— La préparation de mon dernier entretien de recrutement ?

Cette réunion des anciens du Lycée Chanzy promettait d’être drôle. On s’y retrouvait avec nos copains d’avant, les mêmes mais en plus vieux … Et en moins connu… Rapidement, on y parlait boulot, de ce que les uns et les autres faisaient… Des petites misères de la vie... Maintenant, c’était les affres de son recrutement qu’évoquait Christine.

Elle souriait, l’air malicieux.

— Ben non ! Ma préparation, ce n’est sûrement pas ce que vous croyez… Ce n’était pas répéter inlassablement, en marchant, l’air inspirée dans le couloir, mon expérience professionnelle et me préparer à expliquer comment et pourquoi j’allais être, vraiment, dans quelques instants, la personne la meilleure au monde pour ce poste. Non ! C’était d’abord, se bander les seins et serrer (un peu) mon gros ventre pour ne pas…

— Pour ne pas faire voir que tu étais enceinte !

— Ben oui ! Je connaissais le job, j’avais ma présentation hyper maîtrisée… Ce n’est pas ça qui me faisait peur. C’était mon gros ventre ! Et aussi ma vessie ! Ne jamais boire trop d’eau avant pour ne pas la surcharger… Bref, toute une mise en scène extrêmement précise ! Car, vous connaissez les recruteurs, non ? et vous savez tous, n’est-ce pas Mesdames, combien il leur sera facile, sous prétexte de compétence, de ne pas embaucher une femme enceinte.

Ils riaient tous à l’image de Christine qui avait su et dû masquer ses formes de future parturiente pour être prise dans son entreprise.

— Vous riez, vous riez… Mais, vous n’avez pas vu sa tête quand, une fois la période d’essai terminée, j’ai annoncé la bonne nouvelle ! Et bien, je peux vous dire que lui, il ne l’a pas trouvée bonne, la nouvelle !

Christine gloussait en se remémorant ces moments.

— Mais, vous n’en connaissez pas, vous, des histoires drôles de recrutement ? Car, quand on cherche vraiment un boulot, jusqu’où est-on prêt à aller ?

— Jusqu’où… Oui… Mais, quand même… Moi, je ne suis pas prête à tout pour avoir le poste. Même si je le veut vraiment, si j’y crois car et ce n’est pas si facile face à ces gens de la RH qui pensent avoir les pleins pouvoirs, une espèce de surpuissance, voire quasiment le droit de vie ou de mort sur les candidats…

Elle aspira une grande bouffée d’air et soupira.

— … Pas prête à tout.

Benoît, DRH encore incognito dans ce groupe, n’avait pas envie de les laisser ternir l’image de son métier. Il connaissait bien ces histoires et voulait leur donner son point de vue.

— Bon, chers amis, je crois que je vais casser un peu l’ambiance. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec Christine. Moi, je suis DRH. Je recrute et je pense que je respecte mes candidats.

— Oui, vous dîtes tous ça ! Mais, c’est comme au commissariat ! C’est quand même plus facile d’être du bon côté du bureau, de celui qui pose les questions que de celui qui y répond !

Benoît n’avait pas envie de s’avouer vaincu.

— A mon sens, vous oubliez une chose essentielle : recruter une personne coûte très cher et l’entreprise n’a pas envie de perdre son temps, ni son argent. Elle a un besoin et elle a envie que ce besoin soit satisfait le plus vite possible, de la meilleure manière et surtout que cela soit pérenne. Avoir un nouveau collaborateur qui quitte pendant la période d’essai, c’est vraiment l’horreur !

Christine ne voulait pas céder non plus.

— Vous me faites marrer, vous, les DRH ! Vous savez combien j’en ai fait d’entretiens d’embauche enceinte ? Et vous savez combien de fois, avant que cela soit bien visible, combien de fois j’ai vu les traits et le regard du recruteur changer quand je lui ai avoué, moi, tout à fait honnêtement, que j’étais enceinte ? Du coup, pour le poste, il est devenu absolument nécessaire de parler anglais couramment, et comme cela ne suffisait pas pour me disqualifier, j’ai appris ce jour-là que cette entreprise familiale et régionale avait inopinément de gros projets de développement en Moldavie, en Chine et au Zimbabwe. Bien entendu, la maîtrise de toutes ces langues, sans être absolument nécessaire, devenait quand même un vrai plus !

L’assistance se bidonnait. Elle assistait à une joute verbale digne des plus grands !

— OK, Christine, je vais être beau joueur. Vous prenez le point. Vous voulez que je vous en raconte des histoires de candidates qui arrivent maquillées comme pour le bal de fin d’année et qui m’ont regardé comme si tu étais Brad Pitt.

Tous se joignaient à la conversation.

