extraterrestre !

Tout ceci peut sembler bien beau, et pour tout dire : idéalisé. Il n’en est rien, et nous allons voir ce que cela impose d’exigence et de rigueur ! Dire que le professionnel nomade est maître de son destin ne signifie pas ici qu’il jouit d’une indépendance radicale, mais plutôt d’une autonomie pleinement consciente d’elle-même, c’est à dire faisant l’objet d’une définition rigoureuse de son périmètre et de sa nature. Nous allons revenir sur les exigences d’une telle définition, car elle conditionne pour beaucoup le succès d’une démarche performante de télétravail, et cela représente un vrai défi pour l’entreprise et son management.

Plus encore, ces exigences vont permettre de renouveler le rapport des salariés à leur entreprise même et y compris pour ceux qui, de par leur activité, leur fonction et leur choix personnel, ne se retrouverons jamais en situation de travail à distance, fut-ce une demi-journée par semaine.

Un besoin de liberté et de responsabilité

Travailler librement, avec de tels liens intimes avec tous nos interlocuteurs, dans une salutaire dépendance à eux, est un besoin et un désir assez naturel et universel, somme toute ! Cela contribue à restaurer une image de soi qui soit plus en phase avec un certain « réenchantement » du monde : plus de liberté, c’est plus de distance et de pouvoir personnel, mais aussi plus de responsabilité aux yeux de tous, c’est à dire l’obligation de répondre de ses actions ou de celles de ses collaborateurs, de s’en porter garant.

Cette responsabilité est évidemment celle de chacun dans l’entreprise, même à un poste fixe ; mais le travail à distance rend plus impérieuse cette obligation, à la fois comme donnée contractuelle et comme outil relationnel structurant. Une fois de plus, le nomadisme est une incitation forte à la révision des us et coutumes internes des entreprises.

Une nouvelle représentation de la réussite

C’est finalement construire une nouvelle représentation collective de la réussite professionnelle et les symboles qui vont avec ; car la réussite professionnelle ne saurait être distinguée de la réussite personnelle : la première est au service de l’autre.

Nombreux sont ceux qui pensent que nos vies professionnelles comportent nécessairement une certaine dose de schizophrénie, tant elles nous imposent d’endosser des rôles et des personnages qui ne correspondent pas du tout à nos désirs ni à nos projets. Mais de plus en plus, gérer sa vie professionnelle, c’est gérer sa vie tout court ; et le travail à distance incite à envisager le rapport contribution/rétribution sur une dimension et dans une profondeur bien plus importante que le traditionnel rapport travail/salaire.

Réussir, c’est avoir la vie que nous désirons, non aux dépens des autres, mais avec tous les autres, c’est pourquoi le nomade se vit comme membre d’une communauté de finalité.

Le nomade, membre d’une communauté de finalité

Ainsi le nomade n’est-il pas quelqu’un qui « s’en va », ou qui change de communauté d’appartenance, mais plutôt quelqu’un qui acquiert une autre conception de la communauté, à la fois plus « intérieure » et plus réelle. (Regardez ce que vous éprouvez lorsque vous croisez un compatriote ou un symbole français à l’autre bout du monde)

Le sédentaire a une conscience vive des intérêts partagés en direct, dans une unité de lieu et de temps, comme au théâtre. Le nomade se rattache plus fortement encore, à cause de la distance, à une communauté de finalité et d’appartenance – un bien commun – non immédiatement tangible, mais qui a une incidence sur chacune de ses actions professionnelle et même civile, comme dans sa propre vie.

Entre identité et appartenance, le nomade s’engage ! En restaurant différemment mais fortement sa communauté professionnelle, le nomade va trouver d’autres repères d’identité et d’appartenance qui lui permettent de s’affirmer et de s’investir, des repères qui ne seraient d’ailleurs pas inutiles au cœur même des entreprises.

La distance gomme les repères et les symboles matériels

Dans les locaux d’une entreprise se développent un certain nombre de repères et symboles matériels2 : le café du matin, par exemple, ou la réunion informelle de fin de journée, dans le bureau d’untel ; les rites de salutations ou les tensions palpables dans l’air et donc inévitablement partagées ; les périodes de l’exercice, avec leurs phases bien identifiées et leurs ambiances particulières ; les anniversaires ou autres occasions de « coupettes » donnant lieu à l’expression de certains liens personnels, etc. Ne parlons pas des habitudes quotidiennes prises sous la pression des pseudo-communautés de travail imposées par les open-spaces ou les bureaux communs. Tout ceci cristallise une forme d’appartenance qui peut être très prégnante et pour tout dire parfois fort éloignée du travail professionnel lui-même.

