NDLR : pendant le mois d’août, nous remettons en ligne quelques un des articles les plus lus sur RH info.


Après le « vivre-ensemble » et le « travailler-ensemble », voici le « manger ensemble » qui améliorerait la communication, l’esprit d’équipe, et même l’efficacité. Les entreprises cherchent les moyens de plus en plus sophistiqués pour développer le team-building alors qu’il suffirait aux collègues de rompre le pain ensemble. Tout avait pourtant été essayé pour créer de la dynamique de groupe avec des aventures outdoor, des expériences artistiques, des balades en montagne, de la simulation de sous-marin, des émotions de commando, de la simulation de crise et, finalement, la solution était aux portes de la cuisine ou de la salle à manger. C’est ce que révèle un court article[1] de la Harvard Business Review.

Google avait depuis longtemps intensément communiqué sur sa politique d’open food, selon laquelle aucun salarié ne devrait se trouver à plus de 100m d’un lieu de restauration. Le cuisinier était même devenu l’emblème d’une politique managériale novatrice où la perspective de bonne nourriture partagée et gratuite devait rendre possible et renforcer des relations fructueuses entre les personnes.

Ceci dit, beaucoup d’entreprises en France ont développé les cours de cuisine, non pas parmi les activités du comité d’entreprise mais comme séquence d’une formation managériale : les participants doivent non seulement concevoir des menus, confectionner les plats mais encore participer au repas. Tout cela semble assez pertinent dans une culture française qui donne encore de l’importance à la nourriture partagée.

Même si la galette des rois fait débat ici ou là en constituant avec la crèche une intolérable atteinte à la laïcité pour certains, les repas de service ou autres occasions de manger ensemble sont nombreux et - quand il y a quelque chose à fêter ou un problème important à résoudre - les équipes aiment à se retrouver autour d’une nourriture commune. Les entreprises françaises investissent énormément dans les restaurants d’entreprise et elles ont permis à cette formule originale du chèque-déjeuner de se développer.

Il est donc tout à fait intéressant de noter qu’une revue de management anglo-saxonne très influente à l’international en vienne à consacrer un article à ce qui peut finalement nous paraître assez banal : il est effectivement important de manger ensemble, dans les entreprises, au sein des équipes, entre êtres humains normaux… Mais méfions-nous des évidences : encore faut-il comprendre pourquoi le « manger-ensemble » est important et clarifier l’intérêt managérial qu’il peut représenter.

Pourquoi c’est important

Manger répond à un besoin de base et ne peut donc être négligé dans une réflexion managériale. N’est-ce pas aussi la nécessaire récupération de la force de travail ? Absorber de la nourriture régulièrement est une des rares pratiques que partagent très largement les personnes et le management n’est-il pas perpétuellement en recherche de ce que les individus peuvent partager puisque c’est un fondement nécessaire pour renforcer les liens. Mieux encore, dans de très nombreuses cultures, les gens ont souvent faim à peu près aux mêmes heures : Google, pour les citer à nouveau, ne s’y était d’ailleurs pas trompé en donnant autant d’importance au déjeuner qu’au petit-déjeuner. Dans notre pays, d’après les grandes sociétés de fast food, nos concitoyens ont conservé l’idée du repas, ce moment de milieu de journée où l’on ne fait pas qu’absorber de la nourriture mais où on éprouve le besoin de s’asseoir pour prendre différentes nourritures dans un ordre bien établi.

Manger est important comme notre anthropologie et notre culture nous le confirment. La « compagnie » est un nom traditionnel de l’entreprise : son étymologie du XIème siècle renvoie au partage du pain, à l’action de rompre le pain ensemble. Le compagnon est d’ailleurs celui avec lequel on partage le pain. N’est-ce pas symptomatique qu’un des termes ancestraux pour désigner l’entreprise ait repris cette référence alimentaire et conviviale ! Mais si ce vocabulaire est symbolique, encore faut-il clarifier de quel sens commun il est porteur.

Manger ensemble est le signe d’un minimum d’intimité et de volonté de la relation. Dans les relations sociales, on ne va pas immédiatement partager un repas, mais quand on le propose et si l’invitation est acceptée, c’est le signal d’une volonté d’approfondir la relation, d’un souci de se rapprocher, d’aller au-delà des relations professionnelles prescrites et strictement indispensables pour faire son travail.

Manger ensemble, c’est un lieu de relation où la nourriture sert aussi de médiation, de terrain « neutre » pour élargir le champ de l’échange ; c’est une occasion d’ouvrir les thèmes de discussion même s’il s’agit du temps, des histoires personnelles et de l’appréciation comparée des contenus d’assiette. L’article cité propose un terme sophistiqué pour revamper la banalité du « manger-ensemble » : il parle d’une « commensalité »[2] qui peut devenir un lieu d’expérience de certaines formes de politesse et donc de respect de l’autre. Ceci ne peut qu’améliorer des relations professionnelles où la pression de l’activité peut avoir tendance à gommer toute forme de retenue dans les relations humaines. En mangeant ensemble, il faut s’attendre, ne pas parler la bouche pleine ni quitter la table avant les autres : autant de banalités du savoir-vivre dont le rappel ne peut qu’améliorer les relations du quotidien.

