Dans mon billet précédent, Les grandes grèves du siècle dernier ont laissé place à des millions de microgrèves intérieures… je vous avais livré l’excellent rapport de Hubert Landier intitulé Des salariés engagés : qualité du management et performance de l’entreprise

Pour bien comprendre de quoi il s’agit, voici quelques précisions issues de la même étude et de réflexions personnelles.

Qu’est-ce que le désengagement?

Désengager: Libérer d’un engagement.

Le désengagement est la diminution de l’implication de l’individu vis à vis de son entreprise et de son travail. Ne trouvant plus de sens à sa tâche, brimé par l’image que le monde du travail lui renvoie de lui-même, découragé d’avoir le sentiment de faire des efforts en vain, las d’être déresponsabilisé par des contrôles et des reporting toujours plus fréquents, frustré de ne pouvoir prendre des initiatives ou de participer aux décisions qui le concernent, le salarié va progressivement se sentir libéré de l’engagement moral qui donnait du sens à son travail par une entreprise dont il ne voit venir en retour que sources de mécontentement.
Au lieu d’une contestation forte, il va choisir une passivité discrète, laisser faire… La colère s’exprimera sournoisement, parfois même sans que l’individu en ait conscience.

Or ce phénomène prend des proportions de plus en plus alarmantes depuis quelques années. Continuer de l’ignorer serait une grave erreur car le désengagement est justement invisible, toxique et… très coûteux.

Quelle sont les causes du désengagement ?

Une image négative de l’entreprise

L’image de l’entreprise semble s’être détériorée au cours des trente dernières années. L’entreprise a perdu un visage humain au profit des visages anonymes du monde de la finance, d’obscures actionnaires et de fonds de pensions.
La méconnaissance du monde du travail par la jeune génération s’accentue, cela s’expliquant, entre autres, par l’allongement des études.

Le chômage massif et constant que subit notre société depuis les années 1970 a créé un climat de dépendance envers le monde du travail. La difficulté, réelle ou supposée, de décrocher un job est entrée dans l’imaginaire collectif à travers de nombreuses œuvres littéraires ou cinématographiques. La relation entre l’individu et le travail s’en est trouvée pervertie et détériorée. Le sentiment de précarité et le décalage entre l’offre et la demande sur le marché du travail tendent à attaquer des besoins les plus fondamentaux comme la sécurité ou la reconnaissance.

Les causes internes à l’entreprise

"S’il semble difficile, voire impossible, de préciser ce qui provoque l’engagement des salariés, il est en revanche beaucoup plus aisé de repérer ce qui provoque leur désengagement."
Dans l’étude, l’auteur s’appuie sur plusieurs années d’audit en entreprise sous différentes formes (entretiens, questionnaires, enquêtes…) pour dresser un tableau des motifs de mécontentement accompagnant l’évolution de la société et du monde du travail. Des problématiques émergentes, souvent niées ou minimisées, et encore peu perçues comme facteurs néfastes pour l’entreprise. Les motifs de satisfaction ou d’insatisfaction d’un salarié peuvent s’échelonnent en cercle autour de lui-même. Ainsi ses relations avec ses collègues de travail sont une source de préoccupation beaucoup plus concrète et réelle que l’image de la direction générale ou des perspectives d’avenir de l’entreprise.

Sachant cela, les principales causes du désengagement trouvent leurs sources dans les thèmes suivants :

Un problème de qualité du management

Le rôle et la qualité du management sont des préoccupations permanentes dans notre culture depuis les années 1980. Le nombre d’articles et de sujets qui paraissent chaque jour en témoigne. Pour autant, les carences en compétences du management de proximité n’ont jamais été aussi flagrantes.
Avec une mission floue, pas toujours assumée, coincé entre ses équipes et sa propre hiérarchie, le manager a souvent du mal a s’épanouir dans son costume. L’entreprise lui demande beaucoup sans pour autant mettre en face la latitude d’action et l’autonomie que sa tache requière. Dans cette position inconfortable, le management de proximité peut tout à fait devenir une source d’insatisfaction chronique.

