Dans « L’économie silencieuse »[1], Luigino Bruni, professeur d’économie à Rome et Anouk Grevin, maître de conférences à Nantes surprennent le lecteur en leur parlant d’économie dans des termes peu orthodoxes sans se soumettre non plus aux hétérodoxes. Même le titre est discret et se garde d’une formulation démagogique et provocatrice comme les aiment les éditeurs aujourd’hui pour faire le buzz. Il faut dire que les auteurs font référence aux auteurs italiens d’il y a quelques siècles ou aux expériences de l’économie de communion de C. Lubich qui ne sont pas des plus prisés des revues de presse de nos médias du haut du pavé. Leur vocabulaire sonne différemment, il parle du fragile, de la solidarité ou de la communion ; même leur paradigme végétal est un clin d’œil puisque les plantes sont des êtres que la plupart d’entre nous ne comprenons pas. Nous n’imaginons même pas leur langage ou leurs réactions, un peu comme beaucoup de penseurs de l’économie et de la politique avec leurs concitoyens finalement.

Si on ne lâche pas l’ouvrage, ce n’est pas seulement parce qu’il est original ou qu’il nous ouvre des perspectives de réflexion nouvelles, c’est aussi parce que l’entreprise comme la société qui l’environne se posent des questions sur l’avenir. La porosité est forte entre l’entreprise et la société et les événements politiques ou sociétaux conduisent immanquablement à des interrogations sur cette portion de société qu’est l’entreprise. Il faut dire que l’actualité est chargée et que la plupart des experts et donneurs de leçons semblent incapables d’anticiper ou d’expliquer ce qui se passe ; leur mode de pensée, face au Brexit ou au nouveau président américain, semble déconnecté des réalités même si tout est toujours facile à expliquer a posteriori. Face à de tels bouleversements, on ne peut imaginer que les surprises restent à la porte de l’entreprise. Elle-même peut être objet de remise en cause comme l’est l’ordre politique établi. Il y a des raisons pour interroger l’idéologie gestionnaire mais aussi des clés pour continuer la réflexion à un niveau pertinent, non pas celui de l’électeur mais celui du manager.

Les limites de l’idéologie gestionnaire

Parler d’idéologie gestionnaire ici, ce n’est pas souscrire à l’idée que le modèle de l’entreprise se serait répandu dans l’ensemble de la société car nous ne savons en quel sens s’opèrent les influences. Nous entendons simplement par là le fait que le fonctionnement de l’entreprise ressortisse à des idées et des principes, développés depuis un siècle, comme s’il n’existait rien avant et comme s’il n’existait qu’une seule manière de comprendre l’économie de l’entreprise. Les auteurs de « l’économie silencieuse » élargissent notre spectre de références à cet égard. Ils n’acceptent pas l’idée que les rapports humains dans les institutions puissent se réduire à un seul jeu contractuel et à un ensemble de règles qui prescriraient ce qui se joue entre les personnes.

Plus subtilement, l’ouvrage pointe en creux que les médias, les politiques et beaucoup d’intellectuels n’abordent l’économie de l’entreprise que d’une seule manière. D’ailleurs ils ne parlent de l’entreprise, du patron, du salarié, de l’actionnaire ou du syndicaliste qu’au singulier, selon le bon mode simpliste qui permet toutes les approximations et les simplifications, ces fameuses idées simples qui ne servent qu’aux puissants à tromper les plus faibles dans les périodes de crise. Cette idéologie aborde l’économie comme la politique, avec la référence unique aux structures de domination, l’idée que le monde ne serait qu’un jeu de dominés et dominants, ou d’employeurs et d’employés. A ce propos la formation marxienne continue de faire preuve de ses forces et de son succès.

