« Tous les managers savent qu’il faut donner de l’autonomie et de la liberté », c’est ce qu’affirmait récemment un dirigeant. Il aurait pu dire que tous les managers savent aussi que les personnes sont importantes, qu’il faut du bien-être et qu’il n’y a de richesse que d’hommes. C’est ce que répondraient 98% des managers sondés, les 2% restant n’ayant pas compris la question. Evidemment, les managers savent tout cela : la question est de savoir pourquoi il est aussi difficile de pratiquer, pourquoi la réalité ne correspond pas à cette évidence.

Plusieurs explications sont possibles. La première c’est que ce genre de phrase fait partie du catalogue des affirmations sans importance comme quand on déclare préférer le beau temps au mauvais ou voir les fleurs pousser vers le haut plutôt que vers le bas. La deuxième explication c’est que l’auteur de telles phrases n’a pas de contact avec la réalité managériale comme des étudiants sans expérience ou des experts déconnectés du terrain. La troisième explication touche à la manière d’aborder la réalité managériale : dans la technique, les connaissances sont plus proches de l’action que dans l’humain. De bonnes connaissances comptables prédisposent plus à une bonne pratique comptable alors que les bons connaisseurs de la psychologie ne savent pas forcément bien interagir avec les autres.

En effet les connaissances en management ne sont pas très difficiles à acquérir : les spécialistes du domaine n’ont jamais fait la preuve d’une grande subtilité philosophique ou anthropologique ; pour cette raison les grand dirigeants et experts du management confortent surtout leur expertise technique. Tout le monde sait tout en management mais qu’est-ce qui empêche de mettre en pratique ces connaissances ? Notre dirigeant savait comme tous les managers, évidemment, qu’il faut mettre en œuvre ( ?) de l’autonomie et de la liberté. Mais ce genre d’affirmation ne constitue pas une solution mais un problème, ou plutôt trois problèmes.

Ces trois problèmes sont ceux que l’on rencontre en abordant toute grande question de management. Le premier est de savoir comment situer la dimension « liberté » dans les pratiques, les actions et l’exercice même du management. La question de la liberté en management ne peut se résumer au fait d’être pour ou contre. Le deuxième problème est d’observer les pratiques pour voir si cette liberté contribue ou non à la performance, car le management reste cette mission de pilotage de l’action collective pour produire de la performance. Le troisième problème est celui de l’action car fort de ces écarts entre l’évidence et la réalité, le manager doit être acteur et pas seulement observateur.

Comment aborder la liberté ? La question des théories.

« Tous les managers savent qu’il faut de la liberté ». Et alors ? La liberté constitue-t-elle ce bien suprême (au fronton de nos mairies) que toute action humaine doit viser. Elle serait alors la valeur première qui nous réunit, la référence de toute action managériale, le but même de la vie en collectivité, l’idéal auquel tout devrait contribuer. Le management devrait rendre chacun encore plus libre. Les organisateurs, ceux qui considèrent l’organisation comme un objet à façonner, à transformer et à manipuler, peuvent voir la liberté comme une chose qu’il s’agit de décider, de donner aux personnes. En construisant des organisations, on crée de la liberté, on l’alloue, comme dans la définition de fonctions ou de délégations. Si la liberté est chosifiée, elle est donc contrôlable et les organisations du travail sont souvent conçues pour assurer ce contrôle, borner la liberté, la contenir et la maîtriser : un banquier ne peut pas s’engager au-delà d’un certain niveau et un conducteur de train doit s’arrêter au carré, à moins que les nouveaux outils de pilotage automatique ne le fassent à sa place.

Car l’exercice de la liberté peut être dangereux. En matière de santé, de police ou d’expériences scientifiques on ne peut faire n’importe quoi et comme les êtres humains ne sont pas toujours bienveillants, leurs initiatives peuvent être néfastes voire interdire la performance. Les organisations du travail sont alors confrontées à la nécessité de contrôler et de limiter l’exercice de la liberté. D’ailleurs, ne partent-elles pas souvent du principe non avoué de la paresse foncière des êtres humains et de la nécessité de contrôler cette liberté de ne rien faire : Gaston Lagaffe est à cet égard une source permanente d’inspiration et de réflexion sur le management.

Autre conception, la liberté se donnerait parce qu’elle correspond à un besoin des personnes. Le management est sensible à cette idée des besoins à la satisfaction desquels les personnes dévoueraient leurs actions : la liberté serait l’un d’eux, à moins que ce ne soit une source de satisfaction génératrice de performance. On aime cette idée selon laquelle des personnes satisfaites seraient forcément plus performantes. Ainsi la liberté serait toujours bénéfique, puisqu’elle est un idéal dans la société dans son ensemble, elle devrait également l’être dans le contexte du travail ou de l’institution comme si celle-ci devait reproduire un parallélisme de la société politique plus grande.

Il est enfin une dernière conception qui nous est offerte par la sociologie des organisations. Elle part du principe que la liberté n’est pas un objet, une caractéristique du fonctionnement des sociétés ou une vertu qui serait manipulable par les organisateurs ou les managers. La liberté est plutôt une caractéristique humaine, tout acteur est libre, dispose d’une marge de liberté même si elle n’est pas égale pour chacun, même si chacun ne la mobilise pas forcément. La question de management est alors de savoir repérer les utilisations de cette liberté et de voir comment cela peut contribuer à une performance globale.

