Le dialogue social suppose le temps long. On dialogue pour trouver un terrain d’entente pour l’action quand bien même le rêve serait de dialoguer dans l’action, en continu. On admet l’impératif de prendre le temps de parvenir à une écoute mutuelle dans la défense de ses intérêts. Le court terme est davantage le terrain de jeu des relations sociales. Elles peuvent être éruptives de façon subies et parfois choisies. Elles servent à ré-instituer, réguler ou modifier des règles. On travaille sur le sens, Il faut donc accepter d’aller parfois au conflit pour le trouver.

A la poursuite du sens

Notre pays a certainement oublié cette évidence depuis quelques années. L’évidence nous rattrape et c’est salutaire. Car en effet le profond désir fusionnel qui anime notre pays et la mythologie que véhicule ce désir dans nos représentations sociales (idée de nation, patrie des droits de l’homme, universalisme, idée de grandeur) nous empêche de traiter au fond des arbitrages de sens.

Le désir fusionnel dans la relation individuelle produit de l’amoureux transi et dans la relation collective il produit du propos lénifiant, désespérant ou tout simplement se contente de faire illusion de novation à coup de technologie, d’anglicismes jargonneux et de leaders bienveillants dans une conformité grise.

Une grande confusion des idées

Les moments qui précèdent les grandes transformations sont associés à une grande confusion des idées. Nous sommes en plein dedans ! Les idées qui circulent ont quelques caractéristiques : elles sont nombreuses, radicales, rarement nouvelles, péremptoires et peu amènes. Tout cela ajoute à la confusion et parfois à une forme de violence. Sur la base de ce constat, tout porterait à croire que nous sommes à la veille d’une formidable refondation ! Les marchés financiers ne sont pas les seuls à être dérégulés … le marché des médias l’est aussi.

Petit morceau de vie lors d’un jury à la Sorbonne. Une étudiante présente son travail sur « le fait religieux en entreprise ». Pour avoir longuement enquêté, l’étudiante sait toutes les chausse-trappes de l’interaction avec un public plus ou moins averti sur un tel sujet. Elle avance précautionneusement dans son exposé et pointe incidemment une liste des obligations alimentaires associées aux différentes religions. Un membre du jury l’interrompt brutalement, ce qui n’est pas la coutume universitaire, pour contester qu’il n’y a pas d’interdit alimentaire dans la religion catholique, ce que vient de déclarer en effet l’étudiante. Et d’avancer péremptoirement celui de la viande le vendredi. Un autre membre du jury enclenche d’une voix apaisante et basse, comme pour rappeler la convention universitaire du silence du jury pendant l’exposé, que cet interdit a été levé depuis Vatican II (1962 tout de même !). Réponse de son collègue : dans les cantines on sert toujours du poisson le vendredi !

Dans la forme et le fond cette anecdote exprime la situation transitoire et difficile de nos relations sociales : l’expression de points de vues qui ont du mal à obéir à des règles de forme et une puissance symbolique des controverses auxquelles on ne prête pas suffisamment attention. Explications.

Pour la forme on aura compris que respecter la règle de n’intervenir qu’au terme de l’exposé et à son tour de parole aurait peut être permis d’ajouter du sens au propos (de l’intérêt d’une règle porteuse de sens par nature).

Symbole et arbitrage

Pour la symbolique, je sais imposer au lecteur un exercice inhabituel au regard des postures des partenaires sociaux et de leur traitement par les médias depuis deux mois. Pour ceux qui accepteront de ne pas renoncer à la lecture, un symbole est une incarnation, un signe, une représentation qui n’est pas immédiatement lisible et appelle donc interprétation. Tirer parti de la puissance symbolique d’un incident exige de faire un arrêt sur image, « de se regarder ensemble regardant » d’une certaine façon. Dire stop ! Qu’est ce qui vient de se passer ? On interrompt le traitement du sujet et on s’attache un instant à ce qu’il révèle. On table sur le fait que « la révélation » débloquera les conditions de partage d’un sens.

Revenons à la puissance symbolique de cet incident de jury. L’arrêt sur image nous fait découvrir l’énormité de l’écart entre le savoir et la pensée, la différence de nature entre la pensée construite et la représentation ou le préjugé, les conditions matérielles de réussite d’un dialogue utile sur le fait religieux en entreprise et plus largement dans les médias. Les DRH des grands groupes internationaux qui ont à traiter du fait religieux au niveau mondial, dans des activités de main d’œuvre en savent quelque chose. Il faudra des années de formation des partenaires[1], des managers et de la société civile sur le sujet pour y parvenir, comme il a fallu 20 ans de formation sur les retraites pour partager des représentations après la publication du livre blanc par Rocard.

