Êtes-vous pour ou contre le bonheur au travail ? Posée aujourd’hui dans le débat en ces termes, la question laisse peu de place à l’échange. Elle mérite pourtant d’être approfondie.


L’approche entreprise libérée pose en effet la recherche du « bonheur au travail » comme objectif premier de toute démarche de transformation. Certes, nous savons tous que l’aspiration à se réaliser au travail est forte. Par ailleurs, en réaction à une approche purement défensive sur les risques psychosociaux, les débats de ces dernières années ont été riches sur le bien-être au travail. Le terme de « qualité de vie au travail » semble avoir été consacré, avec l’Accord National Interprofessionnel signé en juin 2013 par les partenaires sociaux. Mais le bonheur au travail… L’entreprise a-t-elle vraiment la responsabilité de rendre ses salariés heureux ?

Une quête omniprésente

Il est certain que la période est porteuse, qui privilégie et promeut la recherche d’accomplissement de soi : multiplication des ouvrages dédiés au bonheur, avec un rayon « bien-être » dans les Fnac, succès des méthodes de méditation, du yoga, du shiatsu, etc.

Ceci alors que le travail devient peu à peu le premier lieu d'identification sociale et de relations humaines. Christian Baudelot, professeur à Normale sup, et Michel Gollac, membre du Centre de recherche en économie et statistiques, ont étudié la question du bonheur au travail pendant plusieurs années, avant de publier « Travailler pour être heureux ? » (Éditions Fayard, 2003). Parmi les éléments constitutifs du bonheur, les personnes interrogées citent le travail en deuxième position, après la santé certes, mais devant la famille, l'argent, les enfants, l'amour ou le couple.

Certaines organisations sont allées jusqu’à créer une fonction dédiée. Aux États-Unis, des Chief Happiness Officers ont été mis en place dans de jeunes entreprises technologiques, mais leur fonction est d’abord centrée sur l’organisation d’activités récréatives. Plus largement, le DRH d’un grand groupe bancaire reprenait récemment à son compte devant nous l’affirmation selon laquelle : « RH, ça doit signifier Rendre Heureux. » Laurence Vanhée, auteur de « Happy RH : le bonheur au travail » (Éditions La Charte, 2013), estime que « Les DRH se doivent d’évoluer d’un rôle de gestionnaire de capital humain vers un rôle de développeur de patrimoine humain pour finalement s’épanouir dans une fonction de “Chief Happiness Officer“. » Des organisations comme Kiabi, Le Coq Sportif, Poult ou le Ministère belge de la Sécurité sociale ont ainsi transformé le titre de DRH en « Chief Happiness Officer ».

Une approche critique

La première critique sur cette approche porte sur la dimension personnelle du bonheur. « La question du bonheur semblait, depuis la Grèce antique, plutôt intime et personnelle : il relevait d’une recherche personnelle prenant en compte les différentes facettes de l’existence, affective, professionnelle, sociale et spirituelle. Mais le bonheur devient public : c’est le sens d’une politique, ce serait même un impératif pour la gestion des ressources humaines et le management. » constate Maurice Thévenet, Professeur au CNAM et à l’ESSEC (Le bonheur est dans l’équipe, Eyrolles, 2008).

Ce qui conduit à plusieurs objections : le bonheur renvoie à une dimension trop personnelle pour qu’il soit possible de ne le traiter que par le contenu du travail. Par ailleurs, le bonheur est différent pour chacun : rien n’est plus subjectif que ce qui rend les salariés heureux. Enfin, tout sentiment de bonheur ne peut être que « relatif », par rapport à d’autres états. Avec au bout du compte une conclusion : le bonheur est une question trop importante et trop personnelle pour que l’individu en confie la responsabilité à d’autres, et notamment à son entreprise.

Seconde critique, plus importante encore à nos yeux, l’enjeu éthique posé par cette supposée responsabilité de l’entreprise quant au bonheur de ses collaborateurs. Dans un article titré « Faut-il se méfier du bonheur ? », Maurice Thévenet avait pris position : « La question éthique se pose à tout dirigeant, manager ou simple salarié de voir comment il peut contribuer aussi au bonheur des autres, mais cela doit-il devenir une responsabilité institutionnelle contrainte par des règles, déclinée en politiques, mesurée par des indicateurs dont l’institution serait comptable ? » D’ailleurs, un collaborateur a-t-il le droit d'être malheureux dans une entreprise qui a décrété le bonheur au travail ? Christian Baudelot met en garde : « Être heureux au travail est devenu une norme, et les gens qui oseraient dire ou montrer qu'ils ne le sont pas s'exposent à des positions marginales. ».

La responsabilité de l’entreprise

Pour toutes ces raisons, l’entreprise ne peut considérer que c’est à elle qu’incombe cette responsabilité. Ce n’est pas le bonheur au travail qu’elle doit rechercher. Elle a une tout autre responsabilité : créer les conditions pour que ses collaborateurs puissent s’épanouir dans leur travail. Mais elle ne peut aller au-delà. Elle ne peut laisser croire à ses collaborateurs qu’elle est responsable de leur bonheur. D’autant que certains considéreront, comme Voltaire, que « Le bonheur n’existe pas, il n’existe que des instants de bonheur. »

Affirmer que la finalité de l’entreprise est la recherche du bonheur et non la performance, et que celle-ci sera donnée de surcroît, c’est être proche de la manipulation, en s’exposant aux conséquences de désillusions inévitables. En revanche, affirmer que la performance passe désormais par l’épanouissement au travail, au travers de l’engagement, est démontrable et peut être assumé par toute organisation.

Tags: Projet d'entreprise