Passer de l’objet social au rôle social de l’entreprise

Pour gâcher un déjeuner entre gens bien élevés on peut lancer le débat sur le partage des profits dans nos économies. Sauf à être entourés de cyniques désabusés, assez rapidement on se traitera de noms d’oiseaux. Si au contraire vous décidiez d’échanger, au risque d’être un peu pédant, sur le partage de certaines pertes, ce que le droit maritime appelle le partage des « avaries communes »[1], vous pourriez découvrir que, sans violence les convives convergent rapidement sur quelques évidences. Ainsi est-il assez généralement partagé que dans une entreprise (une aventure maritime, à l’origine) il y a des évènements non prévisibles, qui conduisent le capitaine, dans l’intérêt de tous à prendre des décisions douloureuses (détourner le navire ou jeter une partie de la cargaison par-dessus bord par exemple) dont les conséquences sont par principe à partager entre toutes les parties prenantes au projet. Voilà résumé le thème de cet article. Telle est la nature et l’ampleur des débats sur le rôle social de l’entreprise. C’est ce qui est évoqué derrière le débat sur la société à objet social élargi (SOSE). Il est plus facile d’en débattre autour du partage des pertes que du partage des profits.

Comprendre le contexte du débat

Au printemps 2018 le gouvernement présentera un « Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises » (PACTE). Pour le préparer il a confié une mission de réflexion sur "Entreprise et intérêt général » à Nicole Notat, présidente de Vigeo-Eiris et à Jean-Dominique Sénard, président du groupe Michelin.

Nicolas Hulot, dans la présentation qu’il en faisait devant les organisations syndicales et patronales, indiquait : « Le Gouvernement a souhaité mener cette réflexion car pour essentiel qu’il soit, le retour sur investissement des actionnaires n’épuise pas la raison d’être de l’entreprise ».

Et d’ajouter que les heureux missionnés « formuleront un diagnostic et des propositions sur la manière dont les statuts des sociétés et leur environnement, notamment juridique, pourraient être adaptés et ainsi, permettre de renforcer le rôle de l’entreprise vis-à-vis de ses partie-prenantes ». Ici apparait la Société à Objet Social Elargi.

Presque au même moment et sur le même sujet, Laurent Berger déclarait avec malice « qu’à la CFDT, l’entreprise est une chose trop sérieuse pour la laisser aux seules mains des employeurs ». Il entend bien se refaire après la déception des ordonnances !

A qui appartient l’entreprise ?

Question brûlot à réponse péremptoire quand on est « sous emprise » de l’idéologie ou d’une analyse au filtre exclusif d’une spécialité de gestion (juridique ou économique par exemple). Vrai casse-tête quand on est doué d’un peu de distance à soi, de conscience des limites du pouvoir organisateur de ses propres connaissances, de conscience du regard filtrant de son expérience de gestion. A titre d’exemple, la dénomination de la mission « entreprise et intérêt général » serait absolument absconde pour un anglo-saxon, il n’en cernerait pas l’objet. Il n’y a pas dans sa culture de contraire à l’intérêt particulier (qui serait l’intérêt général), il y a le champ du commun qui se négocie, pragmatiquement de préférence. A l’inverse, intuitivement, un français en sentira l’enjeu … pour se laisser aller aux émotions du débat ou pour reformuler la question afin de faire avancer celui-ci.

On adresse là un sujet encore plus émotionnel que les ordonnances travail, tant il brasse de malentendus, de faux amis, de pensées approximatives. Fidèle à sa méthode, le gouvernement lui applique un temps de concertation avant arbitrage par le parlement.

Nous ne discuterons pas le bien-fondé des propositions qui émergent, mais essaierons de donner un éclairage sur la nature des débats qui s’engagent. Chacun y trouvera matière à revisiter ses propres évidences rassurantes dans un monde compliqué ; un monde dans lequel on serait justement tenté de s’arc-bouter sur des certitudes bien ancrées pour y trouver sa bonne place.

L’enjeu serait de taille selon Nicolas Hulot : « se présente à nous l’occasion de réaffirmer l’esprit de la déclaration de Philadelphie qui a conduit à la création de l’OIT (Organisation internationale du travail) ».