Quel enjeu de business ? La question des pratiques.

La deuxième manière d’aborder les questions managériales est d’observer les pratiques. Dans un ouvrage déjà ancien[1] mais que des contemporains pourront actualiser si nécessaire, les auteurs s’interrogeaient sur les pratiques des entreprises en écartant les discours et les vœux pieux. Les trois modèles de pratiques managériales posent diversement la question de la liberté. Dans un premier modèle, la performance découle de la qualité des organisations, des systèmes et processus de travail. La question de la liberté ne se pose pas si ce n’est pour la contenir et la contrôler ou, du moins, tel un supplément d’âme, la laisser s’épanouir dans un cadre très maîtrisé.

Dans une deuxième catégorie de pratiques, on développe l’individualisation et la prise en compte des personnes, comme le révèle le thème très actuel de la gestion des talentes et des talents. Il y a là une très grande attente vis-à-vis de ces personnes exceptionnelles, ces combinaisons rares de compétences rares mais seulement de celles-là. Comme si la performance d’une organisation dépendait à la fois de processus efficaces pour le plus grand nombre et du potentiel d’utilisation de leur liberté et de leur autonomie de quelques-uns.

Une troisième catégorie de pratiques fait de l’engagement personnel dans le travail ou le projet d’une entreprise la source de son succès. Dans cette notion d’engagement il faut voir l’utilisation par chaque acteur de sa liberté au profit d’un projet collectif. S’il est bien difficile de créer de l’engagement, c’est parce que celui-ci résulte de ce choix personnel (pas forcément conscient) de le faire. Dans ce cas, l’exercice par chacun de sa liberté et de son autonomie est une condition même de la réussite. A ce propos, on ne souligne jamais assez que si des entreprises dites libérées peuvent avoir transformé profondément leur mode de management, c’est que justement elles disposaient de ressources d’engagement de la part du plus grand nombre dans une vision ou un projet.

Force est de constater que ces trois modèles peuvent certes correspondre plus ou moins aux rêves ou convictions de chacun mais qu’ils traduisent assez fidèlement ce que l’on observe. Il est donc des pratiques managériales qui n’ont que faire de la liberté des acteurs, il est donc des voies de performance qui s’en passent très bien. D’ailleurs, n’est-ce pas une constante de l’organisation du travail depuis plus d’un siècle de se protéger du risque de la liberté des acteurs ?

Comment manager ? La question de l’action

Après les théories et les pratiques, il est une troisième manière d’aborder une question managériale, celle de l’action. Au-delà de l’émoi philosophique, que peuvent faire les managers de cette question de la liberté ?

Deux postures sont possibles. La première consiste à considérer que la liberté n’est pas une question managériale. C’est à chacun, à chaque acteur, de construire sa vie à partir de la marge de liberté qui est toujours la sienne. Le management n’est qu’une affaire de gouvernement ou de règles établies à faire respecter et la seule question liée à la liberté revient à ce que les personnes sont autorisées ou non à faire dans ce cadre. On sait que dans la gestion des talentes et des talents c’est à celles et ceux qui en sont à développer leurs talents, à personne d’autre. Les organisations peuvent créer des conditions nécessaires à cet apprentissage mais cela reste un devoir et une initiative personnels.

La seconde posture consiste pour le management à faire en sorte que les acteurs puissent le mieux possible assumer cette posture de liberté ou d’ « autodétermination » pour reprendre un terme retrouvé plutôt dans la littérature anglo-saxonne (la référence française étant plus politicienne). Evidemment, gagner sa liberté et assumer de devoir l’utiliser, c’est un chemin personnel : le management le découvre alors que toutes les traditions éducatives et spirituelles en connaissent les principes et modalités depuis des siècles. Cela requiert une progression dans les contenus et phases de l’apprentissage que nous ne développerons pas ici parce qu’ils ne constituent pas la plus grande difficulté.

Pour une organisation, un talent manager ou un responsable du développement managérial, les difficultés sont ailleurs pour développer l’autodétermination, elles se situent dans l’approche même du développement et de la gestion des personnes. Il existe ainsi au moins trois freins qui empêchent les organisations d’accompagner leurs managers dans le développement de leur liberté.

Premier frein, le temps. Un tel développement personnel requiert du temps et aujourd’hui les formations doivent être courtes, quelques slides et/ou un événement « émotionnant ». On vise la sensibilisation des personnes plutôt qu’on ne les accompagne dans leur développement et leur maturité.

Deuxième frein, on cherche rarement à développer les personnes : on préfère les talentes ou les talents, les sauveuses ou les sauveurs, ces personnalités exceptionnelles qu’il suffit de rémunérer sans être obligé de les développer ou de les accompagner.

Troisième frein, l’épistémologie. Tout dépend en effet du statut que l’on accorde au management et à sa connaissance. Si certains disent « tous les managers savent que … » et que l’ultime frontière du développement managérial est atteinte puisque les managers savent, le problème du management serait donc résolu…


[1] Lawler, E, O’Toole, J. The new American workplace. Palgrave McMillan, 2007.