Quels seront les sujets de demain, comment s’y préparer et ne pas rater le coche de la prochaine disruption ? C’est une préoccupation majeure pour tous les spécialistes de la gestion des ressources humaines et du management, toujours attentifs aux thèmes émergents et aux évidences prochaines, toujours anxieux de rater la nouvelle frontière du management.

Pourtant, il n’y a guère de suspense pour les années 2020. Après l’amélioration des conditions de travail des années 1980, la qualité de la vie au travail des années 90, après le souci de l’harmonie entre vie personnelle et professionnelle des années 2000 et le bien-être des années 2010, voici venu, dans les années 2020 (alors que ces chroniques auront probablement cessé) le temps de la qualité du travail au travail, la maintenant déposée QTT.

Cette affirmation suggère évidemment que malgré le développement des start-ups, le fort développement du travail indépendant et la libération de chacun par la réalité augmentée, il restera le village gaulois des institutions (entreprises, administrations ou associations) où il faudra encore collaborer – travailler ensemble – avec des personnes que l’on n’a pas choisies et que l’on n’aime pas forcément. Il restera une fonction, sans doute dénommée de manière plus subtile que « gestion des ressources humaines » ou « management », en charge de produire de la performance à partir d’une action collective.

Le pari pour les années 2020 suppose également de partager un regard sur les décennies passées même si les observateurs plus jeunes ont parfois l’impression que leurs découvertes sont des nouveautés. Même si également toutes les entreprises et tous les professionnels ne mettent pas forcément en œuvre les idées ou concepts au moment où ils deviennent célèbres dans les revues et les colloques.

Années 80 : l’amélioration des conditions de travail

C’est dans les années 70 déjà que l’on découvrait les équipes semi-autonomes de Volvo en Suède, que se développaient les approches techniques (un peu plus anciennes) et les coûts cachés des mauvaises conditions de travail[1]. Dans les années 80, les approches d’amélioration des conditions de travail se généralisent du fait notamment du droit d’expression des salariés (1982) dont ce devait être un des thèmes principaux d’échange. Amélioration des conditions de travail, élargissement puis enrichissement des tâches, sont des préoccupations largement débattues dans un monde du travail encore très industriel qui réagit aux organisations tayloriennes pour en pallier les défauts ou les limites.

L’amélioration des conditions de travail, pour laquelle avait été fondée en France une agence nationale (l’ANACT), constituait à l’époque un vrai mouvement concernant de très nombreuses entreprises. Ces expériences se justifiaient par un double souci, dont le premier était de développer la performance dont l’ACT devait être un facteur ; la seconde caractéristique était d’améliorer le sort des personnes au travail. D’ailleurs satisfaction des personnes et performance devaient aller de pair. En effet, les approches de l’époque étaient implicitement ou explicitement fondées sur les principes de l’école des relations humaines selon lesquels il n’existe pas de contradiction foncière entre les intérêts de la personne et de l’entreprise. Souvenons-nous enfin que les expériences d’équipes semi-autonomes n’auraient rien à envier à ce que l’on appelle aujourd’hui l’entreprise libérée ou les démarches disruptives d’innovation managériale.

Années 90 : la qualité de la vie au travail

La notion de qualité de vie au travail s’inscrit comme une extension de la précédente. Le travail ne peut plus être circonscrit aux tâches et au seul contenu de l’activité mais il est nécessaire de prendre en compte d’autres facettes qui lui sont liées. Les documents produits par l’Anact en fournissent quelques exemples : on parle d’horaires, de distance et de conditions de transport entre domicile et lieu de travail. On va inclure également le mode de vie autour du travail (restauration) ainsi que les conditions d’emploi (type de contrat). Le travail n’est pas qu’une tâche c’est aussi un contexte physique, temporel, légal dans lequel il s’effectue. Cette phase constitue une extension du champ de l’ACT mais nous sommes dans le même ordre d’idée, le souci d’augmenter la performance dans et avec un meilleur respect de ce que vivent les personnes au travail.

Années 2000 : l’harmonie travail/hors travail

Nous sommes dans les années 2000 ; à la fin des années 90, la France à la pointe du progrès social a généralisé les 35 heures de travail hebdomadaire devant permettre en particulier, pour ses promoteurs de donner une place plus relative au travail à des salariés qui doivent ainsi s’occuper plus de leur structure affectivo-partenariale ou d’une vie associative génératrice d’une société heureuse. En diminuant la part du travail dans l’existence, on crée du progrès social ; nous ne sommes donc plus tout-à-fait dans la même perspective qu’avec les deux mouvements précédents. La question de l’équilibre ou de l’harmonie entre vie au travail et hors travail repose alors sur d’autres hypothèses. La première, c’est que la place du travail dans l’existence est un problème, il s’agit donc de diminuer cette part ; la deuxième hypothèse c’est que le travail a tendance à déborder sur le hors-travail (on envisage moins les situations où le débordement est en sens inverse et empêche le travail) ; la troisième hypothèse, moins affirmée, comme une sorte de toile de fond discrète, c’est que rien ne permettrait de dire qu’un meilleur équilibre ne fût pas un facteur d’efficacité.

