Le management aurait tout envahi. Toutes les activités humaines, politiques, artistiques, humanitaires ou sportives, seraient aujourd’hui appréhendées selon un paradigme managérial. Je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle pour ces autres secteurs car les managers ont la particularité d’être en permanence victimes de dispositifs plus ou moins subtils de culpabilisation. Ils sont évidemment responsables de générer de la performance avec leurs équipes, c’est dans leur définition de fonction, mais, plus que cela, on les accuse de freiner les transformations indispensables, de produire du mal-être au travail, de générer du stress, de la souffrance et du harcèlement. En un mot, ces managers, toxiques, autoritaires, mesquins ou petits-chefs, sont coupables de tout ce qui va mal : c’est d’ailleurs une opinion souvent partagée par les managers d’en haut et les piliers de la machine à café.

Mais au-delà de ce lieu commun, les managers sont plus subtilement coupables de ne pas assez travailler sur eux-mêmes. Ils sont pourtant sommés de changer leurs comportements, de mieux gérer leur temps, d’être agiles, augmentés, visionnaires ou dans la pleine conscience ! Ils sont coupables de ne pas assez faire attention à eux, de ne pas se tenir à jour, de céder aux sirènes du moment, de ne pas manger cinq fruits et légumes quotidiens, de ne pas faire assez d’exercice ou de ne pas suffisamment apprécier les « after ».

Pour être honnête, les managers ne sont pas seuls à être culpabilisés, les managés le sont aussi beaucoup. Tout autant victimes d’injonctions, ils doivent s’occuper de leur carrière, en être l’acteur. Sommés de définir leurs objectifs et leurs attentes tout comme leurs plans de progrès personnel, les systèmes d’évaluation ou les collègues, dans le cadre d’un management libéré, auront beau jeu de venir leur faire la leçon en cas de non accomplissement.

Managers et managés doivent être performants en se soumettant aux techniques d’efficacité personnelle dans la gestion de leur boîte électronique ou de leur temps. Prenons l’exemple de ces techniques de gestion du temps qui existent sous différentes formes depuis près de cinquante ans. Leur succès pérenne, à nouveau remis au goût du jour avec les inévitables applications sur smartphone aujourd’hui, montre bien que le problème de la gestion de son temps est éternel (tout comme sans doute l’existence de solutions simples). C’est compréhensible car le temps nous est à tous donné, avec des heures qui ont la même … durée quels que soient l’intelligence et le compte en banque de la personne. On veut du temps, même s’il paraît long parfois, et rares sont ceux qui, comme la Comtesse Du Bary, n’aimeraient pas le prolonger au moment de quitter ce monde. Le problème est donc éternel, anthropologiquement fondé.

Cet éternel retour est le signe de solutions jamais définitivement trouvées. Gérer son temps, c’est trois idées : premièrement un ensemble de techniques à mettre en œuvre (ne pas s’interrompre pour certaines tâches, planifier correctement, tenir un agenda correctement, etc…) : ces techniques sont simples donc on ne comprendrait pas pourquoi certains ne les utilisent pas. Deuxièmement, ces démarches enjoignent les personnes de s’interroger sur elles-mêmes, sur leurs « priorités » dans l’existence : deuxième mécanisme de culpabilisation, on ne comprendrait pas que les personnes évitent de s’interroger sur elles-mêmes. Enfin, troisième injonction, gérer son temps, c’est y passer du temps car ces techniques nouvelles constituent une tâche supplémentaire. Ces trois composantes sont récurrentes. N’oublions pas comme nous le rappelions récemment que dans la ruée vers l’or, seuls les vendeurs de pelles s’enrichissent et, en l’occurrence, ce sont tous les gourous créateurs et diffuseurs de ces mécanismes qui en tirent le bénéfice alors que les adeptes repartent penauds et bientôt coupables de ne pas y arriver alors que tout paraissait si simple.

Pour finir d’être honnête, on remarquera que le sport de la culpabilisation est assez répandu, au-delà même des frontières du management. On culpabilise les jeunes qui n’apprendraient plus, on culpabilise les vieux qui vivraient trop bien, on culpabilise les chômeurs, tout comme les chefs d’entreprise : le procédé de la culpabilisation est une redoutable machine qui procède de la paresse de la généralisation, de l’effet de levier des réseaux sociaux et du plaisir sadique de la douleur des coupables.

Dans un article récent[1], un journaliste parle de taylorisation de soi, comme si Taylor n’avait pas seulement réussi, il y a plus d’un siècle à révolutionner la production de biens en la mécanisant pour traquer les pertes inutiles de temps. La taylorisation de soi, c’est considérer que l’on doit pouvoir agir sur soi pour se rendre toujours plus efficace et productif. Soi devient la dernière frontière de ce qu’il y a à maîtriser, contrôler et rendre plus efficient. La logique infernale de culpabilisation trouve donc un terrain favorable auprès de personnes, managers ou non, qui ont complètement intégré la nécessité de devoir totalement se maîtriser puisqu’ils sont en charge de leur performance, de leur corps et de leurs activités.

