Recherche et pratique en management sont comme des sœurs : on choisit ses amis mais pas sa sœur. Elle vous est imposée et à aucun moment ne peut se rompre ou s’éliminer le lien entre l’une et l’autre. Cela signifie trois choses. Premièrement, ce n’est pas l’une qui a créé l’autre. Deuxièmement, les sœurs partagent une origine commune que l’on pourrait au moins définir comme un intérêt commun pour l’entreprise et l’art de faire fonctionner efficacement les institutions. Troisièmement, les rapports entre sœurs ne sont pas toujours faciles, les divisions sont fréquentes, les oppositions courantes et les incompréhensions permanentes.

Comme dans toutes les querelles de famille, les deux se plaignent et s’accusent mutuellement sans jamais se répondre car leurs arguments sont d’un ordre différent tout comme leur interprétation de la réalité. Les praticiens, il est évident qu’ils aiment la recherche, du moins dans les discours : je n’ose me rappeler depuis combien de décennies j’entends le discours des entreprises sur l’importance de la recherche et leur souci sincère de collaborer avec le monde économique. Mais c’est un peu comme pour Arte ou les livres, tout le monde aime mais personne ne regarde ou ne lit. Les professionnels sont souvent vis-à-vis de la recherche, des croyants non pratiquants ! D’autres professionnels ne voient même pas le problème : la recherche, quelle recherche ? Comme on me l’a souvent demandé, après m’être présenté comme professeur : « mais vous avez eu un vrai métier avant ? » Les professionnels peuvent ne pas apprécier la recherche faute de voir ce qu’elle peut leur apporter : les grandes questions académiques paraissent éloignées de leurs préoccupations et ils se demandent où ils sont quand ils approchent un colloque académique ou survolent une revue. Mieux encore, certains professionnels affirment s’intéresser à la recherche mais leurs sources d’informations se limitent aux conseils des consultants ou aux pages colorées des journaux de business pour satisfaire cette « passion ».

Les enseignants chercheurs ne sont pas en reste de plaintes et de reproches. Ils ne se sentent pas reconnus ; ils ont l’impression que leurs travaux n’intéressent personne, ou que les résultats de leurs recherches ne sont pas pris en compte ni même écoutés. On fait peu appel à eux ou seulement à certains de leurs collègues, ceux qui n’ont pas encore été éliminés par la purification académique. Clairement, les professeurs et chercheurs en management ont le sentiment d’être considérés comme des professeurs et chercheurs avant d’être reconnus comme parties prenantes de l’écosystème du management. Leurs plaintes sont parfois renforcées du fait qu’ils n’ont pas choisi leur profession académique par intérêt pour le management mais par désir d’évoluer dans le monde de la recherche : on ne saurait d’ailleurs sous-estimer l’importance de tout un courant de recherche critique en gestion dont la vocation première est de dénoncer les turpitudes du monde managérial ; on ne saurait non plus ignorer le fait que comme dans toutes les familles, les carrières des uns se construisent en opposition à celles des autres et certains académiques n’auraient-ils pas rejoint leur profession par souci d’échapper au monde de la pratique ?

Tout le monde se plaint et la théorie accuse la pratique qui le lui rend bien. Mais est-ce vraiment un problème ? Dans un ouvrage récent qui inspire cette chronique[1], Pierre-Yves Gomez souligne que les professionnels vont leur bonhomme de chemin dans leur profession et se confrontent à leur réalité non seulement sans se préoccuper des résultats de la recherche académique mais, mieux, sans avoir conscience de la partialité des théories implicites à leur vision du monde. Le meilleur exemple n’en est-il pas la conception de l’entreprise qui a implicitement permis l’extrême financiarisation connue ces dernières décennies. Comme nécessité fait souvent loi, on travaille en pratique en confrontation directe avec la dure réalité sous les contraintes de produire de l’efficacité et cette pression du concret n’invite pas forcément à l’étude et à la réflexion.

De leur côté les enseignants chercheurs se sont professionnalisés et leur souci premier est pour beaucoup de progresser à l’intérieur de leur monde professionnel en en respectant scrupuleusement les codes. Les professionnels veulent progresser au sein de leur profession en développant des recherches dont l’originalité pèse plus que l’utilité, en publiant dans certaines revues classées, en se faisant in fine reconnaître par des pairs plutôt que par le monde du business qu’ils sont censés servir. La connaissance du terrain n’est plus forcément nécessaire, surtout quand la pression de la production (de recherche) conduit à ne plus pouvoir assumer le temps long du terrain au profit de données secondaires, hors-sol, dont la masse est plus importante que l’effort de la collecte. Alors, ils n’apprécient plus forcément le terrain, voire, ils le redoutent ou le méprisent. Le manque d’expérience du terrain conduit même parfois à une certaine naïveté vis-à-vis de réalités managériales dont on n’a pas pris le temps de l’apprentissage.

Il est une autre raison pour laquelle cette coupure entre chercheurs et praticiens, académiques et professionnels, n’est pas forcément un problème. Il existe de nombreux domaines de la connaissance où cette séparation ou méconnaissance mutuelle existe sans que cela semble poser un problème. Les théologiens ne font pas les meilleurs pasteurs, les critiques littéraires les meilleurs écrivains, les commentateurs sportifs les meilleurs joueurs ou les meilleurs spécialistes de sciences politiques les plus brillants élus … voire même, les meilleurs praticiens ne sont pas toujours les meilleurs enseignants !

