Le « poids des mots » : grande formule – ou partie de formule – restée célèbre dans les annales journalistiques. J’ai toujours été sensible aux mots, et je dois malheureusement déplorer ne pas être suffisamment doué pour toujours en faire le bon usage. L’académie ne m’attend pas ! Mais parfois, les mots cristallisent des concepts problématiques, et j’y suis plus attentif ; parce qu’alors il arrive que les mots deviennent aussi des maux.

Je vais prendre un exemple : il n’aura échappé à personne, sauf à être totalement isolé de ce monde, que l’expression à la mode en termes de management est « sortir de sa zone de confort ». Vous voyez, c’est le genre : si tu veux réussir ta vie, ce n’est pas une Rolex qu’il te faut, mais « sortir de ta zone de confort ». Sic !

Mon ami Patrick Bouvard avait déjà abordé ce sujet sur RH Info ; mais comme l’expression persiste, remettons-en une couche, et une sérieuse ! En 2015, il écrivait ceci : « Bien entendu, si par « sortir de sa zone de confort » on entend la remise cause réelle et régulière – non imposée par un adjudant mais assumée par chacun, comme « sujet » personnel – sans laquelle il n’est ni professionnalisme, ni responsabilité sociale… alors mon propos est légitimement invalidé. Mais en réalité il n’en est rien : ceux qui usent de cette expression comme on aille un gigot veulent plutôt signifier qu’il ne faut jamais laisser rêver le petit personnel ! Ainsi, d’une idée à l’origine positive et plutôt bonne – nécessaire, dans certains cas –, on a fait un impératif catégorique stupide, version politiquement correcte du « sans cesse, sur le gril, remettez vos collaborateurs » ! » Bien dit !

Et je veux ici réagir et mettre en garde. En effet je pense notamment à celles et ceux qui n’ont pas de travail, après avoir été victimes de plein fouet de la disparition de leur emploi sur la période terrible de 2008-2016. Je pense à celles et ceux qui ne trouvent plus aucun sens à leur travail, tellement les injonctions qui leur parviennent sont de nature à les désorienter ; et le management à leur enlever tout sentiment de contribution réelle. Je pense à l’inflation de risques psycho sociaux, nés de la subtile combinaison entre la vie privée et la vie professionnelle. Je pense notamment à celles et ceux mentionnés par l’excellent rapport La Fabrique et l’ANACT sur la QVT qui ressentent fortement le côté « tripalium » – instrument de torture – dans le travail. D’ailleurs il est intéressant de penser aussi à toutes celles et ceux qui travaillent à des dispositifs dits de QVT pour panser des plaies, notamment mes amis et collègues RH. Ma liste ne se veut pas exhaustive et, en ce début d’année, je ne voudrais pas que l’on dise : « le revoilà, le Fayol, avec ses humeurs noires ! » ;-)

Simplement beaucoup des personnes dont je viens de parler, qui vivent dans mon quotidien, me disent, en entendant ce « sortir de sa zone de confort » pour soi-disant aller de l’avant : « mais quelle zone de confort ? C’est violent, c’est blessant, méprisant, voire du foutage de gu… ».

Et qui donc soutient que dans sa zone de confort l’homme rétrécit et ne peut pas donner le meilleur ? Cela voudrait dire zone d’incapacité ? Curieuse acception des mots…

Au nom de quoi insister à ce point-là et continuer à tartiner des pages et des pages de revues et blogs managériaux sur ce thème, en disant toujours la même chose et surtout de la même façon ! Pire, on élargit même le concept : dernièrement j’ai lu un article du JDD où il était écrit : « Rapport diplomatique, sortir de sa zone de confort ». Re-Sic ! Décidément ces mots sont déclinés à toutes les sauces !

En matière de gestion des relations sociales, mon ami Jean Nicolas Moreau, Président de Res-Euro Conseils a coutume de dire que l’on confond la carte (la représentation) et le territoire (la réalité)… on veut absolument que tout le monde rentre dans la carte ; que tout le monde réagisse de la même façon aux mots !!! Que « sortir de sa zone de confort » booste tout un chacun comme une formule magique ! Mais c’est juste impossible !

Le 11 janvier dernier, j’ai savouré l’article écrit par l’excellent Thomas Chardin relatif au DRH : « homme de l’être et homme de lettres », dans lequel il écrivait notamment : « autant on emportera le sens, la cohérence et la congruence pour trouver un élan vers notre essence. Le DRH peut être un gardien des mots ! » Il citait ensuite Albert Jacquard qui disait que « communiquer c’est mettre en commun ; et mettre en commun c’est l’acte qui nous constitue. Si l’on estime que cet acte est impossible, on refuse tout projet humain ». Voilà les mots pour rassembler ! Et puis il concluait en parlant de « zone de talents », ce qui pour moi est autrement plus positif que cette satanée « zone de confort ». C’est tellement plus fort, plus vrai, pas langue de bois, fédérateur !

Je trouve ces citations particulièrement inspirantes pour se poser de façon pertinente la question du bon mot ; pas du trait spirituel, non : du mot juste !

Comment un RH pourrait-il préférer la langue de bois, le mot vide et creux, le mot violent au mot fédérateur ; comment un RH digne de ce nom pourrait-il préférer créer des maux plutôt qu’apaiser, rassembler, fédérer, à l’heure où il est tant sollicité pour favoriser l’engagement au service des nécessaires transformations. Patrick Storhaye a écrit « le rôle de la RH dans la transformation requiert de reconnecter avec celles et ceux qui lui donnent corps, la réalisent et la font vivre. Cela passe aussi par la capacité à reconnecter avec la réalité, c’est-à-dire celle du temps, du travail et des Hommes ».

Alors, chers amis et collègues, nous pouvons j’en suis persuadé, avec un peu d’attention à l’autre, trouver les mots justes ; inviter à aller de l’avant sans mettre les autres dans un déséquilibre morbide ! Sachons peser le poids des mots là où il faut, quand il le faut. Il y a assez de maux comme cela sans que les mots en ajoutent… et Léon Fargue ne disait-il pas que « les mots sont un pays de merveilles » ?

Parlons juste ! Cela nous évitera de juste parler ;-)

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