Dans un ouvrage récent Jean-Paul Aimetti[1], s’interroge sur la vague du « big data ». Dans des domaines aussi divers que la médecine, l’éducation, la gestion de la circulation ou le marketing, la profusion des données et la capacité de les analyser transforment les activités traditionnelles et s’imposent comme un tsunami irrésistible. Evidemment les bienfaits sont nombreux mais aussi les risques, un des principaux n’étant pas seulement les utilisations malignes de ces nouvelles opportunités mais aussi cette impression désagréable d’une nouvelle dictature, celle de la nouveauté imposée, de la pensée moderniste terroriste selon laquelle serait ringardisé tout ce qui questionnerait le vent forcément bénéfique du progrès.

D’ailleurs un jeune professeur de la Stern School of Business à New-York[2] analyse les addictions comportementales nouvelles produites par les jeux, les smartphones, l’activité sur les réseaux sociaux et l’ensemble des prothèses électroniques manuelles qui sont à l’homme moderne ce qu’était le chapelet dans les pays du Moyen-Orient.

On est forcément partagé devant ces deux regards portés sur nos modes de vie actuels. D’un côté nous détestons l’idée de l’addiction, de la perte de liberté d’une personne que l’on rêve responsable et « auto-déterminée » ; on est effrayé d’imaginer les malins qui en profiteraient. D’un autre côté, comme certains anciens économistes[3], on se demande si le vice ne peut servir parfois la vertu. Les parents, refusant l’idée de toute addiction pour leurs enfants, troqueraient volontiers - si le choix leur en était donné - une addiction aux jeux vidéos et aux réseaux sociaux contre une autre liée aux mathématiques ou à la lecture. Et d’ailleurs, nos situations de travail ne pourraient-elles pas emprunter un tout petit peu aux mécanismes de l’ « irrésistibilité » ou de l’addiction, juste pour augmenter l’engagement ou la qualité du travail au travail ?

Adam Alter distingue six caractéristiques principales de ces mécanismes d’addiction : six, le chiffre diabolique justement. A examiner les six ingrédients de l’addiction comportementale, on comprend mieux pourquoi le travail, en général, à devenir addictif.

Le but

Dans de nombreux domaines (santé, sports) les petits objectifs apparemment accessibles deviennent des points de fixation qu’on n’a de cesse de vouloir atteindre. C’est moins romantique qu’une profonde conversation à une vision mais souvent plus efficace : ceux qui se remettent au sport ou commencent un régime le savent. Des chercheurs, selon Alter, ont remarqué chez les coureurs de marathon qu’ils sont plus nombreux à finir à 3h59 qu’à 4h01 (il en va de même pour chaque temps « arrondi »). En effet, en approchant des 4h, chacun a su se motiver pour atteindre la performance. Nous sommes dans une culture d’objectifs ; on s’en fixe partout à l’école, au stade et même dans la vie conjugale. Alter note que l’idée de la poursuite d’objectifs prend de plus en plus d’importance dans la littérature à partir de la deuxième moitié du siècle dernier. On dispose aujourd’hui de plus en plus de moyens pour se fixer des objectifs et suivre leur réalisation et cela concerne aussi bien les calories, le nombre de pas ou le score atteint au dernier jeu sur votre smartphone. Ce qui crée de l’addiction ce n’est évidemment pas l’atteinte de l’objectif mais le sentiment d’échec de ne pas avoir atteint le but suivant.

Evidemment, le travail n’apporte pas ce genre de stimulus. Même si les objectifs sont partout dans le management actuel, ils sont souvent perçus comme déconnectés de sa propre réalité et on n’a pas l’impression de se les être choisis soi-même. Souvent aussi ces objectifs sont éloignés d’un quotidien du travail qui s’avère plus monotone et banal.