Un peu d’Histoire

Pour rappel, l’OIT a été créée sous l’égide du traité de Versailles en 1919, sur le fondement qu’une paix universelle et durable passe par un effort permanent de justice sociale. Elle donne lieu à une organisation tripartite réunissant gouvernements, employeurs et « travailleurs » disait-on à l’époque. La naissance de l’OIT fait entrer la notion d’entreprise dans le droit. La société est initialement commerciale et elle règle par le contrat les rapports entre des associés. Elle ignorait l’Organisation (avec une majuscule pour signifier l’expression d’un concept). L’industrialisation, depuis la fin du XIXème siècle en imposait pourtant la réalité.

L’OIT est donc à la source du développement de règles de droits (travail, hygiène, sécurité, régulation des pouvoirs de direction des employeurs, relations entre dirigeants et les actionnaires) mais l’Entreprise (majuscule également pour la référence au concept) restera non définie en droit. Depuis la crise financière de 2008, une réminiscence – comme disent les psychanalystes – envahit les sachants du monde entier sur les risques de rupture de cohésion sociale associés aux excès du court-termisme actionnarial. Pire encore : plus personne ne maîtrise ce prima du court terme.

Du rôle social à l’objet social ?

Le droit définit les rapports entre associés. L’économie a inventé la théorie de l’agence pour régler les rapports entre les dirigeants et les actionnaires. Le droit du travail instille progressivement un pouvoir de représentation des salariés dans les décisions de gestion. Des formes juridiques (SCOP, SCIC[2], Société de droit européen, ESS) permettent d’organiser des rapports spécifiques des parties prenantes autour d’un projet. Mais la question du passage de l’objet social d’une société au rôle social de l’entreprise reste entière. Ne serait-il pas temps de mettre de l’ordre dans les concepts au pays qui s’en prétend le porteur ? C’est la nature et l’enjeu du débat qui s’ouvre en France. Et justement nous avons besoin de débattre en France car nous partons des concepts pour concevoir la règle, là où les anglo-saxon répondent par l’expérience et l’action à des situations.

Ainsi vous ne répondrez pas de la même façon aux trois questions suivantes selon que vous les appliquerez à l’Entreprise-projet ou à la Société-actionnaires / associés :

- Quelle est la mission ? (Par qui et comment est-elle définie ?).

- Comment se partage la prise de risque ? (Les pertes et les gains directs et induits).

- Comment se prennent les décisions ?

Une approche générationnelle…

Dans une tribune récente du journal La Croix[3] Bastien Sibille et Hugues Sibille indiquaient que la question de l’articulation du sens, des statuts et des pratiques d’entreprise est devenue centrale « car les statuts ne font pas vertus et les bonnes intentions non plus ». Il faudrait donc clarifier des frontières. Mais ils insistaient aussi sur le fait qu’il y a là-dessus une différence d’approche entre un ancien monde et un nouveau (ils parlent eux de différences générationnelles). Pour l’ancien monde les enjeux sont autour de la forme juridique (ESS ou SOSE), de la vocation inclusive de l’entreprise (collectivité humaine dans un contexte), de son fonctionnement démocratique calqué sur la démocratie politique. On retrouve ici assez largement la lecture qu’en ont les institutions salariées. Pour le nouveau monde (souvent de la plus jeune génération au travail, il est vrai) les enjeux porteraient sur le concept de « bien commun » (son sens et son degré d’intensité), la vocation des interactions de l’entreprise à un environnement large incluant toute les parties prenantes (préserver le climat, sauvegarder de l’emploi ou en créer …) et les formes collaboratives de fonctionnement (quel besoin d’un salarié au conseil d’administration dans une entreprise en mode réellement collaboratif ?)

On comprend que les propositions qui seront in fine débattues au parlement apparaîtront comme des réponses tardives à des questions dépassées aux uns et des novations ou concessions hardies aux autres.

