Article d'humeur

Comment ne pas être frappé, voire parfois agacé, par certains comportements que la conception du travail moderne induit incontournablement ? Je vise ici particulièrement cette attitude affichée d’extrême confiance en soi censée manifester à un large entourage, dans les ascenseurs comme dans les couloirs, dans les parkings comme à la cafétéria, dans les réunions mondaines comme au cœur des open space… que nous sommes la force incarnée ! Que nul doute ni faiblesse – un pléonasme, dans ce contexte ! – ne saurait nous atteindre ; que, tels que nous sommes, l’avenir est à nos pieds, le succès à notre porte, et nos collaborateurs sous le tapis ! Toujours pleinement et invariablement satisfaits de nous-mêmes ! Tel semble bien être le profil du gendre parfait, désormais, dans les entreprises modèles.

Ne pas confondre confiance en soi et affichage d'image personnelle

Certes, la confiance en soi est indéniablement une condition nécessaire pour se lancer dans la réalisation d’une entreprise, d’une mission ou d’une tâche délicate. Etre convaincu de ses capacités et de ses compétences permet à un individu d’effectuer un travail avec assurance et détermination, audace et initiative. C’est d’accord ! Mais faut-il pour cela étaler une vanité aussi collante, aussi démonstrative, comme si au fond nous avions besoin de nous rassurer nous-mêmes ?

Le philosophe Bergson avait fait de cette attitude une analyse fort pertinente. Il écrit, dans l’énergie spirituelle[1] : « On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on est pas sûr d’avoir réussi. Il y a de la modestie au fond de la vanité. C’est pour se rassurer qu’on cherche l’approbation, et c’est pour soutenir la vitalité insuffisante de son œuvre qu’on voudrait l’entourer de la chaude admiration des hommes, comme on met dans du coton l’enfant né avant terme. » La messe est dite.

La véritable confiance en soi ne comporte aucune prétention ni aucune suffisance, et ceux qui en font preuve nous dévoilent en fait leurs craintes et leurs insuffisances. La confiance en soi repose sur une conviction argumentée, ancrée dans l’expérience et la prudence ; alors que la vanité est une auto-persuasion déterminée par un sentiment, une croyance, une identification à un modèle, etc. La légitime confiance en soi est une orientation du présent, à partir d’un regard sur le passé : nous avons expérimenté notre niveau de compétence et d’adaptation ; et d’un regard vers le futur : nous avons des potentiels à développer et des progrès à réaliser.

Mais sans doute nombre de ceux qui affichent la détestable attitude que nous décrivions ne sont-il pas dupes de leur propre jeu. S’ils le sont, la réalité − et la bienveillance si naturelle et spontanée qui anime les êtres humains les uns pour les autres − se chargera bientôt d’y mettre bon ordre. En fait, c’est la vieille problématique de l’être et du paraître qui ressurgit ici, matinée d’une culture de l’image et de la communication devenant omniprésente. Et sans doute est-il difficile d’y échapper ! Difficile d’en juger, lorsque nos hiérarques ne sont impressionnés que par ça et que les règles tribales de la concurrence interne sont devenues trop lourdes !

Du surhomme... à l'honnête homme

Néanmoins je voudrais vous faire part d’une conviction, acquise au cours d’une vingtaine d’année d’observation des professionnels en situation de travail : au surhomme saturé, surmené, surbooké et trop sûr de lui, je préfère « l’honnête homme » responsable, c’est à dire celui qui est capable de dire « je ne sais pas » ; celui qui est suffisamment conscient de ses défauts, manques et carences pour tâcher de s’adapter au mieux à l’objectif qu’il vise, en faisant preuve d’imagination et de créativité pour compenser les défauts, manques et carences en question. Et autant le dire tout net : nous avons besoin les uns des autres pour cela !

A vouloir ne jouer que la carte de l’individualisme, de la surenchère d’ego « à qui plus plus » (pardon pour le néologisme, mais « à qui mieux mieux » ne convenait pas, ici !), telle la grenouille de la fable de la Fontaine, le paraître finit par détruire même ce que nous avons de meilleur !

Les entreprises, en tous cas, n’ont rien à y gagner !


[1] Livre II, chap. 5

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