Le feedback

L’enfant apprend grâce au feedback, il teste et tente son environnement dont il observe les réactions, c’est la base du processus d’apprentissage mais l’adulte continue de fonctionner comme cela et il reste sensible à toutes les réactions de ce qui l’entoure. Mettre une photo sur un réseau social ou un article sur son blog professionnel, c’est souvent espérer un nombre de vues, de « likes » ou de « retweets ». Les jeux et pratiques addictifs entretiennent ce flux de feedbacks, tout comme sur votre ordinateur font irruption de multiples annonces censées correspondre à votre besoin et votre profil.

Dans le travail en revanche on agit le plus souvent dans l’indifférence en n’en recevant qu’un feedback programmé, pas toujours bien exprimé et encore moins sincère. Beaucoup ont l’impression de n’être qu’un petit maillon d’une immense chaîne en ne voyant jamais le résultat de leur travail, que ce soit de leurs succès ou de leurs erreurs. Les pratiques managériales, les modes de collaboration tout comme les organisations de travail, ne donnent tout simplement pas l’occasion de ces retours.

Le progrès

Les jeux à succès, selon les spécialistes, donnent aux novices comme aux experts le sentiment de réussir. Tout le monde aime gagner et réussir et cela passe par la compétition, contre un appareil ou contre un adversaire. Ce goût addictif pour la compétition peut être reproduit dans des exercices simples. Par exemple, celui qui consiste à vendre aux enchères des pièces de 1 cent : il m’est arrivé de voir des cadres supérieurs, grands spécialistes de finance internationale, miser quelques dizaines d’euros pour acheter … 1 cent face à un adversaire, dans une situation d’enchères ! Tous les bons jeux savent donner la chance au débutant, les gestionnaires de machines à sous l’ont compris depuis longtemps : le souvenir de ce premier succès rapide est immense et il capte littéralement celui qui vient de mettre le doigt dans l’engrenage fatal.

Pas facile de trouver ce sens du progrès et de la compétition dans le travail ; il existe même un discours managérial qui prône la coopération et stigmatise l’idée même de compétition. Souvent est suggérée l’idée irénique du travail collaboratif sans voir que la coopération n’est pas un besoin mais une ascèse. Quant aux systèmes de rétribution, rares sont ceux qui reconnaissent la compétition ou la réussite ; ils procèdent plutôt d’autres logiques ou noient les fruits de la compétition dans un flot d’autres préoccupations qui lui font perdre de la présence.

L’escalade

Selon ce principe de l’escalade les hommes recherchent du mouvement et de la dynamique. Même si de nombreux ouvrages traitent du bonheur et du bien-être comme un état de félicité paradisiaque, ce n’est pas la réalité de ce que l’on veut vraiment. De nombreuses études psychologiques citées par Alter font état de ce que les personnes préfèrent faire quelque chose plutôt que rien. Tout le monde veut du bien-être mais il est rare, quand cet état survient, de ne pas l’interrompre par une activité, souvent difficile et déplaisante. C’est le cas, en vacances, quand on entreprend un entraînement éprouvant, c’est le cas en weekend, quand on se relève du fauteuil pour ranger son garage. En fait, on aime la difficulté : les coups de marteau sur la tête font tellement de bien quand ils s’arrêtent. Un des facteurs d’addiction, c’est de se trouver dans une situation où une nouvelle victoire se situe au coin de la route : dans deux registres différents les grands-mères disaient que l’Avent donne plus de plaisir que Noël alors que pour Clémenceau le meilleur était toujours dans l’escalier.

Beaucoup de situations de travail ne sont que routines répétitives, surtout sans les difficultés qui pourraient causer du stress et de la souffrance : c’est le règne de l’illusion de l’état de satisfaction. Le discours de l’effort n’est pas mobilisateur et toute difficulté serait le signe d’un dysfonctionnement plutôt qu’un mode naturel de rapport au monde. Et il est une chose que nos pratiques de GRH ont du mal à gérer, c’est de maintenir les personnes dans un juste équilibre entre leur niveau de compétence et un niveau de challenge qui soient moteurs.

