Comme tous les 4 ans, les Jeux Olympiques mettent en scène la fête universelle du sport et l’intérêt du public va crescendo au fil des compétitions. Les sportifs pratiquants, ceux qui ne font que croire sans pratiquer et même les autres se passionnent pour l’événement. On oublie les turpitudes, le dopage et les magouilles pour admirer les athlètes et les succès spectaculaires. Il y a du spectacle et de l’émotion, on va se réjouir ou admirer les victoires et l’exploit ; mieux encore, la pratique du sport se renforce temporairement dans les semaines suivantes. Ce n’est donc pas le moment de regarder la face cachée de l’événement, la longue préparation, les entraînements interminables, la hargne pour surmonter les moments de doute, la souffrance des exercices quotidiens, l’épuisement physique et les découragements. On parle de discipline sportive, ce n’est pas pour rien. Laure Manaudou disait s’imposer quotidiennement 18 km de bassin : c’est peut-être sympathique de le faire une fois pendant ses vacances en sachant que l’on a encore trois semaines de rosé[1] pour se remettre, mais 360 longueurs en plein hiver, à 6h du matin dans l’horrible odeur du chlore … il faut le vouloir.

Les sportifs, comme les artistes, se soumettent à une discipline rigoureuse même si elle est discrète et peu médiatisée. Ce que la société reconnaît comme du talent, ce n’est jamais un don – les hommes en possèdent tous – c’est du don multiplié par du travail. Ce travail n’a généralement de rapport en effort que l’épanouissement des succès qu’il génère. Comment se fait-il que cette face de l’effort et de la discipline soit autant cachée quand il s’agit de l’activité professionnelle ou de l’action d’entreprendre : certes ces efforts ne sont pas plus médiatiques dans l’activité professionnelle que dans l’art ou le sport, mais pourquoi les spécialistes du travail et de la gestion des ressources humaines en font-ils aussi peu état ? Il est vrai que l’exemple du sport, si fréquemment sollicité dans les séminaires et conventions d’entreprises, ne sert qu’à mettre en avant les réussites et les entraîneurs vainqueurs. C’était un leitmotiv du précédent directeur général d’HEC, Bernard Ramanantsoa, de répondre aux contempteurs des grandes écoles critiques de leur élitisme, que ce parcours d’apprentissage se caractérisait surtout par les efforts et le travail consentis par ceux qui l’empruntaient.

Il existe au moins trois illustrations de ce déni de l’effort et de la discipline rigoureuse. Premièrement les travaux sur l’organisation du travail se sont concentrés sur le souci de simplicité, de facilité ou de moindre dépendance vis-à-vis des efforts de la personne. L’OST ou la bureaucratie se caractérisent aussi par le souci de simplifier le travail en le cantonnant à des gestes élémentaires sans efforts inutiles de la part de l’opérateur ; la plupart des processus d’automatisation ne sont-ils pas là – aussi – pour limiter l’effort et l’investissement de la personne au travail ? Dans d’autres réflexions sur l’organisation du travail, on aime l’idée que l’autonomie et l’absence de contraintes disciplinaires seraient forcément un gage d’efficacité. Deuxièmement, les grands thèmes de la gestion des ressources humaines de ces deux dernières décennies ont en commun de mettre en avant l’aspect malin d’un travail réduite à des efforts et de la discipline ; c’est le temps de travail dont la réduction est perçue comme un progrès social : cela souligne la malignitié d’un travail identifié à de l’effort puisque le réduire est un bien. Nous pensons à la pénibilité, apparue au détour d’un ajustement de la législation sur les retraites et qui s’installe progressivement comme un autre moyen de décrire (comptabiliser) le travail ; nous pensons enfin à l’attention parfois disproportionnée portée aux risques associés au travail. Enfin, soulignons, pour contrebalancer ces affres, le succès remporté par la question du bonheur au travail, celui-ci apparaissant plus souvent comme une absence de maux plutôt que comme un épanouissement personnel.