… pour un débat actuel

Le débat a une histoire parlementaire récente en France. La question était posée en 2008 puis 2010 par la commission de libération de l’économie dite commission Attali. Emmanuel Macron a tenté de l’introduire en 2015 dans la première loi portant son nom. Il s’agissait dans les deux cas de réécrire les articles 1832 et 1833 du code civil. Cette réécriture avait été subrepticement retirée de la loi Macron au dernier moment. L’actuel Président avait réintroduit le projet dans son programme. Tout récemment une proposition de loi nouvelle gauche à l’assemblée vient d’être renvoyée en commission. La lecture de ce projet de loi est conseillée[4] tant elle marque la différence de méthode entre ce gouvernement et les approches punitives traditionnelles de nos législateurs.

De nombreux courants de pensée poussent de longue date à l’expérimentation de nouvelles voies et de nouveaux moyens pour prendre acte que l’entreprise n’est pas seulement un lieu de travail mais un bien commun.

Tout cela est parfaitement porté par Le trio Blanche Ségrestin, Antoine Hatchuel et Kevin Levillain[5]. Depuis 2009 le collège des Bernardins a eu recours à leur compétences[6].

On distinguera trois courants convergents pour une réforme

1) Un courant doctrinaire pris au sens étymologique comme renvoyant à un corpus de doctrine. Pêle-mêle on retrouvera le courant social de l’église, qui depuis la fin du XIXème siècle fait de l’entreprise une collectivité humaine ne pouvant se résumer au rapport marchand de travail ; mais aussi le courant du libéralisme-égalitaire américain[7] qui repose sur l’idée centrale que la liberté réelle est celle qui permet de mener une vie choisie. L’action économique consiste alors à repérer et traiter les freins à cette liberté réelle. C’est une philosophie morale dans la mesure où ces freins tiennent pour l’essentiel à des « capabilities » dont il aurait fallu doter les personnes, et que la société a méconnu ou empêché. CFDT, CFTC, Patronat Chrétien, le courant promoteur de la société civile sont de fait des alliés de ce courant.

2) Un courant managérial. Il est composé de dirigeants – surtout industriels – confrontés à la pression des marchés pour réaliser les investissements de développement et de R&D, la sauvegarde des compétences et de l’emploi local. La pression des marchés financiers entrave l’industrie, les salariés et les territoires sont des alliés pour retrouver de l’air. On retrouve là Jean Louis Beffa, porteur d’une codétermination à la française, mais aussi Bébéar. Se retrouveront là aussi tous les acteurs de l’entreprise et autour d’elle, ayant eu à subir les conséquences abusives de la financiarisation. On retrouve ici aussi ceux qui vivent les limites de la « corporate governance », dont on attend qu’ils dénoncent les malversations de leurs employeurs au mépris de la sauvegarde de leur emploi. Quand 50% des jeunes diplômés envisagent de travailler dans une ESS on sent bien que ce courant devient déterminant.

3) Un courant économico-politique conscient de la nécessité de « se réorienter » pour atterrir[8]. Ce sont les Etats et les territoires qui ont un intérêt à voir les entreprises assumer leurs responsabilités sociales et fiscales ; c’est le courant écologique quand il n’opposerait pas le retour à la terre et l’ouverture au monde ; ce sont des acteurs politiques près du terrain, conscients que la racine du délitement de la vie politique serait dans la focalisation croissante et difficile à endiguer sur la rentabilité de court terme.