A travers les entretiens d’évaluation, Hubert Landier décrit cette position bancale du management de proximité:

En ce qui concerne les entretiens annuels et les critères portant sur les mesures salariales individuelles, les audits laissent apparaître une marge certaine entre les intentions de la direction et la façon dont les choses sont perçues par les intéressés. Ce n’est pas parce que les entretiens ont effectivement lieu qu’ils sont nécessairement bien faits et perçus comme utiles. Et ce n’est pas parce que les augmentations de salaire sont liées à des critères jugés objectifs par la direction que les intéressés en sont nécessairement informés, moyennant quoi leur ressenti peut être celui de mesures subjectives ou arbitraires.

Une centralisation excessive et un abus des procédures

Certaines grandes entreprises ont connu au cours de ces dernières années de véritables bouleversements : changements de métier, changement de périmètre, changement parfois, de statut. Ces changements, qui conditionnaient parfois la survie de l’entreprise, ont dû se faire d’une façon accélérée.

En découlent des déficits d’information envers les salariés, de concertations en même temps qu’une diminution de l’autonomie des managers de proximité, soumis à des directives laissant peu de marges de manœuvre localement.
La centralisation excessive entraîne également une diminution de la compréhension des objectifs, dictés par des standards impersonnels et la multiplication des outils de reporting, souvent mal acceptés par les salariés.

L’incompréhension des changements en cours

L’étude met en avant la différence de perspective entre les salariés et les dirigeants qui entraîne une incompréhension réciproque entre les réactions des uns face aux décisions des autres. Le manque d’accompagnement du changement a des conséquences terribles pour l’ensemble de l’entreprise.

La dissolution des équipes et le développement de la solitude au travail

L’individualisation des objectifs, les modifications incessantes de structure et le dispersement géographique rendent difficiles les rapports de collaboration, le tissage de liens et le sentiment de solidarité.
L’émergence des comportements individualistes, l’accélération des flux de données et une quantité de travail en constante augmentation contribuent largement à la détérioration de l’ambiance de travail.
Le point fondamental du rapport est le recul du sentiment d’appartenance à un collectif au profit d’un sentiment de solitude. L’image des représentants du personnel et des syndicats s’est largement dégradée. La solidarité s’est effacée et son manque se fait ressentir de façon cruelle lorsque l’individu doit surmonter des difficultés ou qu’il se sent injustement traité.

La remise en cause des valeurs sur lesquelles se fonde le travail

Les salariés français tiennent en haute estime le travail bien fait et au sentiment de fierté qui en découle. Cette valeur qui fonde culturellement la notion de travail se voit de plus en plus contrariée par les nouvelles demandes économiques.

Hubert Landier explique:

Les valeurs investies dans le métier peuvent parfois entrer en contradiction avec les exigences de l’entreprise ; c’est le cas lorsque le salarié a le sentiment que celle-ci en vient à négliger « la belle ouvrage » pour des raisons de rentabilité ou que la noblesse attachée au métier se trouve niée, parfois brutalement, par l’introduction de méthodes nouvelles tendant à remettre en cause les pratiques traditionnelles. Il peut en résulter une impression de mépris du travail bien fait venant de la direction, et une hostilité à l’introduction d’innovations ou d’exigences de résultats jugées nécessaires par celle-ci.

L’absence de reconnaissance du travail et des efforts accomplis

L’absence de reconnaissance est sans doute l’erreur de management la plus répandue conduisant à un désengagement fort du salarié. Très mal vécue, elle exacerbe le sentiment d’injustice et, si elle devient chronique, remet en cause le rôle même du salarié.
Une autre conséquence du manque de reconnaissance – qui n’est pas le sujet du rapport – est à l’inverse un « sur-engagement ». Pour obtenir une reconnaissance absente, l’individu se lance dans une course frénétique d’exigences et d’investissement personnels, terrain très favorable au « burn out ».