Partant de ce constat, il est intéressant de s’interroger sur quelques références pour comprendre cette occultation de la discipline dans l’approche du travail avant de repérer en contrepoint dans la littérature quelques réapparitions de la question de la discipline.

Dans leur étude sur la Brigade des Sapeurs Pompiers de Paris, Dietrich, Riberot et Weppe (2016)[2] s’interrogent sur la question de la discipline, non sans faire une référence privilégiée à Foucault (plutôt qu’à Durkheim) et à sa conception duale de la discipline. Il existerait selon lui une « discipline-blocus tournée vers des fonctions négatives (l’enfermement, la punition) et la discipline-mécanisme, dispositif fonctionnel servant à fabriquer des individus utiles ». La discipline est donc bien un ressort d’une approche de la domination devenue si populaire dans la compréhension des organisations et de leur fonctionnement. La discipline est alors un instrument de domination dont il faut se libérer, une sorte de mal absolu en quelque sorte, qu’ont bien compris et intégré toutes les approches critiques de la gestion.

La société dans son ensemble promeut, à travers ses produits, ses valeurs ou ses modèles l’idée du « sans-peine ». On ne pense pas seulement à l’apprentissage des langues les plus complexes. Dans tous les domaines de la formation et de l’existence, chacun rêve de pouvoir apprendre sans effort, obtenir gratuitement ou accéder à l’illimité : c’était déjà vrai du temps de La Fontaine.

Plus sérieusement, les contraintes seraient un frein à la créativité et à l’adaptabilité. L’imagination et la création ne s’accommoderaient pas de règles forcément limitantes qui empêchent la personne de s’exprimer, d’imaginer et de créer ; c’est en revanche à l’autonomie créatrice de s’épanouir dans des organisations de travail pour plus de créativité, d’efficacité et de bonheur pour les personnes.

A côté de ces pétitions de principe, certains nous ramènent à un peu plus de réalisme. Comme le débat sur l’entreprise libérée ou ses cousines n’est pas seulement français un article de la HBR[3] s’interroge sur l’engouement actuel pour ces nouvelles formes de collaboration qui prônent les équipes « auto-managées », débarrassées d’un management forcément réducteur et castrateur. Avec un peu de raison, les auteurs mettent en évidence les situations organisationnelles où ces formes de collaboration sont utiles et efficaces et celles où elles ne le sont pas, en déclinant une nouvelle fois l’importance des contingences en théorie des organisations. Ils rappellent le paradoxe du management à devoir assurer adaptabilité et fiabilité : la première permet de tenir compte de la variété pas toujours anticipée des situations et la seconde garantit le traitement équitable et cohérence de ces situations. Evidemment, plus on travaille sur la fiabilité plus on se ferme à la variété des situations et moins on se dispose aux modes de réaction non formalisés et prévus ; plus on s’ajuste aux variations de la réalité et moins on peut contrôler ou faire les économies d’échelle nécessaires à l’efficacité globale. Pour les auteurs, il est clair que si les modalités d’équipes auto-managées sont pertinentes là où les exigences d’adaptabilité sont fortes, les modes de fonctionnement hiérarchique traditionnels s’avèrent plus pertinent là où le besoin de fiabilité est déterminant. Pour cette raison, selon les auteurs, les entreprises libérées sont rares mais nombreuses sont les situations au sein d’entreprises traditionnelles où l’autonomie s’est développée pour répondre aux exigences d’adaptabilité.

Dietrich et al.[4] vont dans ce sens. Dans un dossier spécial de la RFG consacré à la « Performance collective en contexte extrême », ils étudient la BSPP qui révèle des formes d’organisation très bureaucratiques avec leurs nombreuses routines mais aussi de réelles situations d’improvisation rendues nécessaires par la particularité et l’urgence des sinistres rencontrés. Chez les pompiers, les règles et les standards pallient le fait que les équipes en intervention ne cessent de se composer au gré des plans d’intervention et des disponibilités : il ne peut donc se produire la lente dynamique de groupe qui peut générer de l’efficacité aux équipes permanentes. Les auteurs interprètent cette série de paradoxes en évoquant la discipline présente dans cette organisation.