Un conflit salvateur

Quand un symbole est partagé il devient allégorie … et le reste aussi longtemps que le monde est stable ! Notre dialogue social, dans le continuum des conférences sociales depuis 2012, des pactes et des chocs divers, pour s’épanouir aujourd’hui dans les négociations difficiles de l’assurance chômage, d’un accord sur les retraites et de la loi travail repose sur des allégories anciennes et aujourd’hui inopérantes. Merci madame El Khomri, l’histoire associera à votre nom, peut être en partie à votre insu, une contribution essentielle à un basculement des représentations. Vous échouerez peut être mais certains corps intermédiaires sont aujourd’hui contraints à un conflit salvateur, n’en déplaise aux amoureux transis du désir fusionnel.

Entendez vous beaucoup parler de l’UPA pour le patronat, de la CFTC, de l’UNSA, de la CGC-CFE ces temps ci ? Non. Seriez vous assez méprisant pour croire qu’ils ne travaillent pas ?

De quoi est il question partout ? De la CGPME et du MEDEF dont les frontières sont devenues tellement illisibles qu’elles devraient annoncer leur fusion pour tenir enfin un discours cohérent au lieu de régler des enjeux internes au patronat sur le dos des évènements. De FO, inaudible dans l’espérance archaïque de redevenir centrale à l’occasion d’un changement de gouvernement (Ah! l’État souverain dans une Europe déchirée) et un congrès CGT tout entier centré sur la reprise de l’appareil, agitant la colère de la base de façon experte et soufflant, pour la renforcer le chaud et le froid sur les médias avec une lamentable affiche anti flic (notez la puissance symbolique de l’arrêt sur image !).

Mais tout va bien dans le très bon sens : signaux faibles mais persistants.

Faire crédit d’intention aux leaders d’organisations qu’ils ne sont pas des imbéciles de quelque bord qu’ils soient. Ceci est un préliminaire à toute négociation.

Pointer que ce sont les organisations les plus clivantes de la société qui témoignent de part et d’autre de la même radicalité de posture. Ceci annonce l’exigence comprise de part et d’autre d’un inévitable repositionnement au terme du rapport de force engagé. Les évènements conduisent progressivement à changer de logiciel ou imploser.

Bernard Thibault nous revient de l’OIT avec un titre de livre qui impose enfin la mondialisation à la CGT. On s’en tiendra au titre génial « la troisième guerre mondiale est sociale »[2]. Au delà on a le temps de faire controverse sur les solutions complexes proposées pour mettre fin à cette guerre. Elles passent peut être et entre autres, par une fusion de l’ONU et de l’OIT. C’est dire si ce sera long.

Partout dans les entreprises on discute dans une forme mélangée et ambiguë de « ce qu’il faut faire pour que cela change ». Les échanges sont parfois péremptoires mais plus souvent affichent du doute, de l’incompréhension, de la perte de référence. C’est un passage obligé bien que douloureux.

De partout émergent des courants, des mouvements, des clubs. Ils sont dedans, à coté, trans-quelque chose. Cela renforce le doute et aide à la remise en cause de ceux qui sont en responsabilité institutionnelle. Ne pas y voir seulement des stratégies d’ambitions personnelles, elles n’ont rien de confortable.

En Grèce, en Espagne et en Italie la société civile a réussi l’émergence puis l’institutionnalisation rapide de mouvements structurants des forces et des attentes de régulation de la société. La France n’est pas ou n’est plus tout à fait un pays strictement latin : elle n’y parvient pas. Nuit Debout ne semble pas y parvenir.

Certains regretteront certainement le fait. Ils comprendront donc difficilement qu’il soit mis a l’actif d’un bien aller prochain.

Retrouver le sens du projet

Il y a de cela 35 ans Pierre Rosanvallon[3] nous expliquait la crise de légitimité, d’efficacité et de financement de l’État-providence (quand on vous parle de temps long !). Nous n’avons jamais tout à fait arbitré notre modèle. Au lieu de réfléchir ensemble aux limites d’un État libéral nous avons opposé l’un à l’autre. L’articulation du sociétal et de l’étatique est une affaire complexe. Les réseaux sociaux n’y suffiront pas. Un peu de réflexion et beaucoup d’expérimentation seront nécessaires. Dans nos représentations collectives nationales cette articulation paraît devoir être traitée par nos fameux corps intermédiaires tant critiqués. La non prise en masse de mouvements comme Nuit Debout pourrait trouver là une forme d’explication sous la forme d’une contradiction : d’un coté le sentiment désespérant de déficit de démocratie directe et d’autre part le refus d’institutionnaliser l’action. Nos corps intermédiaires tant critiqués ont encore un bel avenir. Dans la transition difficile qui est la notre il serait bien que leurs leaders ne se contentent pas de se laisser pousser par les bases mais conduisent aussi les débats pour agréger leurs membres sur du projet.

Individus, Société Civile et État : quels ressorts et quelle hiérarchie ?

Rendez vous le mois prochain si Nuit Debout n’est pas couché.


[1] Voir à cet égard l’excellent guide CFDT sur le sujet

[2] Éditions de l’Atelier, 224 pages vite lues

[3] Pierre Rosanvallon, la crise de l’État providence, Seuil, 1981

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