Années 2010 : le bien-être

Dans les années 2010 fleurit le thème du bien-être. Cette émergence et cette généralisation interviennent dans un contexte aux multiples facettes. Premièrement cette notion n’est pas la répétition rénovée des précédentes, comme une sorte de « revamping » imposé par le rythme de la mode. En effet le bien-être fait référence aux questions de santé liées au travail et traduit en cela les préoccupations plus globales de la société, comme si les questions sociétales s’imposaient maintenant au monde du travail. Deuxièmement, la question du bien-être fait suite (voire constitue une réponse) au succès et à l’audience rencontrés par les thèmes du travail « 3S » (stress, souffrance, suicide). D’une part ces problèmes ont sensibilisé chacun à ce que les personnes vivaient au, autour ou à propos du travail en marquant l’impossibilité d’admettre certains risque liés au travail ; d’autre part, la mention du bien-être constitue une réponse au déferlement de publicité sur les méfaits du travail qui en donne une vision monocolore occultant totalement ses possibles bienfaits. Troisièmement, la question du bien-être traduit le souci de mettre en valeur le mode de management et les conditions de vie au travail dans certaines entreprises très médiatisées ; on peut noter la concomitance avec le développement des classements des meilleures entreprises pour lesquelles travailler, la réflexion sur l’innovation managériale et l’émergence de nouvelles entreprises-modèles (comme il en a toujours existé) qui correspondent à des activités modernes, quasi-monopolistiques et en prise sur les modes de vie du moment (Google, Apple, etc.)

Et pour 2020…

Afin d’imaginer le nouveau concept des années 2020, il faut déjà prendre en compte quatre éléments de contexte du travail dans les années qui viennent. Le premier c’est qu’aux standards de vie actuels – qui peuvent rapidement changer comme l’histoire nous le montre – les besoins sociaux sont immenses et en forte croissance. C’est bien la production et la valeur créée qui devra assumer la satisfaction de ces besoins croissants. La question de la performance du travail est donc centrale.

Le deuxième point de contexte est celui de l’éclatement du travail. Seuls les politiciens, les journalistes, voire quelques sociologues, parlent encore du travail au singulier. Dans ses formes, ses expériences, ses pratiques et les représentations qui lui sont liées, le travail est aujourd’hui une pratique complètement éclatée et diverse ; rien ressemble moins à une expérience de travail qu’une autre, parfois même au sein de la même institution.

Le troisième point de contexte c’est qu’après 50 années d’évolutions incrémentales du monde du travail, nous touchons maintenant aux extrêmes de la marginalisation du travail dans nos modes de vie. Bien évidemment, le travail est important, tout comme la santé car il vaut mieux en avoir qu’en manquer. Mais la proportion de temps occupé par le travail dans une vie n’a cessé de diminuer ; par ailleurs, dans de très nombreuses situations de travail (choix des horaires, des vacances voire du planning des activités) c’est en fonction du hors-travail que se décident les modalités du travail.

Le dernier point de contexte, sans doute une conséquence du précédent, concerne l’intrusion de la société dans le travail. Les principes de vie dans la société dans son ensemble sont censés devoir s’appliquer au monde du travail, en matière de santé, de sécurité et de qualité de vie. Sur des aspects plus anecdotiques mais révélateurs, il devient impensable (phénomène BYOD) de ne pas disposer au travail de la même qualité de matériel que ce qui serait disponible dans sa vie hors-travail.

… la QTT

Aux années 2020, c’est donc au thème de la qualité du travail au travail qu’il faut se préparer. Trois images - qui gagneront en pixels ces prochaines années – peuvent en être proposées. Premièrement, il ne va probablement rester dans le monde du travail que ce que l’intelligence artificielle, les algorithmes et la robotisation auront épargné. Ce seront des tâches et des activités très exigeantes de ce que l’humain a en propre, ce qui nécessitera un fort degré d’engagement et d’investissement personnels. L’enrichissent du travail, à l’aube des années 2020, ce sera surtout un travail enrichi par les personnes elles-mêmes, pour autant qu’elles le veuillent.

Deuxièmement, le travail dans les années 2020 prend place dans une société profondément bouleversée. Comme le décrit Kelly[2], certaines évolutions technologiques sont à l’œuvre dans notre société dont on ne sait exactement ce qu’elles produiront ; la seule certitude étant qu’elles changeront quelque chose, dans le travail également. Parmi ces évolutions rendues inévitables par ces changements technologiques, certaines vont modifier profondément la pratique du travail, au-delà même du numérique et de la robotisation. Dans les années qui viennent, on va disposer de nouveaux moyens de mesurer la performance, de décrire les activités réelles et donc de transformer les mécanismes d’apprentissage ; nous serons sans doute moins figés dans des catégories d’emploi ou de compétences mais mieux à même de faire évoluer en permanence des savoir-faire personnels, dans le cadre de mises à jour rendues indispensables par la nécessité de donner de la valeur à ce travail.

Troisième caractéristique de ce mouvement des années 2020, c’est aux personnes elles-mêmes – l’avenir dira ce qu’il en va de positif ou de pervers – à développer leur parcours, à remixer (pour reprendre un terme de Kelly) en permanence leur rapport au travail et à trouver du sens à leur activité car personne ne peut le faire à leur place.

Beaucoup d’incertitudes et de changements de perspectives dans la QTT mais rassurons-nous, après les 2020 viendront les 2030…


[1] Approche socio-économique développée par le Professeur Henri Savall et l’ISEOR

[2] Kelly, K. The Inevitable : understanding the 12 technological forces that shape our future. Penguin Books, 2016.