Selon cette idéologie - dans l’entreprise comme dans le monde politique - la performance comme le bonheur des masses ne peuvent découler que des bonnes organisations, des règles ou des processus. De nouvelles structures devraient résoudre les difficultés économiques et si le système économique actuel fonctionne mal, il suffirait de changer de système. Dans cette idéologie, on en oublie la fin car tout est dans le bon fonctionnement, le reste – mais qu’est-ce que le reste ? – devant venir de surcroît. Ici point d’espérance.

« Au secours, les relations humaines reviennent ! »[2]

Ce titre provocateur signifiait simplement que selon l’idéologie gestionnaire le risque humain devait être contenu voire supprimé tout comme les autres. Depuis la chaîne de montage taylorienne jusqu’aux robots en passant par toutes les formes d’automatisation, c’est toujours la même illusion de pouvoir se passer des personnes mais l’humain, comme le naturel, revient toujours au galop. Dans l’économie de l’expérience[3], l’engagement ou l’implication des personnes est indispensable à la performance même. Quels que soient les systèmes et les organisations, c’est toujours à la décision de la personne et à son investissement personnel que revient l’engagement : on croit se débarrasser des personnes, de leur risque et de leur coût et voici le commerce, la santé ou l’éducation qui ne peuvent être performants sans la bonne volonté des acteurs. Certains croient qu’il suffit de le solliciter pour l’obtenir, d’autres que les salariés apporteront leur engagement pour les beaux yeux de l’entreprise alors que c’est bien à l’écoute des personnes et de leurs relations que le management doit se consacrer en premier.

Les relations humaines reviennent pour ceux qui avaient cru en faire l’économie mais l’entreprise comme les autres structures de la société, ne peuvent - pour autant qu’on fasse l’effort d’en observer la réalité - fonctionner sans cet implicite, ce jeu de promesses réciproques tacites qui permettent à une société de fonctionner. La politesse, les promesses réciproques, les jeux de respect mutuel sont indispensables à toute société : c’est pour cela qu’on ne passe jamais suffisamment de temps à l’apprendre. Les adeptes du seul contrat croient pouvoir s’en passer en cantonnant les relations à du prescrit ou, pire, - on le voit dans la taille croissante des contrats de travail – les entreprises rêvent de tout figer dans des relations contractuelles, pour le bonheur des juristes qui passent maintenant plus de temps à examiner et discuter les contrats qu’aux parties prenantes à discuter du fond.

Mieux encore, l’humain ressurgit quand il n’y trouve plus son compte, quand la satisfaction des besoins de base sont bafoués, qu’il s’agisse des besoins primaires ou de la sécurité. Il semble que les observateurs politiques aient sous-estimé ces sentiments des électeurs mais il en va de même dans les entreprises. Nécessité ne fait pas loi et les communications officielles ont leurs limites. Tous les tenants de l’entreprise dite libérée l’ont bien compris ; ils soulignent tous que le point de départ de toute innovation managériale, c’est de s’assurer qu’avant toute chose, les salariés voient satisfaits leurs besoins de base dans leur travail. A croire que la personne n’est qu’une machine à consommer, on en oublie qu’elle a aussi besoin de satisfaire des besoins de base dans son travail.

Alors si les relations humaines reviennent dans un contexte d’idéologie managériale qui montre ses limites ; si nous laissons les penseurs et les politiciens imaginer le système qui résoudra tout cela, il reste à chacun, dans son activité et son institution, à prendre les dispositions pour gérer cette incertitude, pour réinvestir son quotidien, à la place qui est la sienne.

Les clés

La première clé concerne notre mode de pensée, trop marqué par une approche de système. On oppose le système capitaliste au système socialiste, parfois même on critique un système en en appelant un autre sans jamais le définir. Si des choses vont mal, c’est que le système ne serait pas bon, c’est donc de la faute des lois qui favorisent certains pour victimiser les autres. Ce mode de pensée procède d’une vision mécaniste du changement selon laquelle il suffirait de changer de lois, de constitution ou de régime pour créer le bonheur universel. Le monde serait alors une belle machine dont les combats politiques ou les révolutions cherchent à changer les engrenages. On peut d’ailleurs se demander si les auteurs de « l’économie silencieuse » ne se laissent pas parfois aller à cette rhétorique très en vogue.

