Les managers devraient-ils vraiment être factuels ?

Toutes les formations et tous les conseils en répètent à l’envi le même impératif pour les managers d’être très factuels pour exercer leur mission. Etre factuel, c’est s’en tenir à la réalité, à la réalité vraie de ce qui s’est passé ; c’est aussi se garder des opinions, des émotions et de tous les biais cognitifs auxquels on peut être soumis. Etre factuel, c’est le seul moyen de réussir une négociation, de résoudre un conflit, de traiter des problèmes interpersonnels, d’évaluer des personnes, de baser une politique ou une stratégie. On l’évoque avec tellement de force que, sans avoir peur des paradoxes, on en arriverait à croire qu’on voit dans la réalité … une nouvelle transcendance !

Il n’y aurait pas d’outils RH possible sans cette référence aux faits : d’ailleurs l’importance donnée aujourd’hui au comptage – automatique parfois – des comportements « objectivement factuels » des managers pour juger de leur pratique en est le dernier exemple. Le factuel serait donc le moyen donné aux managers pour ne pas se laisser abuser par leurs propres impressions, pour en faire des acteurs rigoureux, justes et sereins dans l’exercice de leur responsabilité.

Il faut toujours se garder de l’unanimisme et interroger ces situations où tout le monde est d’accord, où cela va sans dire, où on ne s’interroge même plus. Dans la tradition judaïque on n’exécutait jamais un accusé si tous les jurés étaient d’accord pour le faire ; un tel unanimisme était forcément suspect ! Il faudrait être factuel mais est-ce vraiment possible ? La réalité existerait-elle et si c’était le cas, la prise en compte de cette réalité suffirait-elle à emporter des conséquences, des décisions, une appréciation commune s’imposant à chacun ? A un moment de l’histoire où on veut réussir à se débarrasser de toute transcendance, la force de la réalité objective saurait-elle la remplacer sans plus de discussion ?

Le problème avec cette injonction d’être factuel, c’est de savoir exactement ce qu’elle signifie. Pour ceux qui l’utilisent, l’intention n’est jamais de mettre en valeur les faits, c’est d’imaginer que ce qu’ils appellent « des faits » ou « la réalité » va forcément être perçu et interprété de la même manière par ceux à qui ils en font référence. La factualité imposerait son interprétation. C’est évidemment une illusion ; prenons deux illustrations. Dans tout entretien d’évaluation des performances, on s’efforce d’avoir des faits présentés sous forme de chiffres, d’une feuille de tableur absolument indiscutable. Ces faits ne sont généralement pas interprétés de la même manière par le manager évaluateur et le collaborateur évalué… Dans beaucoup de situations de changement, les salariés demandent une information claire sur les transformations en cours ; beaucoup de managers s’efforcent de donner des faits censés satisfaire ce besoin de clarté mais l’expérience montre que la description de la réalité suscite toujours plus de questions et les réponses invitent à d’autres demandes de clarification supplémentaire. Les faits ne sont jamais interprétés de la même manière il suffit d’entendre les commentaires suscités dans plusieurs pays par les mêmes images de l’actualité pour s’en convaincre.

Mieux encore en matière de management, le recours au factuel devrait inéluctablement conduire aux mêmes préconisations d’action : des résultats objectivement en baisse et leur responsable devrait immédiatement prendre les mesures correctives qui s’imposent, voire débarrasser le plancher. Trop de dépenses et les autres devraient se mettre à la diète. Un accident et les protagonistes devraient évidemment se faire hara-kiri. Les promoteurs du factuel ont pourtant bien fait l’expérience déjà que si les faits - ou ce qu’ils considèrent comme tels - produisaient toujours le résultat attendu, cela se saurait.

La récente enquête publiée sur le « complotisme »[1] devrait nous inviter à la prudence quand il s’agit de solliciter les faits. Réalisée sur un échantillon représentatif de la population, cette enquête reprend un certain nombre de thèses défendues par certains et critiquées par d’autres, des faits derrière lesquels certains voient la marque du complot. L’enquête tente de mesurer le phénomène et de repérer quelles populations sont sensibles au « complotisme ».

On apprend par exemple que 9% des français considèrent qu’ « il est possible que la terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école ». Parmi ceux-ci on va trouver plus de femmes que d’hommes, plus de personnes ayant moins de 50 ans, plus de gens habitant dans le Nord que dans la région parisienne ou le Sud, plus de gens votant aux extrêmes, plus de personnes qui regardent chaque jour leur horoscope.

Pour 20% des Français « certaines traînées blanches créées par le passage des avions dans le ciel sont composées de produits chimiques délibérément répandus pour des raisons tenues secrètes ». Les femmes ont plus tendance à le penser que les hommes tout comme les moins de 65 ans, les chômeurs, les provinciaux, les fidèles de l’horoscope quotidien ou les employés. On s’aperçoit aussi que ceux qui ont le moins de sentiment de valorisation personnelle dans le travail auraient aussi tendance à être plus en accord avec cette assertion.

