Le leader n’est pas hors-sol ; ce n’est pas l’un de ces « poor lonesome professionnal », Lucky Luke de l’entreprise ou sauveur tout-terrain pour institution en péril. De manière moins romantique, il se situe dans un contexte d’entreprise, à un stade de son développement que trop d’approches du leadership veulent gommer au profit de l’image d’un leader extraterrestre, être à part enfin débarqué sur la terre des organisations.
L’icône du leadership ne devrait pas seulement diriger et conduire, selon une traduction littérale en français, à peine moins tolérable qu’en italien ou allemand. Il est aussi attendu sur des missions plus ineffables comme celle d’inspirer les équipes et les collaborateurs. Il devrait être totalement engagé et émotionnellement dédié tout en gardant cette distance froide que seule la combinaison rare de ses rares talents peut procurer.
Le leadership attire au point de devenir le sujet phare de nombreux curricula qui ont abandonné les RH et management, sans doute moins glamour. Il est vrai que chacun peut légitimement rêver de devenir le leader qui réussit, influence les autres et réussit une performance extraordinaire, c’est-à-dire les trois tentations bien connues.
Il est prudent de raison garder. Le leadership n’est pas une nouveauté. La Harvard Business Review vient de publier une étude intéressante sur la fréquence d’apparition des mots dans les livres. Non seulement le terme de leadership apparaît trois fois moins souvent que celui de management ces dernières années mais il semble que « leadership » apparaissait plus souvent dans les années … 70.
Le leadership ne peut tomber dans le piège du singulier, ce nombre dans lequel sont abordés l’entreprise, le travail, le salarié ou le dirigeant, au mépris de l’extrême diversité des situations, des tailles d’entreprise et des contextes économiques : la surutilisation du terme de « leadership » par Barack Obama à chaque fois qu’il reçoit une personnalité devrait nous alerter.
Pire que cela l’accent mis sur le leadership conduit à une opposition aux funestes effets entre ce dernier et le management. Le premier évoquerait le mystère de l’humain alors que le second se réduirait au contrôle et à la maîtrise des process et machines dans une approche « command-and-control » qui revient aujourd’hui dans les discours. On voit pourtant difficilement comment les personnes en charge des systèmes pourraient négliger la dimension humaine de situations qui sont depuis toujours socio-techniques ; on n’imagine pas plus des leaders planant sur les eaux sans souci des trivialités organisationnelles du quotidien. Par ailleurs, il est toujours dangereux de distinguer deux rôles - celui de manager et de leader - car toute dualisation conduit toujours à en honorer un, c’est-à-dire à mépriser l’autre. En l’occurrence, on aurait pu espérer que l’intérêt pour les managers de proximité ait permis de mettre en valeur l’importance déterminante de leur rôle. Et c’est l’aveuglement de dirigeants d’en haut ou d’académiques éloignés du terrain qui conduit à risquer de déprécier le management en le distinguant d’un leadership impalpable.
La contingence est traditionnellement un bon moyen d’éviter les pièges de ces approches fondamentalistes du leadership. Des générations de managers ont été formées au management situationnel qui apprenait surtout à prendre en compte les situations réelles avant de viser à des modèles illusoires. C’est cette même approche que développe Lidow en s’intéressant à la question importante de savoir pourquoi des fondateurs d’entreprise ne parviennent pas forcément à devenir le leader de leur développement et de leur croissance. En effet, il n’est pas rare d’observer des créateurs de startups incapables de faire grandir leur petite entreprise et obligés de la vendre avant d’avoir pu la développer. Cela semble parfois une loi impitoyable du business de voir les créateurs empêchés de pouvoir profiter de leur création. Au point que beaucoup d’entrepreneurs aujourd’hui ne rêvent que d’une chose, revendre le plus rapidement possible dès les premiers succès enregistrés.
La réponse de Lidow est simple : à chaque stade de développement d’une startup correspondent des compétences, pratiques et préoccupations identiques. L’enjeu n’est donc plus d’être un leader mais de savoir comment être un leader différent selon ces stades de développement. L’auteur distingue quatre stades.
Au premier stade d’une startup il s’agit de trouver des clients et d’être capable d’honorer ce qui leur a été promis. Le contrôle des opérations n’est généralement pas un problème. Tout est dans le projet et non dans le process, la culture s’incarne dans le fondateur. Il s’agit alors de motiver chacun sur le projet, la création, le challenge d’honorer cette promesse faite au consommateur sur laquelle va pouvoir se créer l’entreprise.