En fait, cette coupure entre professionnels et académiques, entre théorie et pratique pour faire simple, n’est un problème que si l’on partage quelques valeurs. La querelle est un problème si l’on partage la valeur de la connaissance, cette idée que l’on n’a jamais fini de s’interroger, de faire l’effort de comprendre et d’approcher une réalité dont on n’a jamais fini de percer le mystère. On peut aujourd’hui se demander si la valeur de la connaissance est vraiment partagée.

La querelle n’est pas plus un problème si l’on ne partage pas la valeur de l’expérience, la reconnaissance de la réalité et la valorisation de la tradition au vrai sens du terme, c’est-à-dire la reconnaissance que l’actuel est le prolongement du passé ou du moins que le présent ne peut être qu’une « disruption » sans lien avec le passé. Quand les professionnels suspectent la révolution managériale tous les dix ans, quand les académiques ne considèrent aucun travail sérieux si les références ne datent pas des cinq dernières années, on peut se demander si cette humilité vis-à-vis de l’expérience est toujours partagée.

Enfin la querelle n’a pas lieu d’être si ne sont partagés le souci de l’utilité sociale et une certaine espérance selon laquelle chacun, praticien et théoricien, pourrait contribuer à construire ensemble.

Comme le suggère Philippe Lorino dans l’ouvrage mentionné, cette opposition entre théorie et pratique est souvent fatale et deux métaphores sont proposées par des auteurs pour tenter de sortir de cette opposition fâcheuse et vaine, celle de l’art et celle de la médecine. Quand P. Lorino soutient que théorie et pratique ne peuvent être considérées comme des mondes distincts, Michel Berry suggère que le management soit pris comme un art. En effet ce dernier est le seul à savoir traiter de la singularité qui est la caractéristique majeure du monde du management. L’art nous invite à contempler la réalité comme énigmatique, une réalité qui questionne toujours et ne peut être réduite à ses apparences. N’est-ce pas là le sens étymologique le plus fort de la notion de théorie ?

L’art ose le décalage et n’est jamais figé, il invite à goûter l’accumulation des visions, à butiner en dehors de ses bases et à ne jamais se satisfaire d’un mode de représentation ; l’art ouvre à la réalité et l’invite à la dépasser comme l’icône ouvre la prière du croyant. Mais l’art exige d’avoir acquis des bases et d’avoir longuement travaillé aux exercices et à l’apprentissage des techniques avant de savoir les dépasser. Et cela interroge le rôle du chercheur ou de l’enseignant tout comme l’apprentissage d’un praticien suffisamment humble pour travailler les exercices afin de mieux savoir les dépasser dans sa pratique. Le chercheur ne dit pas ce qu’il faut faire, comme les professeurs de chant ne sauraient faire eux-mêmes le récital.

A cette conception du management, Thomas Durand répond par la métaphore de la médecine. A l’instar de celle-ci le management serait un domaine où le professeur devrait être à la fois chercheur, enseignant et praticien, les trois activités se complétant et se nourrissant mutuellement. Chaque rôle compenserait les travers ou les risques potentiels des autres, celui d’un chercheur qui oublierait le souci de transmettre et l’utilité concrète de ses travaux, celui de l’enseignant qui ne nourrirait pas régulièrement son savoir et les bienfaits possibles pour le patient, celui du praticien qui ne transmettrait ni n’actualiserait régulièrement sa pratique. Une telle approche met bien en valeur l’utilité sociale du management en le comparant à la médecine pour laquelle le bien commun devrait constituer une évidence.

L’ouvrage sur les rapports entre monde professionnel et monde académique, entre professionnels et enseignants-chercheurs nous invite ainsi à retenir trois points d’attention. Le premier concerne l’utilité même de la recherche en gestion dans le jeu social. C’est son utilité pour la pratique de la gestion évidemment qui est questionnée mais aussi l’utilité pour l’enseignement puisque les organismes d’accréditation en ont fait l’instrument de mesure de la qualité et l’utilité pour les institutions d’enseignement qui la reconnaissent comme un facteur déterminant de leur classement.

Le second point d’attention, récurrent dans l’ouvrage, concerne l’importance pour toute la communauté des chercheurs et des praticiens, des faits, du terrain et de l’importance de l’enquête. Aussi bien les praticiens que les enseignants-chercheurs - tous les auteurs de l’ouvrage le rappellent avec persévérance - devraient se rappeler ces trois impératifs d’humilité par rapport aux faits, d’amour du terrain et d’effort à travailler sans cesse les méthodes d’enquête.

Le troisième point d’attention concerne spécifiquement l’enseignement à la gestion. La première mission des enseignants-chercheurs et des institutions concerne leurs étudiants et il ne devrait jamais être oublié que la recherche doit toujours contribuer à améliorer leur formation. Plutôt que de transmettre des connaissances, les enseignants chercheurs doivent faire de cette transmission une composante - évidemment indispensable - de la mission d’éducation et de développement des personnes.


[1] Barthélémy, J, Mottis, N. A la pointe du management. Dunod, 2016.