Comment se manifeste le désengagement?

Pour l’entreprise :

  • Le manque d’efficacité personnelle et collective
  • Le manque de proactivité
  • Le développement du turn-over
  • La progression de l’absentéisme

Pour l’individu :

  • Les risques psychosociaux

Le développement des risques psychosociaux est […] parallèle à celui du désengagement Les audits de climat social laissent ainsi apparaître, au sein d’une même entreprise, des différences importantes d’un site d’exploitation à un autre en fonction de la qualité du management local

Ce que coûte le désengagement ?

Hubert Landier illustre cette question de la manière suivante:

Le désengagement des salariés peut coûter extrêmement cher à l’entreprise. À supposer une journée de grève suivie à 100 %, cela représente une journée de travail perdue ; à supposer par contre que l’ensemble du personnel réduise son efficacité de 20 % par rapport à son potentiel, cela représente une quarantaine de journées perdues pour une année pleine.

Le désengagement des salariés coûte à l’entreprise, à la société et aux individus. Il est difficile de chiffrer de manière précise ce coût mais l’étude nous donne un aperçu assez exhaustif des postes concernés :

Turn-over excessif

Les départs impromptus coûtent évidement en prospection, recrutements et formation. Au-delà de cela, un salarié désengagé sera moins enclin à partir en s’étant assuré que l’ensemble de ses taches, compétences et connaissances soient optimum pour assurer sa succession sans difficulté.

Absentéisme

Indépendamment de l’absentéisme incompressible, l’absentéisme « douteux » et l’absentéisme représenté par les troubles psychosociaux – dépressions nerveuses – représentent un coût qui peut être évalué. Cette évaluation, toutefois, ne saurait intégrer toutes les conséquences de l’absentéisme en termes, notamment, de retards dans l’exécution du travail.

Perte d’efficacité et de la perte d’image

Le désengagement des salariés conduit à une multiplication des retards, des erreurs, des malfaçons, des gaspillages de toutes sortes, à de la casse d’outils ou à la détérioration du matériel.

On en déduit naturellement une baisse de l’image de l’entreprise pour la clientèle : un service amoindri, des produits moins fiables, une perte de confiance.

Perte de rentabilité

Toutes les études le montrent, un engagement défectueux des salariés entraîne de facto une perte de rentabilité de l’entreprise.

Un coût humain et sociétal

  • Les conséquences négatives d’un état de stress sur les relations familiales et sociales
  • Les conséquences négatives d’une mobilité forcée (destruction des liens de proximité, notamment)
  • Un coût sociétal dû à la détérioration massive de l’état de santé des salariés due aux risques psycho-sociaux peu connus et très mal prévenus

Pourquoi alors capitaliser sur des méthodes contre productives?

Mystère…

On a beau dérouler les études, la majorité de vos managers vous répondront que ce ne sont que des conneries. On a toujours fait comme ça et il n’y a pas de raison de changer. SI. Il y a des raisons de changer, car le monde change.

Nous aimons travailler.
Nous aimons que notre travail ait du sens, nous aimons en être fier, nous aimons en parler à nos amis.
Minimiser l’investissement des salariés et leur engagement est une voie sans issue. Un cul de sac.

Comment et pourquoi nos entreprises pourraient survivre sans une forte croyance dans leur succès partagée par tous, recherchée par tous, attendue par tous.

Les méthodes dénoncées dans cet article sont pourtant légions. Déresponsabilisation, contrôles, hiérarchie pesante, autant de vieilles méthodes enlevant aux salariés d’aujourd’hui la possibilité de s’épanouir dans leur travail et de faire progresser leur société. Certains l’on comprit, les autre en paieront le prix fort, et cela, au détriment de leur personnel.

Tags: Lien social,Bonnes pratiques