Le deuxième stade commence quand le client est prêt à acheter ; il s’achève quand quelques systèmes et process de base sont en place pour livrer le client et s’assurer de sa satisfaction. C’est un stade de viabilisation opérationnelle, où il s’agit de faire fonctionner correctement les opérations de l’entreprise. A cette phase tout ce qui constituait le projet de l’entreprise a besoin de se transformer en process. Le leader-entrepreneur reste alors en contact direct avec les responsables de projets pour contrôler au mieux le contact avec le client et l’analyse de ses feedbacks. Le cashflow devient une donnée importante et il est scrupuleusement suivi. Les personnes commencent à se motiver par l’observation des fruits de leur action ; ils ont besoin de voir reconnaître ces fruits qui sont, d’ailleurs, faciles à repérer.
Le troisième stade vise à la viabilisation financière de l’entreprise. Ce stade se termine quand tous les process sont tels qu’ils peuvent fonctionner sans dépendre de personnes particulières et ce, quelles que soient les conditions de l’économie et du marché. A ce stade on peaufine les indicateurs et les métriques, on revoit régulièrement les prévisions opérationnelles. On entre dans le temps du reporting et du suivi étroit des opérations. La culture se consolide autour du management des process et des modes de rétribution des parties prenantes salariés, actionnaires et parties prenantes extérieures. Le leader doit intégrer de nouvelles personnes, selon leur expertise, pour leur capacité à maîtriser leur domaine d’expertise, afin qu’ils développent leur autonomie dans le cadre de leur domaine. Le leader devient une sorte de DRH, soucieux des carrières et de l’avancement des personnes. Le gros challenge à ce stade est de maintenir suffisamment de flexibilité pour s’ajuster aux conditions du marché et aux exigences des clients. En ce sens le leader tend à devenir le seul tenant d’un projet qui tend à sortir du champ de vision des personnes dans leur domaine, au risque d’un éloignement de chacun vis-à-vis d’un projet qui leur devient inaccessible.
Le quatrième et dernier stade est celui où l’entreprise peut finalement fonctionner seule. C’est le temps où le projet précédent peut être abandonné par le leader pour qu’il se consacre à l’innovation et à l’investissement sur de nouveaux projets, vers de nouveaux clients. C’est un stade qui s’achèvera à son tour quand le nouveau projet aura pris son autonomie. L’abandon du dernier projet ne signifie pas le détournement de l’intérêt du leader pour l’entreprise créée car il s’agit pour lui de s’assurer que la culture de l’entreprise soutient et valorise l’innovation plutôt que de l’empêcher ou de s’en détourner. Pour ce faire il s’agit d’intégrer l’innovation dans les modes de rétribution ou de gestion des carrières des innovateurs.
Ces regards contingents éloignent d’une approche trop naïve d’un leadership hors-sol ou tout terrain. L’observation du développement des startups témoigne de la diversité des missions et profils de leaders adaptés aux différents stades de développement de ces entreprises. Mais cet intérêt se paie au prix de vraies difficultés qu’il serait naïf de sous-estimer.
Peut-on réellement retrouver dans la même personne les compétences et les personnalités permettant de répondre aux enjeux de chaque stade ? C’est une chose de reconnaître les exigences différentes de leadership selon les stades, c’en est une autre d’imaginer un leader capable d’impliquer sur un projet, tout en sachant contrôler et sublimer des process efficaces afin d’assurer la viabilisation de l’entreprise.
Peut-on proposer ces formes sophistiquées de contingence sans poser la question de la personne, de sa personnalité, de ses valeurs et, surtout, de son développement. C’est une illusion de considérer qu’il suffit de poser l’exigence d’un changement de pied pour que la personne puisse le faire. Dans un ouvrage déjà ancien Freeman montre la nécessité d’envisager le leader dans la totalité de sa personne : psychologique, physique, intellectuelle et spirituelle. Et au même moment, d’autres défendent la nécessité d’aborder dans l’entreprise la question de la personne, de ses émotions et de son développement.
Peut-on enfin aborder cette dimension horizontale de la contingence sans s’interroger sur une dimension plus verticale de l’entreprise, de son projet, de sa vision, de son pari sur l’avenir. La notion d’ « entreprise » contient ce pari sur l’avenir, cette capacité de se projeter, cette espérance sur le futur. L’entreprise existe au-delà de l’entreprise et de l’instant, elle n’est pas que la réaction aux conditions provisoires d’un marché et d’un contexte mais aussi le déploiement d’un projet d’avenir. Dans une étude récente, Hay Group voit le leadership de 2030 comme devant être « altrocentric », tourné et centré sur les autres : cela peut-il se faire sans référence aux valeurs qui doivent guider cette orientation ?
Finalement, comme dans les stades de Lidow, le passage par la contingence n’est que l’étape nécessaire à l’apprentissage d’un leadership qui s’éloignerait progressivement d’une vision très mécaniste de l’entreprise pour renouer avec une anthropologie réaliste, celle qui resitue l’homme dans un univers plus multidimensionnel.
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