Celui qui travaille à distance, et donc dans une certaine forme de « solitude », se trouve moins soumis, en positif comme en négatif, d’ailleurs, à ces éléments matériels, à ces symboles de la vie sociale quotidienne, ce qui produit deux effets :

  • Lorsqu’il est présent dans les locaux, ces symboles matériels prennent plus d’importance, car ils échappent davantage à la routine. Le nomade est moins blasé par les pratiques sociales ordinaires.
  • Il est incité à créer, dans ses pratiques d’échange et de communication, de coopération et de collaboration, des symboles forts qui le rattachent clairement à la communauté sociale de son entreprise. Le nomade est habité plus consciemment par l’appartenance à son entreprise et à son projet.

La distance favorise l’intimité avec le projet

On obtient des effets contraires non moins marquants, en termes d’implication. En situation de travail à domicile, par exemple, c’est parce que l’on fait entrer le travail dans la sphère de l’intime qu’on réintroduit un rapport intime avec le travail, et un lien de proximité avec le projet de l’entreprise.

Nous aurions tort, en effet, de sous-estimer l’impact symbolique créé de facto par l’unité matérielle de la vie privée et de la vie professionnelle. Cela exige, certes, certains aménagements et une réelle discipline de fonctionnement – nous y reviendrons –, mais il n’en reste pas moins que les lieux sont d’une certaine manière habités par ce que l’on y fait, et que travailler chez soi n’est pas sans induire une véritable logique d’implication et d’engagement.

Des rencontres plus rares mais centrées sur l’essentiel

Sans compter que les coopérations et rencontres professionnelles physiques, pour être plus rares, n’en prennent alors que plus de relief et de densité, plus de concision et d’efficacité ! Fini cette réunionnite morbide qui transforme 50 à 70% du temps de présence en figuration inintelligente et stérile, tels des troupeaux d’éléphants accouchant de souris !

Nous sommes frappés par le fait que tous critiquent ces pratiques interminables vouées à se reproduire indéfiniment, faute d’un peu de rigueur, de méthodologie et de discernement entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas… mais que chacun s’évertue à n’y rien changer, tant par poids social que par paresse professionnelle. Et puis il faut bien occuper une grande partie de son temps de présence par cette validation collective tacite… quitte à passer le reste du temps en mode « urgence » !

Notre idée n’est nullement de soutenir que toute réunion est inutile, mais plutôt que lorsqu’elles sont plus rares, plus ciblées, plus contraintes dans le temps, elles y gagnent toute leur efficacité. Celui ou celle qui est là moins souvent, qui n’est pas à disposition de cette pseudo nécessité, se trouve être – presque malgré lui – un facteur structurant du travail de tous.

L’absent, source de renouvellement

L’autre intérêt du nomade qui vient en réunion est qu’il est porteur d’un potentiel de renouvellement et d’enrichissement dans le fonctionnement de l’équipe.

En effet, le mode de fonctionnement constant d’une équipe a toujours tendance à se rigidifier en un certain stéréotype, à ressasser les mêmes choses, les mêmes idées et les mêmes intuitions, si aucun élément nouveau ne vient l’interroger ou ouvrir une considération inhabituelle. Certes, l’habitude représente un gain de temps considérable et une certaine maîtrise de l’activité : c’est la vertu de l’expérience. Mais paradoxalement, à travers la cristallisation de l’expérience en habitudes, les membres d’une même équipe deviennent moins conscients de la façon dont ils travaillent. Il est communément constatable qu’une activité menée dans des conditions toujours identiques conduit souvent à ne plus s’interroger sur ses difficultés, à ne plus évaluer les évolutions ou opportunités qu’il conviendrait éventuellement de prendre en compte, tout comme les risques dont il faudrait prendre conscience ; on s’appuie mécaniquement sur une certitude trop importante dans son savoir et son mode de fonctionnement pour permettre le développement d’une communication féconde. L’absence de tout questionnement, de toute remise en cause devient alors le frein principal à la dynamique d’innovation qui fait normalement partie d’un professionnalisme avéré.

Les nomades permettent justement aux équipes « sur place » un enrichissement culturel, organisationnel et fonctionnel important ! Le partage des différences est souvent plus utile que l’affirmation des similitudes contraintes par la grégarité. C’est aussi le rôle du management que de créer les conditions et susciter un tel enrichissement.

Le nomadisme restaure la valeur et l’importance des relations de coopération et de partage qui sont liées à son activité. On sort de la routine et des pratiques tribales convenues pour retrouver une certaine acuité du collectif, ce qui va permettre de réorienter les problématiques… managériales !

1 Le travail à distance. Télétravail et nomadisme, leviers de transformation des entreprises. Dunod, 2013
2 Cf. Les rites dans l’entreprise, Jean-Pierre Jardel et Christian Loridon, Eyrolles 2000

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