Les mots peuvent tuer, ou parfois blesser plus gravement, plus irrémédiablement que beaucoup d’armes à feu. Malgré leur grand âge certains souffrent encore de la parole d’un parent, d’un éducateur ou d’un conjoint. Les enfants grandis rappellent à leurs parents des paroles qui les ont marqués, touchés, meurtris parfois, sans que leurs auteurs n’en aient été conscients. Les mots peuvent être volontairement utilisés pour atteindre l’autre, certains maîtrisent suffisamment la langue pour savoir le faire ; mais le plus souvent les blessures verbales sont involontaires. La blessure ne vient pas du mot mais de la manière dont il a été perçu et interprété et l’effet est parfois ravageur.

En matière de management aussi, des mots tuent et je ne fais pas ici référence aux paroles malheureuses d’un collègue harceleur, toxique ou mal intentionné, comme il en existe dans tous les contextes de relations humaines. Je me limiterai plutôt ici à ces formules apparemment banales, ressortissant le plus souvent à une vulgate managériale universellement admise, complaisamment véhiculée et malheureusement mortifère. Ces mots sont prononcés avec les meilleures intentions et leurs auteurs croient même parfois ce qu’ils disent. Ils font partie de la LMC (la Langue de la Machine à Café) selon laquelle il vaut mieux le beau temps que le mauvais, la circulation fluide plutôt que les embouteillages, les fleurs qui poussent vers le haut plutôt que vers le bas.

Citons seulement 7 de ces paroles, comme les sept merveilles du monde managérial ou les sept péchés capitaux.

« Le manager doit faire confiance »

Faire confiance à ses collaborateurs est une des plus fréquentes injonctions faites aux managers. Incidemment, si on leur demande rarement de faire confiance à leurs patrons ou leurs collègues, c’est sans doute que cela va de soi. Pourtant la confiance ne se commande pas, elle s’expérimente et se construit au fil du temps. La confiance peut évidemment aller de soi quand elle est institutionnalisée ; on s’arrête quand les pompiers nous le demandent, non pas parce que le sapeur est sympathique mais parce que son uniforme et la couleur de son véhicule nous laissent imaginer que nous n’aurons aucun risque à obéir à ses ordres.

Dans tous les autres cas - les situations managériales en particulier - la confiance est un résultat plus qu’un apriori. On fait confiance quand on a testé qu’on pouvait le faire. L’important dans le management n’est donc pas de faire confiance mais d’assumer des situations et des relations où cette confiance s’avérera progressivement possible et bénéfique. La confiance se construit dans le temps, le passé oblige, il s’agit de savoir tenir une relation dans la durée plutôt que de se convaincre de faire confiance. Et cela prend tellement de temps de reconstruire une confiance qui a été déçue.

« Le manager doit être factuel »

C’est un leitmotiv de nombreuses formations au management, le conseil récurrent des plus anciens aux plus jeunes. D’ailleurs, toutes les procédures d’évaluation des performances, les plus largement répandues des procédures, reviennent toujours sur cet impératif d’être factuel.

En général les amateurs de faits imaginent qu’un même fait sera forcément interprété de manière identique par toutes les parties ; fort de cette interprétation commune il n’y aurait plus de risque d’être en désaccord et voilà trouvée la parade aux débordements d’opinions ou d’émotions qui pourrissent le quotidien managérial.

Franchement. Rappelez-vous votre dernier entretien d’évaluation des performances, votre dernière demande d’augmentation ; il ne manquait pas de faits sur la table mais les interprétations convergeaient-elles ?

Evidemment il faut être près des faits, mais sans imaginer que leur présence suffit à les faire reconnaître comme tels et avec les mêmes conséquences. La question n’est donc pas la présence des faits mais plutôt le long et exigeant travail relationnel d’interprétation, de partage de celle-ci et de co-construction des conséquences qui en découlent.

« Le manager doit donner du sens »

Surtout pas. Encore une formule qui s’est imposée sans que leurs auteurs n’aient vraiment réfléchi à sa signification, à moins qu’ils n’y croient réellement. On a bien compris les bienfaits attendus d’un « partage de sens » et on ne peut que les approuver. Mais est-ce que les « donneurs de sens » accepteraient qu’on tente de leur en donner ? Il est compréhensible de vouloir donner du sens aux autres, les parents d’adolescents le savent bien ; on rêve de manager des équipes dont les membres partageraient un sens commun. Tout comme on aimerait que chacun soit en bonne santé ou heureux ! Le management serait tellement plus facile si c’était le cas et, dans des situations managériales critiques, ce sens partagé serait même un facteur de réussite.

Evidemment il est important que chacun découvre du sens dans ce qu’il fait ; c’est même un phénomène assez naturel dans toutes les expériences humaines. Il est souhaitable dans un groupe ou une collectivité que les membres découvrent un minimum de sens commun qui permet de vivre ensemble mais quant à vouloir en donner, c’est une autre histoire !