A qui la faute ? On n’arrête pas d’accuser les organisations de travail ou le système en général ; c’est comme quand on accuse ceux qui vous promettent de perdre des kilos en mangeant plus de ce que vous aimez : il arrive un moment où on ne peut dédouaner les personnes de l’exigence de bon sens. Tous ces mécanismes de culpabilisation fonctionnent parce que chacun veut coller à son image idéale de soi. Il y travaille avec acharnement, d’autant plus qu’il s’est persuadé de devoir lui-même construire cet idéal, développer sa carrière, être l’acteur de sa propre existence. Dans une interview récente j’entendais même une spécialiste de la méditation (sic le journaliste), nous expliquer que la méditation était un moyen de mieux se connaître et d’être encore plus maître de soi. Bêtement j’avais plutôt cru comprendre que la méditation était le moyen de rejoindre les autres et l’univers plutôt que soi-même…

Prétendre à la totale maîtrise de soi n’est pas toujours très efficace et les illusions sont à la mesure des déceptions qui ne manquent pas de survenir. Certes on trouvera toujours des exemples édifiants, les livres de recettes sont remplies de ces belles histoires pour édifier les masses, de ces histoires de vie où X ou Y a trouvé le bonheur en suivant les conseils du gourou. On n’est pas certain que ces anecdotes soient toujours vraies et, comme fonctionne l’effet placebo en médecine, pourquoi n’existerait-il pas ces améliorations, ces histoires de vie réussie grâce à la technique miracle ; on ne saura jamais si la technique est en jeu ou la disposition d’esprit de son utilisateur.

Le plus souvent on s’aperçoit que la mise en œuvre de ces techniques culpabilisantes ne fait que repousser la frontière de l’insatisfaction. On gère son temps pour en gagner, on gagne du temps pour mieux le gérer et s’apercevoir qu’on l’a mieux géré : et après ? On rencontre des difficultés surpassées provisoirement pour généralement y retomber rapidement. Et après ? On s’illusionne sur les bienfaits d’un changement mais pour ressentir le besoin de l’extra mile comme dans une même histoire sans fin.

Ces mécanismes de culpabilisation répondent surtout à la recherche désespérée d’outils pour mieux faire. Quand on a mal, on est prêt à n’importe quoi pour atténuer la douleur et il en va de même pour les pratiques managériales : face aux difficultés, on est prêt à faire n’importe quoi, à adopter n’importe quelle technique pour sortir de l’inconfort ; on est alors vulnérable au simplisme car il en va du développement personnel comme de la politique. Et quand la vie devient difficile, les rayons de développement personnel grandissent dans les librairies !

Mais ces outils de culpabilisation ont le même effet que le sucre : plus on en consomme, plus on en a envie, plus on recherche la nouvelle technique pour coller au modèle de manager ou de managé que l’on vous a persuadé de devoir devenir, plus on a envie d’aller encore plus loin, plus on échoue plus on se sent le besoin de recommencer.

Alors évidemment la question se pose de savoir comment sortir de cette mécanique infernale. Que faut-il faire ? La réponse est simple : il n’y a rien à faire. Dire de faire quelque chose ne serait que retomber dans le piège à culpabilisation dénoncé plus haut. Tout le monde sait qu’en matière personnelle, on ne peut jamais conseiller ; le conseilleur ne dispose pas de la même information que le conseillé et il ne peut évidemment jamais ressentir et vivre les situations comme celui auquel il a la prétention de donner des conseils.

Il n’y a rien à faire, mais c’est tellement difficile. Pourtant, ne rien faire donnerait la possibilité de rencontrer l’autre, de se laisser porter par la poésie et la découverte du monde avant de vouloir le maîtriser et le changer, un peu comme le décrit avec beaucoup de sensibilité et de clairvoyance Marion Muller-Collard[2] en retraçant une démarche personnelle de retraite où il s’agissait justement de se défaire des mécanismes d’oppression silencieuse que constitue le souci de la maîtrise de soi. Il n’y a rien à faire comme tous ceux qui font l’expérience de la mort en ne se souvenant pas de ce qu’ils ont réussi à maîtriser d’eux-mêmes dans leur existence mais plus simplement ce qu’ils savent vivre entourés des autres (comme le décrit si bien un remarquable ouvrage sur la mort des moines[3]). Plus trivialement, Antoine Riboud conseillait aux managers de prendre des bains car cela permet d’avoir des idées que la brièveté d’une douche ne procure pas (même si elle gâche moins d’eau). Et pour terminer, ne soyez pas déçus comme l’était récemment un collègue professeur qui se lamentait, en voyant les choses horribles du monde des entreprises, de ce qu’il avait pu enseigner à ses étudiants : rappelez-vous plutôt que les arbres qui poussent, le bien qui se fait, ne font pas de retweets vengeurs.


[1] Burkeman, O. Why time management is ruining our lives. The Guardian, Dec 22, 2016.

[2] Muller-Collard, M. Le plein silence. Labor et Fides, 2018.

[3] Diat, N. Un temps pour mourir. Fayard, 2018.