NDLR : pendant le mois d’août, nous remettons en ligne quelques un des articles les plus lus sur RH info.


Le problème avec les réseaux sociaux c’est de voir passer de courts messages sans penser à les classer immédiatement et quand vient le moment où on se les rappelle, on ne retrouve plus la source exacte. En l’occurrence, sur ce tweet perdu du cœur de l’été, un dirigeant avouait – mais beaucoup pourraient le dire tout aussi bien – qu’il regrettait de ne pas avoir appris l’anthropologie plutôt que toutes ses matières indispensables à ses brillants diplômes qui semblent moins lui servir. Par anthropologie, il faut entendre la science de l’homme (anthropos en grec), en tentant une synthèse de toutes ces sciences qui n’en abordent qu’une partie. Par cet aveu, ce dirigeant exprimait aussi bien la faible importance accordée à ce sujet dans les programmes que le besoin, dans le management comme ailleurs, de mieux comprendre la nature humaine. On pourrait aussi rajouter que si toutes ces connaissances anthropologiques sont à la disposition des apprentis managers, ceux-ci n’y prêtent peut-être aucun intérêt durant leurs études.

Le retour à l’anthropologie s’impose quand on se confronte aux limites de ce que l’on croyait savoir sur les comportements humains ou que se trouvent démenties les certitudes. Les ressources humaines, ou le management, sont aussi des domaines de fausses évidences ; en s’intéressant aux personnes et à leurs comportements, elles permettent toutes les approximations, les naïvetés, les espérances, les peurs ou les fantasmes. Plus que dans des sciences dites exactes, il faut faire un réel effort pour les traquer et pour ne pas succomber à au moins trois péchés capitaux qui empêchent de voir la réalité : la paresse, la naïveté et l’orgueil.

La paresse

La paresse consiste à ne pas observer ou réfléchir. Elle se satisfait de ce qui est le plus apparent, mais aussi le plus facile, voire arrangeant. Elle conduit à généraliser, à parler globalement des salariés, des hommes, des vieux etc. Elle emprunte le plus souvent les mêmes travers que les générations précédentes mais, pour s’en rendre compte, encore faudrait-il faire l’effort d’accepter et de connaître le passé.

La meilleure illustration de cette paresse concerne la question des générations, déjà abordée dans ces chroniques[1]. Voilà que commencent de sortir maintenant les doctes analyses sur les générations Z (personnes nées après 1995). On s’interroge sur leur approche du travail et de l’entreprise alors que la plupart ne les ont jamais approchés. Comme pour les X et les Y il y a quelques années, le concept va s’imposer et cristalliser toutes les interrogations que se font toujours les plus vieux sur les plus jeunes. Sur les Y (nés entre 1980 et 2000 selon les spécialistes), qui composeraient aujourd’hui la part la plus importante de la population active aux Etats-Unis, on ne peut être certain que de deux choses. D’une part, ils ont été en contact avec un monde et des technologies que leurs aînés ne connaissaient pas et d’autre part, ils auront dix ans de plus dans une décennie... Pour le reste, les affirmations sont toutes sujettes à caution. Plusieurs études[2] montrent que ces Y dont on dit qu’ils veulent du sens à leur travail dans des entreprises socialement responsables tout en privilégiant une vie personnelle riche, expriment des positions qui ne sont pas toujours en ligne avec ce modèle. En effet cette catégorie de salariés s’avère la plus motivée par la compétition avec une plus forte tendance à se comparer tout en faisant le moins confiance à leurs collègues. Alors qu’il paraît évident aux « générationnistes » que les Y ne supportent pas le management, ils sont les plus nombreux à considérer que l’employé devrait faire ce que lui demande son manager même s’il n’en voit pas les raisons : peut-être cela signifie-t-il que les Y vieillissent et que beaucoup, dans l’échantillon, sont maintenant en position de … manager.

Finalement, la teneur de l’article est assez simple, elle rappelle simplement qu’à toutes les époques, les plus vieux ont trouvé les plus jeunes impossibles et ces derniers le leur rendent bien. Les caractéristiques attribuées aux générations nouvelles reflètent souvent les craintes, les incompréhensions ou les regrets des plus anciens qui ne mesurent pas les biais avec lesquels ils revoient leur passé. Une fois encore, la principale caractéristique de ces générations nouvelles sera de vieillir et de faire évoluer, comme les générations précédentes, leur appréhension du monde et de l’existence.

La paresse, c’est se laisser aller à l’apparence des choses, c’est-à-dire les différences de générations qui sautent aux yeux depuis toujours et permettent de s’exonérer de la réflexion. La paresse, c’est ne pas faire l’effort de distinguer les véritables évolutions de la société, évidentes avec le recul du temps mais difficiles à distinguer pour les contemporains. En matière de générations, la vraie évolution pour le management n’est pas tant le numérique, qu’une absence d’apprentissage par les générations nouvelles (volontairement au pluriel puisque nous sommes tous concernés) de la compétence indispensable dans toute organisation, à savoir collaborer, c’est-à-dire travailler-ensemble. La paresse, c’est se satisfaire de plans d’action assez vains et illusoires comme ceux de vouloir « s’adapter » aux générations nouvelles. La paresse enfin, c’est oublier volontairement – parce que c’est plus exigeant pour les générations plus anciennes ou ceux qui détiennent le pouvoir – que les personnes, quelle que soit leur génération, veulent surtout un travail intéressant, justement récompensé et avec des perspectives d’évolution. C’est évidemment moins « tendance » mais plus exigeant que de s’ajuster à la « génération numérique » ou à son mythe.

