"L’intelligence, ce n’est pas ce que l’on sait mais ce que l’on fait quand on ne sait pas." Cette citation de Jean Piageat, ne pourrait mieux symboliser cette intelligence perdue des Grands Groupes.
Depuis des décennies, que ce soit la standardisation à outrance à travers le management par les process, les ERP et leurs bonnes pratiques, ou encore l’hyper spécialisation, tout est fait pour que le salarié ne se retrouve pas devant l’inconnu, cet instant ou il doit prendre un risque en décidant, en faisant un choix.
Ce rejet de l’incertitude qui s’est développé dans le management de ces Géants, se retrouve également dans leur stratégie, leur organisation, et en final dans toute leur culture. Avec la dérèglementation des marchés, le plan, déclinaison de la stratégie, est devenu un contrat qui doit être tenu sous peine de voir potentiellement la valeur de l’action gravement sanctionnée et par voie de conséquences les responsables de cet échec également, rejetant structurellement ainsi tout droit à l’erreur.
Les places financières détestent 2 choses plus que tout :
- Le risque
- Ne pas faire ce qui a été prévu, à commencer par le plan.
Ces 2 facteurs impactent directement la confiance des marchés avec des conséquences pouvant se chiffrer en milliards si simplement la confiance est perdue. Or, il n’y a rien de plus volatile que la confiance des marchés.
Le management par les process n’a pas été simplement une méthode pour garantir une efficacité optimum (l’optimum étant de faire l’objectif ni plus ni moins), mais surtout a permis de limiter le risque au maximum quitte à perdre en potentiel de performance dans un monde de l’entreprise où tout a été prévu, anticipé, planifié. Il y a bien une corrélation entre cette perte d’intelligence et cette perte de potentiel de performance. L’innovation produit qui en est un levier direct exige au préalable une certaine culture du risque. Tout comme la capacité à décider est la condition pour faire quand on ne sait pas.
Plus personne ne prend de décision dans l’entreprise, rendant ainsi « son » monde VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) alors même que la volatilité du monde extérieur représente autant d’opportunités en interne. Comment les saisir quand tout le monde dans l’entreprise, du dirigeant à la base, liés par le budget, par cet engagement renouvelé chaque année auprès des marchés financiers, se retrouve dans l’incapacité de décider, avec comme épée de Damoclès l’absence de droit à l’erreur ?
L’agilité pour contrebalancer la perte d’esprit de décision ?
Alors même qu’ils sont confrontés à cette perte d’esprit de décision, des Grands Groupes se décrètent désormais agile. S’adapter plutôt que décider ? Ce que l’on constate chez certains à travers l’agilité, ce n’est pas tant répondre aux opportunités de leur marché (clients) que de satisfaire aux exigences de court terme de la Bourse. Certains adaptent désormais leur stratégie en temps réel simplement parce que la valeur de l’action vient de chuter, décalant des recrutements, stoppant des investissements, afin de rassurer les marchés. On voit des Groupes qui sont passés d’un cycle budgétaire annuel, à un cycle semestriel ou encore à des quaterly (3 mois). Ce n’est jamais que découper le budget en tranches. Mis à part ajouter de la pression à la pression avec désormais des objectifs individuels renouvelés plusieurs fois par an, où y trouve-t-on une réponse à cette perte d’intelligence ? De même, en quoi la réduction des niveaux hiérarchiques chère à l’agilité et autres modes managériales du moment,apporte-t-elle une quelconque réponse ? Les managers sont désormais rendu responsables de tous les maux de l’entreprise. En quoi sont-ils la cause de cette perte d’intelligence qu’ils subissent tout autant que les autres salariés, y compris les dirigeants ?
Se décréter Agile, n’est-ce pas vouloir masquer cette incapacité à décider, incapacité de l’entreprise à « faire » le marché et se résigner à le subir? L’agilité pour plaire aux marchés financiers, telle qu’on peut la constater concrètement, est-elle une solution ?
L’intelligence collective pour compenser la perte d’intelligence de l’entreprise ?
L’intelligence collective est devenue incontournable ces derniers mois, d’autant plus qu’on lui attribue toutes les vertus. A tort !
Isaac Getz, le chantre de la libération d’entreprises, lui a trouvé la capacité à générer de l’innovation produit, si on se base sur l’étude faite par un enseignant chercheur de Dauphine. Le lien intelligence collective/innovation produit que l’auteur a essayé de mettre en évidence est au minimum une erreur d’analyse de sa part. Et même si l’enseignant/conférencier semble avoir renoncé au potentiel d’innovation produit que générerait son courant, s’étant tourné vers une philosophie, on peut dire que « le mal est fait » tant ceci semble entré dans l’inconscient des réseaux sociaux. Non, l’intelligence collective ne créée pas par nature de l’innovation produit.
De même, on a vu récemment le dirigeant d’un Grand Groupe familial français affirmer que dans son entreprise, ce sont désormais les salariés entre eux qui définissent la stratégie. Après lecture de l’article on apprend qu’en fait de stratégie ce sont les priorités du mois du service qui sont définis par les équipes. Curieuse définition de la stratégie, ou quand la communication prend le pas sur la réalité… Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’importance de l’intelligence collective, l’avenir des entreprises est bien dans le collaboratif au service d’une vision, d’une stratégie.
