La reconnaissance, terme que l’on doit à Hegel en philosophie, s’inscrit dans la lignée de l’idée de considération de Rousseau, notion qui implique le regard : « chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même ». Et c’est bien de ce regard que l’on porte sur l’autre auquel renvoient l’institution qui « récompense », le manager qui « évalue » et le collègue qui « remercie ». La complexité philosophique, sociologique et politique de ce que ce sujet met en jeu ne doit pas affranchir l’entreprise d’une réflexion concrète sur ses pratiques. Le sujet de la reconnaissance fait en effet l’objet d’une demande forte de l’ensemble du corps social, et ce dans toutes les organisations, et le besoin qui s’exprime derrière cette demande est très largement insatisfait.

Pour se limiter à la dimension managériale du sujet, on sait depuis longtemps que l’implication au travail n’est pas réductible à une seule rationalité financière immédiate des acteurs (Herzberg, 1971). Tous les praticiens savent d’expérience que l’autonomie, le plaisir que l’on prend dans le travail, la participation aux décisions, le sentiment d’être utile participent naturellement de ce besoin de reconnaissance (Deci, 1975). Nous savons tous que l’argent ne suffit pas. Certains ont même noté que l’incitation financière peut parfois se révéler contre-productive, ce que les psychologues sembleraient savoir depuis plus longtemps que les économistes et les financiers (Lepper & Greene, 1978) . Le thème de la reconnaissance, parce qu’il implique des « sentiments moraux » (Honneth, 2000)doit conduire l’entreprise à s’interroger sur la manière dont elle intègre ou comprend cette dimension morale dans ses politiques de contribution/rétribution.

Or, la carence des politiques d’entreprises sur ce sujet suggère, selon nous, de formaliser très concrètement cette dimension et d’essayer de la rendre opérante et ancrée dans les habitudes managériales comme dans les comportements individuels. Pour mieux cerner ce qu’il est possible de faire en la matière, il convient de distinguer ce que les entreprises maîtrisent somme toute assez bien de ce qu’elles ont peut-être trop laissé en jachère.

La reconnaissance des résultats et des compétences

Les entreprises, qui se nourrissent plus de comptes de résultat que de comptes d’effort, maîtrisent à peu près correctement la reconnaissance du résultat même si les amalgames encore fréquents entre « résultat » et « performance » peuvent parfois laisser songeur.

La reconnaissance de la compétence, par ailleurs, s’améliore significativement. D’une part, la compétence irrigue les politiques de rémunération (sa prise en compte par exemple comme critère de positionnement du salaire fixe d’une personne en bas ou haut de la fourchette de son poste dans la classification). D’autre part, la popularisation de la notion de talent, malgré certains de ses effets néfastes, concourt à réhabiliter la compétence personnelle, c’est-à-dire privilégier l’individu et ses qualités plutôt que le poids du poste et l’efficacité dont le titulaire fait preuve.

La reconnaissance des efforts et des personnes

La récompense des efforts de la personne par l’entreprise en tant qu’institution est en revanche délicate parce qu’elle est presque contraire au principe de rendement ou de productivité qu’elle doit poursuivre. A résultat équivalent, en effet, qui trouverait logique au regard de ce principe, de récompenser financièrement, c’est-à-dire investir, dans celui qui l’a produit au prix des plus grands efforts ? Or, l’inverse – à résultat égal récompenser celui qui a fait le plus d’efforts – est naturellement ce qu’attend le salarié.

Il y a là une divergence naturelle entre celui qui estime devoir être récompensé de ces efforts et celui qui pense ne pouvoir que rémunérer des résultats. Or, cet antagonisme ne signifie pas que l’entreprise puisse s’affranchir de prendre en compte ce besoin. Elle doit en revanche placer sa réponse sur un autre plan, c’est-à-dire récompenser ce qui ne lui rapporte rien financièrement (en apparence du moins) par une monnaie d’échange qui ne lui coûte pas. En cela, les récompenses qui font appel au « sentiment moral » ne coûtent rien et les formes qu’elles peuvent prendre sont nombreuses. Les DRH ont là pour mission d’en imaginer les formes concrètes et d’outiller managers et collaborateurs pour en faciliter la pratique.

Remercier un collaborateur, valoriser les efforts qu’il a consentis, mettre en avant une action pertinente qu’il a réalisée pour la collectivité, lui confier une mission transverse qui le motive, lui offrir l’occasion d’exprimer une compétence professionnelle au-delà du cadre des responsabilités attendues de son poste, lui confier une délégation de pouvoir, accorder une formation, etc. sont autant de marques d’attention qui relèvent des valeurs de bienveillance qu’il convient de réhabiliter.

Ces signes de reconnaissance sont tombés en désuétude, voire parfois taxés de ridicule par certains, alors qu’ils ont une importance bien réelle. En résumé, à force de rémunérer la seule performance individuelle du « surhomme » l’entreprise moderne a fini par oublier de célébrer les valeurs morales de « l’honnête homme », dont la déshérence contribue à alimenter la fracture entre les salariés et l’entreprise.

Et puis, enfin, il y a la reconnaissance de la personne pour ce qu’elle est, qui renvoie aux sentiments de respect et de dignité. Est-il objectivement si difficile de remarquer l’existence de cette personne ? Est-il si difficile de satisfaire ce besoin-là de reconnaissance, pourtant si premier et intense ? Est-il si difficile de ne pas laisser certaines pratiques humiliantes se répandre lorsqu’on prend connaissance de leur existence?

Comme nous y invite si justement et si simplement Bruno Wierzbicki, en écho à Philippe Zarifian qui souhaita un jour rencontrer le plus petit salaire de l’usine où il faisait une étude (Zarifian, 2009)et à la journaliste Florence Aubenas qui se mit dans la peau de celles et ceux qui travaillent en toute humilité dans l’obscurité (Aubenas, 2010): « posons-nous constamment cette simple question : la personne qui est à l'accueil, celle qui fait notre ménage, celle qui débarrasse nos plateaux ou nos tables, celle que nous venons de croiser, l'ai-je vraiment vue ? L'ai-je vraiment regardée ? ».[1]

Parce qu’en la matière, malheureusement, rien ne va de soi, l’enjeu est alors celui-ci : la reconnaissance de l’effort, comme celle de la personne, doit faire l’objet de politiques formalisées et d’outils de support. Les entreprises forment les managers à la fixation d’objectif « SMART » ? Qu’elles les forment aussi à reconnaître les efforts qui vont dans le sens de l’intérêt général. Qu’elles mettent également à leur disposition des outils simples pour y inciter. Les entreprises récompensent-elles les performances individuelles ? Qu’elles sanctionnent aussi clairement les comportements irrespectueux des personnes, dont les effets sont dévastateurs pour les intéressés comme pour le collectif ! Et si ceux-ci ne sont pas naturels alors qu’ils relèvent de la politesse et du savoir-vivre les plus élémentaires, et bien qu’on réhabilite des cours de maintien ! In fine, il y a fort à parier que la performance collective y gagnera.

La dimension morale de la reconnaissance mérite bien plus que des pratiques parcellaires, finalement laissées à la bonne volonté de chacun. La reconnaissance informelle, si elle doit être encouragée, ne suffit pas. Elle doit être accompagnée d’une politique de reconnaissance formelle, claire sur le plan collectif comme individuel, ainsi que des méthodes et des outils concrets qui en permettent le déploiement.


Ce texte est extrait de l’ouvrage « Le plaisir d’entreprendre » de Patrick Storhaye, EMS 2012


[1]Bruno Wierzbicki, « L’ai-je vraiment regardée ? » RH info 03-03-2010

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