— Oui, mais, ça ne marche qu’avec des recruteurs masculins…

— Attendez, vous ne vous imaginez même pas ! Tout est possible et l’imagination de l’Homme est quand même infinie !

Benoît en avait encore à raconter.

— Je pourrais aussi vous raconter celui qui a écumé l’Internet pour glaner les informations sur le DRH ou le DG ! Et quand il a trouvé qu’il était fan d’Obispo, il l’a mis en sonnerie et s’est fait appeler pendant l’entretien. Comme il avait « oublié » de le mettre en silencieux… « Ah, tiens, vous aimez Pascal Obispo ? C’est amusant car moi aussi, j’adore »… Et, là, vous avez le célèbre « Aaaah booooon ? Mais, alors, ce n’est certainement pas un hasard ».

— Ce n’est pas un peu gros, ça ?

Benoît avait décidé de balancer.

— Il y a celui qui vient avec des produits bretons dans son sac qu’il laisse légèrement entrouvert car le DRH s’appelle Erwan Le Kermelech…

— Moi, j’ai même vu, une fois, une dame qui avait appris par cœur la liste de toutes les grosses agglomérations pour se transformer en autochtone car l’annonce souhaitait privilégier le recrutement local.

Les exemples continuaient… Toujours de plus en plus incroyables…

Il y avait bien sûr le chargé de recrutement qui avait négligemment laissé son numéro de téléphone portable à sa jolie candidate en lui disant que cela serait mieux pour se donner des nouvelles. Il y avait l’inverse, également, quand la chargée de recrutement, déjà d’un certain âge, trouva vraiment séduisant ce jeune ingénieur si musclé… Ou celle qui s’était découvert une passion soudaine et brutale pour la cuisine indienne…

Tout cela me questionna beaucoup.

L’entretien de recrutement et ses jeux de pouvoir… Mais, qui a le pouvoir ? Est-ce le DRH en train de tout faire pour recruter ce spécialiste rare des mathématiques statistiques ou bien ce dernier qui connait sa valeur sur le marché du travail et qui s’amuse à faire monter les enchères ?

Cela me pose également la question de l’éthique : « est-ce que, moi, je recruterais une dame enceinte si je l’apprenais ? »

En reprenant mon journal intime, je me souviens que j’en ai eu de ces cas-là. Accueillir une collaboratrice proche qui m’apprend, un peu gênée, qu’elle attend un bébé et que sa grossesse lui impose de se reposer et de limiter les transports en commun. Je me rappelle également comment la féliciter et lui dire que c’était OK, m’a permis, à son retour, d’avoir une collègue extraordinairement investie. Oui, mais pas que ! Cela m’a permis, également et surtout, de me regarder tous les matins dans mon miroir de salle de bain en étant fier de moi.

Et, avec rétrospectivement beaucoup de honte, je me souviens de ce jeune homme, un peu trop à l’aise, lors de notre entretien. Il avait l’air tellement content, tellement sûr qu’il décrocherait le poste que cela m’avait rendu méfiant. Alors, oui, il avait bien les compétences et le profil pour le poste… Oui, mais il souriait trop. Trop détendu, trop content d’entrer dans mon entreprise… Tellement trop, pour moi, à cette époque, que j’ai trouvé des tas de bonnes raisons d’être méfiant, un peu comme dans le grand blond avec une chaussure noire. J’ai moi-même créé le problème :: il est déjà tellement cool, vous imaginez quand il sera plus ancien ?… Et je ne l’ai pas embauché… J’en ai un peu honte, aujourd’hui. C’est aussi pour ça que j’ai rempli les pages de mon journal intime. Pour me souvenir…

Enfin, je me rappelle cette personne, un monsieur un peu âgé, à qui on n’arrêtait pas de reprocher sa séniorité, qui aurait été prêt vraiment à tout pour décrocher cet emploi si important pour lui…

Alors, encore une fois, en relisant mon journal, je me rends compte de l’importance et de la complexité de notre métier où respect, humanité et professionnalisme affrontent temps court, besoin opérationnel et comptabilité inhumaine.

J’observe également que la question « jusqu’où suis-je prêt à aller ? » s’applique à tous les acteurs dans le jeu de l’entretien de recrutement et que, nous, professionnels de la fonction, avons une vraie responsabilité de garde-fou dans ce jeu. Et je suis certain que vous, fidèles lecteurs, vous en avez également conscience.

Alors, avec beaucoup d’humilité et sachant bien qu’à un moment ou un autre, de recruteur, on passera candidat, je vous salue, amis DRH, et vous souhaite de vous porter bien !


Pour aller plus loin, lisez Soyez impudique, l’excellent ouvrage, drôle et impertinent, de Nubito que je remercie, avec Alizé et Jennifer, pour cet idée d’article.