Le suspense

Le suspense est addictif, on adore être dans la tension de se demander ce qui va se passer ensuite. Les personnes préfèrent se demander si leur désir va être satisfait plutôt que de l’avoir effectivement satisfait. Les jeux à succès maintiennent ce suspense, tout comme les fabricants de séries ou de feuilletons savent le mettre en scène depuis longtemps. La seule différence aujourd’hui c’est que ce rythme de tension/satisfaction/nouvelle tension peut être accéléré et il crée donc de la difficulté à se détacher du cycle. D’ailleurs, après une course ou un événement familial, on passe souvent plus de temps à revenir sur ce qui ne s’est pas passé. Les tâches qui n’ont pas été totalement accomplies occupent plus l’esprit que les accomplies.

Dans le travail, le suspense n’est pas fréquent et la régularité des objectifs ou des challenges ne concerne que certaines catégories de personnes ou certains niveaux dans une entreprise avec le suspense provoqué par les rencontres avec les analystes financiers. Pour la plupart des salariés ce n’est quand même pas la vision et la nouvelle transformation qui peuvent constituer un suspense addictif !

La socialisation

Se référant au besoin de bonding, Alter souligne un dernier ingrédient d’addiction qui concerne la relation aux autres. L’être humain est un être social qui vit avec, par, pour et contre les autres ; non seulement il ne peut ignorer ce que les autres pensent mais il a besoin, même virtuellement, d’être en relation avec d’autres comme le montrent ces personnes introverties qui passent des nuits sur des jeux en réseau. Beaucoup d’applications ont vu leur succès découler d’un lien entre l’activité proposée et un réseau social relié. Plus qu’un simple feedback, c’est le sentiment d’appartenir à un groupe, à une communauté qui compte. Et même l’application avec laquelle vous tentez de ré-apprendre une langue vous propose d’être en contact avec ceux qui s’y essaient comme vous. En fait, comme les personnes ont moins besoin de savoir ce qu’elles sont que ce qu’elles sont par rapport à d’autres, tout ce qui permet de satisfaire ce besoin jamais définitivement satisfait va générer de l’addiction.

Effectivement, c’est difficile pour le travail de devenir addictif sur ce point. La grande différence entre l’entreprise et un réseau social c’est que vous avez choisi vos amis sur le second alors que le travail vous force à interagir avec ceux que vous n’aimez pas le plus souvent…

Les facteurs d’addiction semblent donc à première vue très éloignés de nos modes de travail. On peut s’en réjouir en se disant qu’au moins le travail échappera aux perversités de l’addiction. D’autres diront au contraire que certains modes de travail qui nous sont présentés aujourd’hui comme le summum du modernisme tendance, dans les start-ups, espaces de co-working ou autres fab-lab par exemple, pourraient bien relever de ce que Alter appelle une addiction irrésistible.

Et puis il reste une troisième position, plus pragmatique. D’une part, les pratiques d’addiction pourraient donner des idées de rénovation managériale, ne serait-ce que parce qu’elles aborderaient les personnes telles qu’elles sont ; d’autre part, on n’est jamais aussi performant que quand on aborde la nature humaine de manière réaliste et pas idéologique. Et enfin, on devrait se rassurer du fait que le pire n’est jamais certain : Adam Alter ne reconnaît-il pas que le déclic pour écrire son livre vient de cette information selon laquelle les grands patrons du numérique de la Silicon Valley faisaient tout pour que leurs propres enfants … ne soient pas en contact avec les terribles machines qu’ils vendent en si grand nombre.


[1] Aimetti, JP. No data. Descartes et Cie, 2017.

[2] Alter, A. Irresistible. The Bodley Head, 2017.

[3] La Fable des abeilles de Bernard Mandeville par exemple au début du 18ème siècle.

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