La « gnaque », niaque et parfois gniaque, est un terme souvent utilisé dans le domaine sportif pour exprimer un esprit de compétition, une envie de gagner et de progresser. Si l’orthographe française est hésitante, chacun s’accorde sur l’origine du mot, un verbe gascon signifiant « mordre », serrer les dents. Cela colle assez bien à l’image du cycliste qui veut se jouer des cols, ou du gymnaste qui reprend indéfiniment le même geste jusqu’à atteindre la perfection technique. L’avantage avec le sport, c’est ce qu’il correspond aux valeurs du temps : comment être contre le sport ou oser affirmer le mépriser. Pour le chroniqueur, c’est un titre qui devrait garantir de nombreuses « vues » à la différence d’un article récent « vive la discipline » dont le titre a évidemment fait fuir.

Mais la gnaque – sérieusement - c’est peut-être la traduction la plus proche de l’anglais « grit »[1] (serrer les dents d’après certains dictionnaires) qui correspondrait selon l’auteur à un trait psychologique fait de passion et de persévérance, d’intérêt mais aussi d’effort, de la motivation d’une destination avec le courage d’en suivre le chemin. La gnaque suppose donc un but, une motivation pour l’atteindre et une capacité à faire les efforts nécessaires sur le long terme pour dépasser les obstacles.

L’ouvrage de Duckworth rappelle les recherches effectuées par l’auteur sur le difficile processus d’admission à West Point. En effet les compétences ou caractéristiques psychologiques traditionnelles ne permettaient de prévoir ni l’admission, ni la réussite dans la poursuite de l’expérience une fois admis à West Point. La « grit », ou la gnaque, selon notre traduction, apparaîtrait alors comme le facteur le plus explicatif de la réussite.

Ces travaux s’inscrivent délibérément dans la lignée de cette quête des déterminants du succès qui constitue sans doute l’un des courants les plus observés de la psychologie. Cela intéresse aussi bien les personnes motivées par la réussite que les recruteurs ou autres spécialistes des ressources humaines. Tout le monde rêve d’argent, et de réussite et si la quête est plus moins cruciale pour les uns et les autres, rarement les humains recherchent le dénuement et l’échec.

Mais dans le domaine des clés du succès, les options sont diverses et la « gnaque » peut certes convaincre, pour autant que l’on comprenne à quoi la gnaque ne correspond pas et quelles sont les autres causes de succès à ranger au placard. C’est bien aux dérives de la gestion des talents que s’oppose l’auteur ou plus simplement de cette conception si séduisante selon laquelle les compétences, les talents et les dons reçus expliqueraient seuls la réussite. Il y aurait les doués et les autres, ceux qui sont tombés avant la naissance dans la marmite des talents et les autres. Certains parents attendent parfois en vain l’émergence chez leurs enfants de talents qui ne devraient logiquement pas manquer d’éclore. C’est un bon moyen de paresser dans cette attente et de se résigner quand les talents n’apparaissent jamais ; c’est même un bon moyen pour chacun de vivre avec ses espoirs déçus de réussite. Certaines approches du talent ont ce double avantage d’apparaître sans efforts et de laisser chacun se débrouiller avec les talents ou leur absence. S’il y a des dons, ils devraient s’affirmer sans efforts ; si c’est aux personnes de les développer, comme dans la parabole du même nom, il n’y a donc rien à faire pour les parents ou même les responsables des ressources humaines.

Duckworth remet évidemment en cause une telle approche en insistant sur les deux composantes de cette caractéristique personnelle de la gnaque. Celle-ci suppose la passion, l’idée d’un objectif à long terme que l’on est motivé à atteindre et pas seulement une vague envie volatile ; elle suppose aussi l’effort, la résilience et la persévérance à surmonter dans le temps long les obstacles avec la discipline qui va avec. Mais plutôt qu’un don, la « grit », pour la psychologue, peut être développée et s’affirmer au fil du temps. Si l’on peut accepter l’idée que certains en soient originellement plus ou moins dotés, cela ne signifie pas pour l’auteur que la gnaque ne puisse pas grandir par l’expérience. L’auteur propose quatre domaines d’action pour ce faire : l’intérêt, la pratique, le sens et l’espérance.

L’intérêt

C’est une évidence, il est toujours préférable de trouver de l’intérêt à ce que l’on fait. De plus en plus tôt dans leur parcours scolaire, on demande aux enfants ce qu’ils aimeraient faire plus tard. Dans le monde professionnel, c’est aussi une question des recruteurs qui partent du principe que non seulement les gens ont moins de problèmes et de souffrance à faire ce qu’ils aiment mais, mieux encore, ils risquent d’y être plus performants. Le problème c’est de savoir ce que l’on aime mais aussi de faire le tri entre tous ces intérêts. Pour savoir ce que l’on aime, encore faut-il avoir fait l’effort de sortir de son cocon, et de s’être contraint à explorer des possibles. Il est tout autant nécessaire d’avoir testé ce que l’on croit aimer car il y a souvent beaucoup d’illusion dans les images enjolivées de tel ou tel objectif. Tout comme les enfants rêvent de la profession de leurs héros de bande dessinée, il en va de même dans le monde professionnel où on idéalise certaines fonctions ou certains contextes de travail.

