Nous sommes au temps du show et de la mise en scène de soi. Je ne parle pas seulement du personal branding et de l’incessante chasse aux œufs pour nourrir un press-book, une page personnelle, un mur virtuel ou un profil. Plus largement chacun « pitche », auprès d’un client, d’un financeur et même pour exposer sa thèse en 180 secondes. Les concours d’éloquence sont revenus à la mode et les conférences TED imposent une forme obligée de communication à un large public avec l’espoir d’être « vu » et relayé par les médias : on est passé de la « vision » au nombre de « vues ».

La mise en scène de soi fait même partie du travail dans cette économie de l’expérience où la valeur se crée dans l’expérience vécue par le client, produite en partie par la performance - au sens anglo-saxon du terme – d’un salarié. La question se pose alors de savoir si ce mouvement de la mise en scène de soi concerne le management et sa pratique.

Il existe au moins trois grandes évolutions qui font de la mise en scène de soi une question managériale. La première concerne le glissement progressif de la notion d’expérience d’une application au client à une application plus générale au salarié[1]. L’ « expérience salarié » renvoie souvent à la problématique de la marque employeur. Les entreprises présentent leur offre de services, de rétributions et d’opportunités censée attirer des candidats pour une expérience agréable, stimulante et unique. Mais on peut imaginer une extension des frontières de l’expérience au-delà des services de conciergerie pour inclure la qualité des relations humaines, le mode de management et le type de collaboration.

La deuxième évolution concerne l’intérêt renouvelé pour les relations humaines. Comme l’ont montré les intervenants d’un colloque récent[2], on a pu avoir tendance à oublier leur importance que ce soit dans le dialogue social qui ne peut être réduit à des rapports ministériels et des changements législatifs ou dans les transformations imposées aux organisations qui exigent une collaboration efficace. Il n’est même pas besoin de rappeler combien l’environnement relationnel est critique dans la montée des risques psychosociaux, surtout dans une société où le nombre de personnes vivant seules augmente et où le choix de l’habitat dépend moins des affinités avec une collectivité que du prix de l’immobilier et de l’offre de transports.

La troisième évolution concerne les managers eux-mêmes. Dans la complexité des organisations actuelles, dans le cadre de nouvelles pratiques de travail et avec de nouvelles générations de salariés, on leur demande d’être « là », en deux lettres. On leur fait passer la disparition de leur statut pour un progrès et ils se rendent compte que leur pratique managériale réside dans leurs comportements et attitudes. L’exercice de la fonction managériale devient alors plus exigeant, plus éprouvant aussi puisqu’elle demande un engagement personnel tout comme des compétences pas toujours aisées à acquérir.

Face à ces évolutions trois approches sont possibles pour aider les personnes à se mettre en scène. La première est romantique. Elle imagine que les personnes ne peuvent que prétendre à de bonnes relations humaines positives et agréables pour autant que les méchantes organisations et le fameux « système » en général ne les empêchent pas. La deuxième approche, morale, fait dans l’injonction à tous de s’investir dans des relations humaines présentées comme un bien ou un idéal. Reste une troisième approche, académique, qui revisite nos a priori psychologique ou sociologique. Sur un plan psychologique on mesure les limites d’une approche de la personne séparée de son environnement social, comme si elle ne pouvait se définir, se construire et vivre que par elle-même, en s’abstrayant du monde social alentour. Sur un plan sociologique on prendrait en compte des modes de vie présents dans notre société où beaucoup n’ont d’expérience relationnelle que dans leur famille – de taille réduite – et au travail, avec aucun lieu d’investissement social entre les deux.

Un ouvrage récent[3] emprunte la voie des conseils personnels, les trucs que tout le monde attend pour résoudre ses problèmes. De manière plus intéressante, l’ouvrage propose une réflexion sur la présence, une sorte d’attitude consistant à se poser (s’imposer) par rapport aux autres. La référence à la présence rejoint des préoccupations communes à de nombreux compartiments de la vie sociale : le théâtre exige de l’acteur de travailler sa présence pour incarner le personnage. Travailler sur sa présence fait évidemment partie du programme de tout stage de vente ou de communication et dans les arts martiaux, la présence face à l’adversaire est indéfiniment travaillée. Dans les pratiques religieuses, le mode de présence et la posture sont très sensibles quand il s’agit de se mettre devant Dieu pour prier et cette même présence sous-tend le travail du corps que font aujourd’hui les adeptes de la méditation ou de la mindfulness.

La présence est évidemment difficile à définir alors que l’on perçoit assez facilement un manque de présence. Les qualités qui lui sont le plus souvent associées, d’après l’auteur, concernent la confiance en soi et dans le monde alentour, l’enthousiasme et la passion. La présence se reconnaît à la fois dans une grande consistance personnelle et une attention à l’autre et à son environnement. C’est sans doute la conjonction de ces deux composantes qui caractérise la présence : sur le plan de la personne c’est une cohérence, un engagement personnel. La première renvoie à l’authenticité mais aussi l’alignement de comportements et d’attitudes, la seconde tient plutôt à la passion, l’espérance et l’investissement personnel. Au niveau de la relation, la présence suppose la prise en compte et l’écoute des autres, l’investissement personnel dans la relation et la construction d’une expérience commune. On pourrait rajouter à ces deux composantes le fait que dans l’expression et dans la relation, se retrouvent non seulement des faits et des opinions mais aussi des sentiments et des valeurs : la présence traduit une certaine richesse en ce sens que c’est une large palette de caractéristiques humaines qui est en jeu et pas seulement une dimension, qu’elle soit intellectuelle ou émotionnelle.