Pour 55% des Français enfin donc une majorité) « le ministère de la santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins ». Les femmes, les chômeurs, les employés, les provinciaux ont plus tendance à être d’accord ; au contraire, les plus de 65 ans, les catholiques pratiquants et ceux qui ne regardent jamais l’horoscope auraient moins tendance à approuver. Une fois encore ceux qui ont le moins le sentiment de valorisation personnelle dans le travail auraient plus tendance à accepter l’affirmation.

Ces exemples sont intéressants car ils montrent que des faits peuvent être interprétés de manière tellement différente au sein d’une même population. On se gardera évidemment d’analyses statistiques trop sommaires pour imaginer des profils de personnes plus complotistes que d’autres, c’est-à-dire prêtes à considérer que la réalité n’est pas comme on imagine (ou comme on voudrait nous la faire imaginer). Mais on peut se demander toutefois si la vision de la réalité à travers le prisme du complot ne s’insère pas dans une approche plus globale de la réalité et du monde. Et comme les enquêteurs ont intégré une variable de perception de sa situation du travail, on peut s’interroger sur une vision complotiste plutôt associée à un sentiment de non valorisation et de non reconnaissance dans le travail. Relation n’est pas causalité mais cela conduit à s’interroger sur la « vision du monde » quand on préférerait s’en tenir – dans les attitudes au travail par exemple – uniquement aux faits.

Si le factuel est une illusion ce n’est pas qu’une question de grille de perception, c’est aussi une question d’outils, d’unités de mesure pour décrire et appréhender le factuel. Dans l’industrie agro-alimentaire, les spécialistes des RH se trouvent confrontés à un problème non anticipé par les référentiels de compétences, celui du vocabulaire. Décrire l’apparence, le goût, la texture d’un fromage ou d’un vin, cela requiert du vocabulaire, à la fois des mots et le partage de leur sens et les responsables des ressources humaines ont de la difficulté à trouver sur le marché du travail des personnes qui, tout simplement, possèdent le vocabulaire alors que liker n’est pas suffisant… On peut s’en référer au factuel mais comment partager une interprétation si l’on ne possède pas le vocabulaire commun pour le décrire. Dans les ressources humaines en général, qu’est-ce que la « réalité » d’une personne (quand il s’agit de prendre une décision de recrutement ou de promotion par exemple) si l’on ne dispose pas de concepts ou notions communs pour la décrire. Enfin, comment imaginer une discussion sur le factuel tableau de chiffres si l’on n’a pas développé, faute de compétences en calcul mental, ce sens des proportions qui vous fait repérer le sens de la réalité du simple coup d’œil. La réalité ne peut le plus souvent s’aborder qu’en référence à autre chose mais cet autre chose existe-t-il ? C’est une des fonctions du langage mais celui-ci ne se limite pas aux mots.

Un tel constat remet-il en question l’injonction commune à tous les séminaires et conseils de management de se centrer sur les faits ? Non, bien entendu, pour autant que l’on a compris et intégré que la référence au fait ne préjugeait pas d’une interprétation commune. On n’a donc jamais fini, non pas d’imposer des faits avec arrogance, mais de travailler sinon à une interprétation commune, du moins à une confrontation des interprétations existantes. Les faits ne sont donc jamais un point d’arrivée mais toujours un point de départ.

Se pose alors une question de notre attitude vis-à-vis de la réalité et de ceux qui sont persuadés de l’avoir comprise. Pour se référer à l’étude sur le complotisme on imagine les ricanements de certains à voir ce que leurs congénères peuvent imaginer ; on peut comprendre aussi que d’autres se moquent également des naïfs qui n’ont pas encore compris le complot pervers qui se nouait derrière une réalité apparemment évidente alors qu’ils ont eux-mêmes compris depuis bien longtemps. Entre celui qui ne croit pas au complot sur les vaccins et celui qui y croit, la dialogue est difficile ; il l’est comme tout dialogue qui demande tellement de bienveillance et de modestie. Bien évidemment, il ne faut pas tout gober, il faut être vigilant voire un peu méfiant mais jusqu’à quel point ? A partir de quand le scepticisme devient une posture ? Quand est-ce que la réalité n’est plus que la conséquence d’une idéologie ou d’une vision du monde auto-produite et plaquée ?

Enfin, la meilleure approche, en matière de management est sans doute la confrontation concrète au terrain. Dans son dernier ouvrage Taleb[2] tance tous les experts qui ne « risquent jamais leur peau » dans les théories qu’ils défendent. Il fait l’éloge du terrain, de la confrontation risquée sinon à la réalité, du moins à ce qui se trouve en dehors de son bureau chauffé. A regarder chacun de près notre propre parcours, force est de constater que nous nous sommes souvent trompé, ce n’est pas une raison pour l’accepter ou de s’en accommoder. Le terrain nous y invite toujours.


[1] Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch – Enquête sur le complotisme – décembre 2017

[2] Taleb, NN. Jouer sa peau : asymétries cachées dans la vie quotidienne. Les Belles Lettres, 2017.