Certes, ce mode de pense en système a l’avantage de la facilité comme en avait très bien eu l’intuition René Girard en parlant de la confusion : si tout va mal, il doit y avoir un responsable et le fameux système devient le coupable parfait, qu’il suffirait de détruire pour retrouver la paix. A l’époque de tous les populismes, beaucoup de réactions ressemblent à cela : tout va mal donc supprimons tout, peu importe ce qui surgira à la place, la vie dans le train à pleine vitesse est insupportable, sautons du train ! Cependant, on ne devrait jamais oublier qu’un « système » ne peut se mettre en place sans la complicité de ceux à qui il s’impose. Ainsi on critique l’idéologie gestionnaire et le développement de la bureaucratie dans les institutions sans reconnaître que ce succès est indissociable du fait que tout le monde y trouve un certain confort. Un consultant disait récemment rencontrer des difficultés à sortir des approches trop bureaucratiques de la gestion des compétences et ce, parce que les syndicats préféraient rester dans des systèmes éloignés de la réalité mais très objectifs, plutôt que de faire quelque chose de plus sensé où ils perdraient les références de leur jeu d’acteur traditionnel.

La deuxième clé concerne la vision de l’économie elle-même. « L’économie silencieuse » nous montre, en étendant le champ des références théoriques et spirituelles que la vie domestique (pour reprendre l’étymologie grecque) ne se résume pas à l’approche trop partielle qui s’est imposée progressivement. Dans le travail en commun, les objectifs peuvent être variés, comme les indicateurs de performance. Les références anthropologiques sont ouvertes pour autant qu’on ne limite pas le travailleur à un vendeur de force de travail ou au seul rouage d’une idéologie de la consommation. L’objectif de la performance n’est pas seulement d’accumuler, il peut être de partager, voire de penser aux générations futures. Le travail n’est pas seulement ce qui survient dans des institutions, il existe aussi à la maison, sur un réseau et dans la multitude des engagements de chacun ; quant au plaisir, il n’est pas seulement dans la consommation.

La troisième clé concerne le travail. Avant d’être le dispositif prescrit dans le cadre d’organisations dont les spécialistes ont imaginé les conditions d’efficience, le travail est aussi une vocation, ce à quoi on est appelé selon l’étymologie latine : le travail ne fait pas que de s’imposer, il est aussi ce que les personnes décident de projeter sur lui ; on ne réagit pas à ce qui est dans le travail, il est aussi ce que l’on y met. Et ce ne sont pas les organisations qui créent de l’engagement, seules les personnes peuvent le décider, pour autant que l’on admette que le travail ne se réduise pas à ce que les experts ont l’orgueil d’avoir définitivement conçu.

La quatrième clé concerne le rapport à l’action. Dans les difficultés économiques actuelles les managers peuvent espérer le changement de système, ils peuvent partir le changer voire s’en attribuer la responsabilité. Ils devraient aussi mesurer les limites de ce mode de raisonnement selon lequel il faudrait absolument changer le monde, les cimetières sont remplis de ceux qui s’en sont donné la mission. Ils devraient surtout penser à renforcer la petite société qu’est l’entreprise ou leur équipe en y développant la vie bonne des Anciens. En votant, les managers prennent leur responsabilité de citoyen mais dans leur activité professionnelle, c’est de beaucoup de prudence à renforcer l’entreprise, ses relations et son efficacité qu’ils devraient faire preuve.


[1] Bruni, L, Grevin, A. L’économie silencieuse. Nouvelle Cité, 2016.

[2] Titre d’une conférence organisée par la Fnege le 1er décembre 2016

[3] Pine, BJ, Gilmore, JH. The Experience Economy. Boston : Harvard Business School Press, 1999. Nouvel ouvrage sur la question en 2015 par les mêmes auteurs.