L’auteur de l’ouvrage insiste sur deux dimensions de la présence ou du moins de ce qu’il faudrait faire pour la renforcer. La première concerne la vision de soi-même. C’est sans doute l’une des activités les plus largement partagées que de s‘interroger sur soi ; chacun court après une image idéale de lui-même ou d’elle-même et fait son maximum pour y faire correspondre la réalité. C’est l’un des plus forts motivateurs qui nous pousse dès que possible à nier la réalité, à vouloir la changer ou à modeler sans fin son idéal. Le problème c’est que notre image de nous-même n’est pas toujours pertinente et qu’elle demeure vulnérable à tous les biais possibles. D’ailleurs, quand nous approfondissons la relation avec quelqu’un, on est souvent surpris de l’écart entre l’image que nous nous faisions de lui ou d’elle et l’image que la personne se faisait d’elle-même et qui guide ses comportements. L’auteur signale d’ailleurs l’importance du « symptôme de l’imposteur ». Ce symptôme consiste à considérer que ce qui nous arrive de bien n’est jamais totalement mérité, que cela tient au hasard ou à la chance. Il est généralement lié à une sous-estimation de ses capacités ou à une capacité à se laisser impressionner par l’image que l’on a de celles des autres. En étant prudent sur les termes, l’imposteur a le sentiment que sa situation procède d’une escroquerie et il ne sait se départir de doutes profonds quant à ses capacités et même ses réalisations. Le symptôme d’imposteur mine la confiance en soi et pousse au retrait et à la peur dans certaines situations sociales : on peut le remarquer aussi bien dans l’approche commerciale ou amoureuse. Si nous ne repérons pas ce symptôme chez les autres, c’est que la partie de nous-mêmes dont nous doutons n’est jamais exactement celle dont les autres doutent ; voire même les doutes sur ses capacités conduisent à exagérer les capacités des autres.

L’auteur souligne deux choses importantes pour comprendre la difficulté de construire cette présence : d’une part ce symptôme est un frein à la confiance en soi et à l’enthousiasme ; il empêche cette cohérence et envoie des messages contradictoires qui occultent la présence. D’autre part, toujours selon l’auteur, ce symptôme serait beaucoup plus présent qu’on ne le croit, même si c’est à des degrés divers bien entendu. Ainsi il serait inapproprié de le circonscrire à certaines populations, à des générations, voire à des profils socio-démographiques ou professionnels.

La deuxième dimension sur laquelle insiste l’auteur est l’importance du physique. Sans même aller jusqu’à rappeler le haka néo-zélandais, il est facile de repérer des postures et un langage du corps qui expriment la présence. Les psychologues ont trouvé que le mode d’expression de certaines émotions était assez universel. Des postures, plus ou moins droites et ouvertes vont exprimer plus de présence que le repli sur soi. Sans même revenir aux travaux des éthologues, chacun mesure dans la vie courante, pour repérer l’état émotionnel de ses proches par exemple, l’importance du langage corporel.

Cette réflexion sur la présence permet de réfléchir avec prudence à cette exigence de mise en scène de soi, pour autant bien entendu qu’on en reconnaisse la nécessité.

Pour l’auteur bien entendu, la présence se travaille et elle nous rappelle cette découverte de la psychologie cognitive selon laquelle les comportements peuvent précéder les attitudes : c’est donc aussi en travaillant sur ses manières d’être que sa relation aux autres et l’image de soi peuvent évoluer. On se gardera évidemment de ne pas tomber dans la méthode Coué car le naturel pourrait revenir au galop : on connaît tellement de situations ridicules dans lesquelles les personnes se forcent artificiellement à être ce qu’elles ne sont pas.

On se gardera également de ne pas vouloir trouver dans la présence ou la mise en scène de soi un simple moyen d’accroître son pouvoir ou sa domination sur les autres. Qui n’a pas rêvé dans le domaine commercial, amoureux ou managérial de renforcer sa capacité à influencer les comportements des autres, dans le domaine managérial surtout, puisque c’en est le principal KPI…

Enfin, on accroitra sa présence et la performance de sa mise en scène de soi pour autant que l’on a avancé dans la connaissance de soi et ce processus ne peut être vraiment efficace qu’en répondant à deux conditions. La première est d’utiliser tous les moyens de la raison pour se connaître et se garder des pièges de l’orgueil, de l’auto-dénigrement ou de tout autre illusion ; la seconde est de toujours se rappeler que la connaissance de soi est indissociable de celle des autres. L’aveuglement de soi ou l’oubli de soi sont sans doute les deux freins à la mise en scène de soi.


[1] Voir le dossier du magazine Personnel d’avril-mai 2017, coordonné par Jean-Marie Peretti et François Silva.

[2] « Au secours, les relations humaines reviennent ! » - Colloque Fnege-Xerfi-ANDRH du 1er décembre. Vidéos sur Xerfi et textes sur The Conversation France

[3] Cuddy, A. Presence : Bringing your boldest self to your biggest challenges. Orion, 2016.