La naïveté

Elle consiste à refuser la réalité, au profit de ses propres illusions et, dans ses formes plus méchantes, elle consiste à vouloir la transformer en fonction de ses propres fantasmes, sans respect aucun pour une réalité qui existerait en dehors de soi. C’est souvent le cas quand les ressources humaines et le management se laissent aller à l’idéologie, au sens où l’on ne considère plus le monde tel qu’il est mais tel qu’il devrait être, comme on veut qu’il soit ou comme on craint qu’il fût.

Il est tentant par exemple de considérer que les méchants ne sont que d’un côté, que tout est de la faute du système, que les personnes veulent toutes la même chose, etc. Les discours managériaux témoignent souvent de cette vision naïve de la réalité en s’exonérant d’un minimum de culture anthropologique que procurent l’histoire, la littérature et toutes les sagesses qui ont traversé le temps, ou le simple effort d’observation humble de la réalité.

En matière de comportements au travail par exemple, les entreprises font face aujourd’hui à de multiples attaques, fraudes ou tentatives de manipulation. On pense évidemment à la « fraude au président » quand des brigands se font passer pour le président de l’entreprise auprès des comptables ou banquiers pour se faire virer de grosses sommes d’argent ; on pense au piratage de données ou de brevets, aux manœuvres de déstabilisation par voie de presse ou de réseaux sociaux, sans parler des vols. Mais comme l’affirme le titre d’un article récent[3], l’ennemi est aussi à l’intérieur. Le secteur de la distribution connaît ce phénomène avec toutes les formes de coulage tout comme les banques avec la créativité des auteurs de détournements de fonds ; on ne parle même pas de la divulgation de données stratégiques confidentielles, ou de toutes les formes de comportements délictueux vis-à-vis des autres, et dont les managers ne sont pas les seuls auteurs. L’importance prise par les technologies et les systèmes d’informations ouvre des pistes nouvelles pour perturber voire mettre en danger l’entreprise. Certes il nous est souvent présenté la forme apparemment vertueuse du whistle-blower, sorte de Robin des Bois des temps modernes où le salarié ferait justice à la société mais tous les comportements de fraude ne sont pas de cet ordre.

Prendre en compte cette réalité en dehors de toutes les naïvetés, peut conduire à différents types d’action. La première, traditionnelle, consiste à surveiller étroitement ceux qui s’occupent de l’argent ou de l’information et les entreprises peuvent alors, comme tout pouvoir politique, utiliser toutes les formes de surveillance, d’espionnage ou de renseignement pour se prémunir. Un deuxième mode d’action consiste à développer les modes de contrôle mais comme dans les films, les brigands ont toujours un coup d’avance sur les gendarmes. L’article cité propose une troisième voie, non exclusive, consistant pour les entreprises à investir sur la qualité de leurs relations avec les salariés avec plus de respect, de reconnaissance et tout simplement de présence. Mais cela demande du temps et de l’engagement, ainsi qu’un minimum de bon sens anthropologique qui invite à reconnaître les exigences d’une maintenance de la relation. Le management n’est plus une affaire d’idéologie sur la nature humaine mais d’engagement personnel.

L’orgueil

C’est la grande considération de soi au mépris des autres : elle est aussi présente dans le monde des entreprises. En septembre 2014, un article du New York Times nous apprenait que dans la Silicon Valley, certains dirigeants des entreprises qui digitalisent le monde et la culture se gardaient bien de laisser leurs enfants tomber dans ce travers pour leur éducation. Faites ce que je dis mais pas ce que je fais ! C’est souvent fréquent en matière d’éducation où il ne faut jamais écouter les spécialistes mais plutôt copier la manière dont ils éduquent leurs propres enfants… Ainsi dans le monde du tout-numérique qui ringardise ceux qui ne s’y soumettent pas, les hérauts sont plus prudents que leurs discours. Ce sont les entrepreneurs sortis des meilleures écoles et formations qui promeuvent l’idée que la formation peut se faire sans peine grâce à tous les nouveaux modes d’apprentissage, tout comme les champions sportifs vous disent que leur art est facile !

Dans le management, on ne cesse de nous faire croire qu’autonomie, confiance et liberté sont les clés du succès sans jamais insister sur les conditions nécessaires aux bienfaits de ces principes. Pourquoi ne pas dire la vérité et entretenir l’image de la facilité, d’autant plus forte qu’elle se pare de l’injonction de la modernité et de la mode ? Est-ce de la naïveté ou de cet orgueil récurrent qui consiste à séparer ceux qui savent et ceux qui doivent être entretenus dans l’ignorance et bercés de suffisamment d’illusions pour consommer et travailler en silence ?

Paresse, naïveté et orgueil sont des péchés capitaux, ceux qui faussent le travail collectif et minent toute possibilité de management efficace sur le long terme. Ils peuvent relever de la malignité ou de la perversion mais, le plus souvent, ils témoignent de l’ignorance ou du manque de réflexion anthropologique. Nous ne visons pas ici seulement la connaissance des comportements et modes de vie de tribus lointaines, mais tout simplement des personnes, au-delà des approches réductionnistes de telle ou telle science humaine à la mode. Décidément, cela devrait figurer dans les programmes pour autant que les personnes veuillent l’apprendre !


[1] Thévenet, M. Générations « diva ». www.rhinfo.com, janvier 2013.

[2] Schumpeter. Myths about millenials. The Economist, Aug 1st, 2015.

[3] Schumpeter. The enemy within. The Economist, July 25th, 2015.

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