L’intérêt pour quelque chose n’est pas la conséquence magique d’un coup de foudre mais souvent le fruit d’un long compagnonnage, de tentatives multiples, du dépassement parfois des premières expériences ingrates comme dans la pratique d’un sport ou d’un instrument de musique. C’est au fil du temps que l’on trouve de l’intérêt en multipliant les expériences et en les faisant durer. Il faut se laisser aller à rejoindre quelques modèles tout en conservant la modestie pour rester ouverts aux chances de la rencontre.

La pratique

La gnaque ne descend pas du ciel, elle exige aussi une pratique et pas seulement un intérêt, des intentions ou une motivation. Cette pratique, pour Duckworth a deux caractéristiques. Premièrement elle doit être longue et l’on rejoint en cela les théories sur les 10000 heures de Gladwell reprenant les travaux fondateurs du psychologue K. Anders Ericsson au début du siècle dernier. D’après ces théories tout le monde pourrait devenir excellent, pour autant qu’il pratique beaucoup. Certes les prédispositions peuvent aider, mais le travail est indispensable. On ne dira jamais assez l’intelligence développée par tous ceux qui aimeraient, dans tous les compartiments de l’existence, contourner cette règle.

Mais la pratique doit aussi être « délibérée » selon la psychologue. Il ne suffit pas de faire et de pratiquer, encore faut-il le faire de manière rationnelle et organisée pour renforcer les chances de succès du processus d’apprentissage. Il ne suffit pas de courir souvent et longtemps pour devenir un bon coureur, encore faut-il se fixer des objectifs, chercher du feedback, pointer les lieux d’amélioration et recommencer sans cesse la boucle d’apprentissage. Tout comme on développe rarement son intérêt tout seul, on a aussi besoin des autres pour pratiquer de manière efficace, les sportifs le savent bien.

Le sens

Pour être soutenue, la gnaque doit avoir du sens pour la personne mais aussi pour les autres. Il faut aimer son job mais aussi ce qu’il est censé servir, la perspective de sens qui se trouve au-delà. Ce sens n’existe pas forcément a priori mais la pratique permet de le découvrir et ce n’est pas à une organisation ou à des managers d’essayer de le donner. L’âge, l’expérience et la maturité permettent aussi à chacun de faire le tri entre l’accessoire et l’essentiel pour trouver du sens à son existence et à ses activités.

L’espérance

Cette espérance n’est pas qu’un optimisme béat qui considérerait naïvement que demain serait forcément meilleur qu’aujourd’hui. Duckworth cite différents travaux de recherche montrant que ce n’est pas tant la souffrance ou les difficultés qui désespèrent que le sentiment de ne pouvoir les contrôler. Elle distingue ainsi deux états d’esprit, celui de croissance ou celui de fixité. Dans le second, on a tendance à considérer que tout est établi, imposé sans possibilité d’évolution ou de changement alors que dans un état d’esprit de croissance, les possibilités d’action, de changement et d’évolution sont toujours présentes.

Les gens ayant le plus la gnaque auraient plutôt un état d’esprit de croissance. Ils considèrent que tout est toujours améliorable et qu’on peut changer. Ils vont donc essayer encore et encore, apprendre de leurs expériences. Plus on sait repérer la contingence existant entre nos actions et ce qui nous arrive, plus on développe ce sens du contrôle : on pourrait se demander dans quelle mesure les démarches d’entretien annuel développent ce sens de la contingence qui est à la base d’un état d’esprit de croissance.

Cette théorie de la gnaque nous apporte au moins trois enseignements.

Premièrement, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Nous savons depuis la parabole des talents - que certains considèrent comme inspiratrice de l’utilisation massive aujourd’hui de ce terme - que c’est une responsabilité de faire fructifier des talents, de s’astreindre au long et difficile travail pour le faire. La parabole disait aussi que c’est aux serviteurs eux-mêmes à le faire. Le point intéressant n’est donc pas dans la gnaque mais plutôt dans les raisons qui nous ont fait l’oublier.

Le deuxième enseignement concerne les moyens de faire l’apprentissage de la gnaque. Je n’ai pas d’idée particulière sur le sujet mais ce n’est certainement pas en diffusant l’idée de la facilité, du don ou des compétences innées. Ce n’est pas non plus en donnant l’illusion manipulatrice que tout peut être sans peine et que tout effort doit forcément être banni ou contourné. On devrait abandonner également l’idée que la gnaque serait une autre forme de don qui exonérerait les gestionnaires des ressources humaines et les managers de toute responsabilité. Comme s’ils pouvaient abandonner chacun au souci de développer la gnaque de son côté.

En matière de gestion des ressources humaines, donc, il s’agit de créer ces conditions de l’apprentissage. Comment rémunère-ton la « gnaque » ? Déjà en ne se satisfaisant pas de résultats rapides ou des performances « snapchat » dont l’effet s’évapore aussi rapidement qu’elles ont été communiquées. Il s’agit plutôt de ne pas insulter le temps, en autorisant les expériences, en valorisant l’effort et la progression : dans la parabole des talents celui qui en a 10 et celui qui en a 4 reçoivent le même traitement positif car la question n’est pas tant la quantité que la gnaque pour faire fructifier.


[1] Duckworth, A. Grit – The power of passion and perseverance. Collins, 2016.