Des oppositions idéologiques et des contraintes réglementaires

Qui donc pour s’opposer à ce grand mouvement de convergences ? Fort peu, mais avec de bonnes raisons tactiques d’agiter le chiffon rouge. Ils ont immédiatement pris la parole. Quelques experts enfermés dans les œillères de leur spécialité, un peu hors sol. Certains idéologues dans quelques partis et syndicats rêvant encore du grand soir verront d’un mauvais œil l’issue réaliste et pragmatique de la démarche ; au reste et c’est l’essentiel le MEDEF, la CPME et l’AFEP sont montés aux créneaux. Une entreprise à objet social étendu, dès lors qu’elle s’imposerait et ne serait pas optionnelle, télescope les pratiques de gestion (pas immédiatement les pouvoirs) dans les entreprises petites et moyennes de propriétaires/dirigeants. Ici on est peu habitués à la transparence, aux transactions négociées avec des parties prenantes non commerciales. Dans les entreprises familiales, qui portent plus que d’autres une exigence de long terme, le dialogue sur le sujet est peut-être encore plus difficile : on y a le sentiment de n’avoir jamais sombré dans les excès du capitalisme et de se voir injustement imposer une contrainte légale supplémentaire. Dans la grande entreprise on sent bien qu’on est en première ligne pour se voir imposer une expérimentation contraignante. Sous deux formes : un nombre de représentants aux conseils d’administration assurant aux parties prenantes un réel pouvoir d’influence (de 30 à 50 % dans les organes de décision des pays d’Europe où le modèle existe) et un risque juridique supplémentaire à devoir défendre devant les juges la conformité de ses décisions à un objet social dit élargi. Blanche Ségrestin résume ainsi son projet : « L’introduction d’une « Société à objet social étendu » (SOSE) permettrait d’élargir l’objet social en inscrivant dans les statuts de l’entreprise que cette dernière se donne des objectifs qui, tout en incluant le profit, intègrent d’autres buts, tels que le maintien de l’emploi, le renoncement à des techniques polluantes, une gouvernance partagée, etc. En pratique, le droit pourrait créer la possibilité pour une société classique d’opter pour un objet social étendu. Les statuts devraient alors prévoir une procédure d’approbation de l’objet social étendu ainsi qu’une procédure d’évaluation de la gestion. Non seulement l’objet social engagerait l’ensemble des actionnaires, au-delà des seuls dirigeants, mais il deviendrait opposable, y compris, si les statuts le prévoient, par d’autres parties que les seuls actionnaires ».

Discernement et audace…

Et c’est là qu’il est urgent de se hâter doucement ! Les parties prenantes, dont les salariés, si longtemps exclus du partage des décisions se saisiront ils de cette opposabilité avec raison ? Les parties prenantes sauront-elles faire preuve de discernement ? Quand on observe les débats associés au mouvement #dénoncetonporc, on a des doutes !

A quel endroit sera placé finalement le curseur ? Pour les tenants d’une avancée il ne peut s’agir d’offrir une opportunité de création de forme nouvelle de société, mais bien de donner possibilité à une société classique de se désigner un objet social étendu. Ceci est sage car c’est faire en sorte que de grands groupes cessent de se voir accusés de green ou social washing par ce qu’une forme de démocratie délibérative des parties prenantes s’y exercera. C’est à ce prix que personne n’associera dans le même anathème Danone et Lactalis, Sanofi et Servier.

Et s’il fallait terminer par une proposition : que les entreprises qui auront librement choisi d’insérer dans leurs statuts un objet social élargi se voient exonérées du formalisme désuet de documents insipides comme les rapports sociaux et environnementaux et normes variées, parce qu’ils auront fait des évaluations rigoureuses de la mise en œuvre de leur objet social sous le contrôle de parties prenantes impliquées. Et l’efficacité économique et l’engagement des salariés y gagneront.


[1] Ségrestin, B. et Hatchuel, A., « autorité de gestion et avaries communes : pour un complément du droit de l’entreprise », Finance Contrôle Stratégie, Vol14,2011, p.9-36.

[2] En 2001 a été créée la Société Coopérative d’Intérêt Collectif qui permet d’associer toute personne physique ou morale de droit privé ou public autour un projet commun http://www.les-scic.coop/sites/fr/les-scic/les-scic/qu-est-ce-qu-une-sci...

[3] https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/Deux-generations-debat-l...

[4] http://www.assemblee-nationale.fr/15/propositions/pion0476.asp

[5] Ségrestin, B. et Hatchuel, A., : « refonder l’entreprise », la république des idées, 2012 et d’autre part la thèse sous la direction de Blanche Ségrestin de Kevin Levillain : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01178862/document

[6] https://media.collegedesbernardins.fr/content/pdf/Recherche/2/recherche0...

[7] il est représenté par des économistes comme John Rawls et Amartya Sen :https://theconversation.com/quest-ce-que-le-liberalisme-egalitaire-compr...

[8] C’est le thème de l’essai de Bruno Latour, où atterrir ? la découverte, 2017. Plutôt que d’opposer des progressistes à des réactionnaires il serait bien de changer de « vecteur » pour se cibler sur ce qu’il nomme le « Terrestre ». C’est changer le contenu des objets de dispute. Ce vecteur est au premier chef le climat.

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