Manger ensemble c’est aussi un lieu d’expression et d’acceptation de la diversité. Celle-ci s’exprime dans les multiples ajustements individuels liés à la nourriture sous forme de régimes spécifiques, d’interdits alimentaires ou de contrindications. Et le repas, le partage de nourriture, ne serait-il pas un lieu où il est le plus facile d’accepter et de faire l’apprentissage d’une diversité qui n’isole pas mais rassemble autour d’une table.

Manger ensemble, c’est une occasion d’affirmer ses goûts et ses opinions sans crainte. C’est aussi, beaucoup de DRH le disent, un lieu où se cristallisent souvent des insatisfactions, comme si le restaurant d’entreprise était un bon révélateur de l’état du climat social. Ils savent l’importance de la qualité des menus et ils interprètent la montée des griefs sur la nourriture ou le service au restaurant comme un indicateur de mauvaise ambiance. Le changement de prestataire joue ainsi souvent le rôle de bouffée d’air voire de concession aux demandes des représentants du personnel. C’est bien le signe en tout cas que le manger-ensemble a des implications managériales.

L’intérêt managérial

Si manger ensemble est si important, il y a donc une question managériale, en tout cas un sujet d’intérêt pour le management. Et avant de se lancer immédiatement à faire table ouverte ou à imposer aux autres des formes de convivialité auxquelles il ne pourrait échapper, on peut donner au moins trois clés pour aborder la question.

La première clé est symbolique, elle consiste à reconnaître le sens du « manger ensemble » même si les cahiers des charges pour le restaurant d’entreprise ou l’habitude ont semblé traiter définitivement expulsé le sujet. Le « manger ensemble » est porteur de sens : d’ailleurs, quand des collègues cessent de le faire ou quand on s’accommode de ce que chacun le fasse dans son coin, c’est généralement le signe d’une détérioration de l’ambiance et de la capacité à collaborer. Observer au restaurant comment se regroupent les convives n’est-il pas un bon indicateur, sinon du climat, du moins des affinités ou des évitements. Reconnaître la convivialité dans le travail, c’est ne pas sacrifier à l’idée confortable du « chacun fait ce qu’il veut » mais chercher le degré et le mode de convivialité qui sied aux personnes et au projet du lieu.

Mais il ne suffit pas de reconnaître l’existence de cette dimension symbolique, encore faut-il en faire quelque chose, investir par exemple dans la beauté du lieu et la qualité de la nourriture. Il est tout aussi significatif que les différentes catégories décident de manger au restaurant d’entreprise, dans des salles réservées ou dans une salle unique sans tables réservées. Là encore il ne s’agit pas de suggérer quelques mouvements démagogiques mais seulement d’inviter les managers à investir la question de la « compagnie » (partage du pain, rappelons-le).

La deuxième clé managériale concerne les règles à prendre et tenir pour le « manger ensemble ». Elles peuvent toucher à la prise en compte des rites alimentaires de certains, ou aux nuisances de la nourriture, quand on mange dans un open space par exemple. Peut-on éviter aujourd’hui, dans certaines activités culinaires partagées, la question de l’alcool : beaucoup d’entreprises ont pris des mesures drastiques à cet égard. Pourquoi ne pas être un peu plus proactif pour susciter des repas d’équipe, ou éviter le communautarisme générationnel qui se révèle souvent dans une salle de cantine.

La troisième clé est plus comportementale pour le manager. Les militaires soulignent souvent l’importance du mess dans l’exercice du commandement, c’est le lieu de relations plus personnelles et décalées. Elles ne servent pas que de respiration ou de récréation mais elles témoignent de relations humaines qui ne peuvent seulement être professionnelles étant donné que les personnes ne se réduisent pas à leur activité. Comme les relations entre acteurs sont autant en coulisses que sur la scène, les relations professionnelles sont autant - quoique dans des registres différents - dans un bureau qu’autour d’une table. Pour le manager, le partage du repas est un lieu de renforcement de ce que l’on a en commun : il ne s’agit pas forcément d’en faire un lieu d’information ou de persuasion mais simplement d’une expérience commune qui a l’avantage, à la différence de beaucoup de méthodes de team-buiding d’être facile à entreprendre, régulière, peu coûteuse en temps et agréable à tous.

Sur ce même plan, les managers, en réfléchissant au « manger ensemble » n’omettront pas deux aspects typiques de toutes les actions managériales. Premièrement, leurs initiatives en la matière n’auront de sens qu’avec un minimum d’authenticité dans la manière de les instituer et de les faire vivre … dans la durée. Celle-ci tient aux comportements et attitudes du manager mais aussi à la culture ambiante et à la clarté du projet.

Le deuxième point à ne jamais oublier est que toute initiative managériale a toujours ses effets pervers. Vouloir trop inclure et renforcer les groupes et équipes est souvent aussi un moyen d’exclure certains. Mais ne pas s’occuper du « manger-ensemble » a encore plus d’effets pervers.


[1] « Collaboration : team building in the cafeteria » : HBR Décembre 2015

[2] Terme utilisé dans la littérature anglo-saxonne qu’il faut utiliser avec prudence en français puisqu’il signifie le droit de partager la table du Seigneur…

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