Cette discipline, chez les pompiers de Paris qui sont des militaires, ne relève pas seulement de pratiques d’obéissance et de respect de la hiérarchie ; elle tient également à l’existence de nombreuses règles et protocoles d’intervention à appliquer scrupuleusement. Cette discipline génère de la confiance car chacun sait que l’autre respectera les mêmes règles et les mêmes ordres. Le feu est une chose trop sérieuse pour laisser place à l’improvisation et la discipline dont on fait preuve en intervention est le résultat d’une longue et exigeante préparation : les apprentis pompiers doivent acquérir beaucoup de connaissances sur lesquelles ils sont sévèrement évalués, leurs journées sont très remplies et il leur est affecté un tuteur tout au long de l’apprentissage. Mais la discipline en intervention ne peut être considérée sans attention à tout ce qui se passe en dehors des temps de mission. La vie en centre de secours est le creuset d’une vie collective où les pompiers sont soumis aux tâches domestiques les plus triviales qui les prémunissent, disent les auteurs, de l’émergence du « syndrome du héros » au profit de l’intégration dans un vrai collectif. Si les interventions exigent de l’improvisation, celle-ci va être débriefée au retour de mission et donnera éventuellement lieu à une adaptation des règles en fonction des retours d’expérience.

La discipline comme respect des règles et de l’autorité constitue une bonne grille de compréhension de la gestion du paradoxe entre fiabilité et adaptabilité en situation extrême mais la discipline ne peut être appréhendée sans référence à la préparation, au partage de valeurs communes, aux retours d’expérience et au renforcement permanent d’une vie collective. Curieusement à l’époque de l’individualisation, de l’économie en réseaux et du télétravail, on voit se développer des espaces de co-working, des lieux de travail (Scaillerez, Tremblay, 2016[5]) où mobilité numérique et pratiques collaboratives sont intimement liées. Selon les auteurs le développement de ces espaces s’explique souvent par le souci de disposer de moyens certes mais surtout du désir de se rencontrer et de partager dans le travail ou l’activité des valeurs communes, même au prix de devoir respecter une discipline sévère propre au bon fonctionnement de ces espaces.

La discipline est donc une idée à creuser et il faut se garder de la réduire à quelques manifestations dominatrices qui interrogent moins la théorie des organisations que la psychologie de ceux qui y font référence. Durkheim[6] a montré il y a bien longtemps l’importance de la discipline, une composante majeure de l’éducation morale même si l’on doit se garder de ne jamais la figer comme une idole indiscutable. Dans les exemples évoqués, la discipline est avant tout le symbole de ce que partagent les membres d’une institution, d’un corps social, d’une profession ou d’une équipe, c’est-à-dire ce qui permet et facilite leur collaboration. Enfin, on n’oubliera jamais, comme les auteurs le montrent pour les pompiers, que cette discipline ne peut être abordée isolément de toute une vie sociale, en un mot de tout ce qu’il y a autour. Mais dans leur souci de mettre en évidence des modèles et des idées simples, les sciences de gestion, la gestion des ressources humaines en particulier, sont toujours mal à l’aise à l’idée de regarder autour.


[1] L’abus d’alcool est dangereux pour la santé

[2] Dietrich, A, Riberot, J et Weppe, X. La discipline, dimension oubliée de l’action en contexte extrême. Revue Française de Gestion, vol.42, n°257, mai 2016.

[3] Bernstein, E, Bunch, J, Canner, N and Lee, M. Beyond the Holacracy Hype. Harvard Business Review, July-August, 2016.

[4] Op.cit.

[5] Scaillerez, A, Tremblay, DG. Les espaces de co-working – Les avantages du partage. Gestion (HEC-Montréal), été 2016.

[6] Durkheim, E. L’éducation morale. 1902-1903.