Néanmoins, le DRH d’un Grand Groupe qui voudrait mettre en place cette panacée décrétée serait forcément déçu par ses résultats s’il écoute les chimères des réseaux sociaux, vendus par des gourous, et reprises par des consultants et autres coachs.
En premier lieu parce que l’intelligence collective n’a pas ces vertus miracles proférés par des marchands de rêve. Penser qu’elle puisse changer, transformer, voire disrupter un Grand Groupe, c’est croire qu’elle puisse avoir une quelconque influence sur les marchés financiers, qui eux la conditionne, de sa culture en passant par son organisation et son management.
De plus, l’entreprise devrait retrouver au préalable son intelligence perdue. A quoi cela servirait-il de trouver la bonne idée si l’entreprise est dans l’impossibilité de la mettre en œuvre par perte d’esprit de décision ou encore absence de droit à l’erreur ?
L’intelligence de l’entreprise est du domaine de sa culture
Retrouver l’intelligence perdue demandera un autre niveau de réflexion que de vérifier s’il y a bien le bon nombre de niveaux hiérarchiques. Or c’est ce que à quoi nous assistons depuis plusieurs mois à travers les différentes tendances du moment : Agilité, Entreprise Libérée, Holacratie, dont l’invariant est bien la remise en cause du manager et des structures.
Si on débarrasse ces modes de leurs fioritures, des jolis emballages qui les entourent à travers des promesses qui n’engagent que ceux qui les écoutent, on arrive toujours à cette constante de : supprimer des effectifs.
Des Grands Groupes ne s’y trompent pas et justifient désormais leur continuelle pression sur la masse salariale en invoquant l’agilité comme ce Géant français des Telecom ou encore en acceptant bien volontiers les labels d’innovation distribués gracieusement et surtout sans modération par les créateurs ou promoteurs de ces nouvelles modes managériales alors même qu’ils annoncent des plans sociaux. Même si certaines innovations peuvent être intéressantes sous certaines conditions, l’intelligence de l’entreprise est du niveau de sa culture et pas de sa structure.
Le décalage entre la communication faite sur les réseaux sociaux et ce que vivent aux quotidiens des salariés de Grands Groupes rencontrés est stupéfiant. Ces apparents signaux faibles, ne s’agissant pas d’une étude, ne le sont plus lorsque quelle que soit l’entreprise, son marché, quels que soient les titres des personnes rencontrées du dirigeant à la base, on arrive toujours au même constat de déresponsabilisation, déshumanisation, perte de sens, alors même que l’on parle depuis plus de 2 ans maintenant d’une vague de transformation ? Où se situe-t-elle en dehors d’une communication marketing de gourous et de Directeurs de Grands Groupes quand ce ne sont pas des Dirigeants eux-mêmes faisant leur auto promotion ?
En quoi serait-ce une priorité de transformation managériale et organisationnelle au XXIème siècle de réduire les niveaux hiérarchiques comparée à l’urgence de retrouver l’intelligence perdue de l’entreprise?
La Valeur de l’Homme
Retrouver l’intelligence perdue, c’est oser regarder en face les dérives court termistes des marchés financiers et ce qu’elles ont fait du management et des salariés depuis plus d’une génération.
C’est en finir avec ces tableurs où on aligne le nom des salariés dans une colonne avec en face leur salaire annuel toutes charges comprises représentant l’économie d’un licenciement potentiel.
La question n’est pas de dire si on ne peut ou ne doit plus faire aussi bien avec moins, mais de regarder la Valeur de l’Homme en priorité à travers la Valeur Ajoutée qu’il pourrait apporter avant même de chercher à économiser son salaire.
Les raisons de ce changement de paradigme sont multiples :
- La fin des pistes de productivités classiques issues du XXème siècle que l’Homme subissait principalement (en attendant les robots ?) avec une performance désormais collaborative.
- Un marché moins figé avec des opportunités à saisir dont l’Homme est la clé à travers l’esprit de décision et une véritable Agilité
- D’une manière générale les métiers de service où le « sens » du client, apporté uniquement par l‘Homme, lui offre une expérience incomparable là où le service client est toujours limité par un coût, le fameux « cost to serve » des anglo-saxons
- La prise de conscience qu’avec l’économie collaborative où on peut faire mieux avec « rien », continuer à vouloir faire aussi bien avec « moins » est forcément perdant !
Ceci ne répond pas au problème de confiance des Marchés Financiers, et cette absence de droit à l’erreur structurelle qui s’est imposée au fil des années. Il y a par contre d’autres réponses à apporter à cette exigence que de continuer à aliéner l’Homme. Les solutions existent et ne demandent pas à réinventer l’entreprise, la déstructurer, bien au contraire. Il y a juste un préalable : permettre à l’Homme de reprendre sa place dans l’entreprise, le véritable défi de ce début de XXIème siècle.
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