« Il faut bien expliquer et communiquer »

En matière de communication comme en psychanalyse, l’état de santé n’existe pas. Il n’y a jamais d’organisation sans problème de communication et pourtant, celle-ci est souvent considérée comme la panacée. Elle est le problème alors qu’on veut y voir la solution. Non, il ne faut pas communiquer, il faut que les autres comprennent ; il ne suffit pas qu’ils comprennent, encore faut-il qu’ils agissent selon ce qu’ils ont compris. Les managers ne peuvent donc copier les psychologues de série télévisée pour lesquels il suffirait de communiquer afin de résoudre les problèmes.

Il ne faut jamais expliquer mais ré-expliquer encore et encore. Même si les premières explications ne suscitaient pas de questions, cela ne signifie pas que tout était compris ; les questions viennent plus tard, les questions en suscitent d’autres, car chacun croit comprendre seulement dans la mesure où il trouve une confirmation de ce qu’il croit. Les enseignants le savent, la pédagogie est l’art de la répétition.

Ce travail jamais achevé d’explication et de discussion est fastidieux ; tout le monde rêve de briefings avec force de présentations animées qui ne susciteraient aucune question et tout le monde en serait au même niveau de compréhension et d’adhésion : mais cela n’est pas la vie !

« Il faut rassurer ! »

Message permanent en cas de fusion, de restructuration ou de transformation. Pourtant, il ne faut surtout pas rassurer car il y a rien de moins rassurant qu’un manager qui veut vous rassurer ! Dès que votre chef veut vous rassurer, quand il vous demande de ne pas vous inquiéter, cela vous met immédiatement la puce à l’oreille et vous commencez de tourner la tête dans tous les sens pour prévenir d’où viendra la bombe.

Vouloir rassurer, c’est comme quand vous conduisez dans un brouillard épais et qu’un passager vous dit avec conviction « ne t’inquiète pas, c’est tout droit » ; voilà un conseil qui ne fait du bien qu’à celui qui le donne. Non, dans le brouillard, la seule chose qui rassure c’est quand vous commencez de voir des formes de part et d’autre de la route. Vous ne savez pas vraiment ce que c’est mais vous sentez que le monde réel existe. En fait ce qui rassure n’est jamais ce qu’on nous dit mais ce qu’on voit. Plutôt que de vouloir rassurer en paroles, le manager devrait rendre visible aux autres ce qui est en train de se produire dans le vrai monde.

« Ecoutez ! »

Là encore, c’est un conseil fréquent, indiscutable et on n’imagine évidemment pas conseiller le contraire. Mais une fois de plus l’écoute est le problème plutôt que la solution. Ecouter c’est certes ne pas parler, cela demande déjà un effort à beaucoup. Je me souviens d’un coach qui parlait plus que son client… Mais écouter ce n’est pas seulement ne pas parler ; il y a tellement de gens, dans les couples comme dans les entretiens annuels d’évaluation de la performance, qui ne parlent pas mais n’écoutent pas plus.

Ecouter c’est aussi parler. Le manager n’est pas SOS-amitié, ou une de ces émissions radiophoniques nocturnes pour esseulés en mal d’écoute. Les relations humaines sont une rencontre et ces rencontres exigent de l’engagement réciproque qui passe le plus souvent par une parole. La parole est importante, elle est performative, elle a de l’effet. L’écoute n’est qu’un moyen, jamais une fin ; c’est le moyen d’avoir une parole plus pertinente. D’ailleurs, les relations humaines, au travail comme ailleurs, n’ont-elles pas besoin avant tout de parole, l’écoute en étant le moyen privilégié. En effet, la parole sans l’écoute n’est que cri, bruit ou tweet vengeur. On peut effectivement se demander si les réseaux sociaux sont vraiment des vecteurs pour une meilleure écoute !

« Je me mets à ta place ! »

Autre injonction fréquente, se mettre à la place de l’autre pour mieux le comprendre, dialoguer et évidemment trouver une solution aux conflits du quotidien. Se mettre à la place des autres est un double orgueil. Premièrement, cela signifierait que c’est possible, qu’il suffirait de le décider pour y parvenir, mais comment savoir ce que l’autre ressent ; seuls les donneurs de leçons peuvent le croire, les prétentieux qui croient comprendre l’autre et pouvoir ressentir à sa place. Deuxièmement, où se mettra l’autre quand je me serai mis à sa place ; ceci n’est pas qu’un jeu de mots car à vouloir se mettre à sa place on ne lui en laisse plus beaucoup, trop sûr de l’avoir compris. Combien de fois ceux qui ont voulu se mettre à votre place vous ont agacés parce qu’il était tellement évident, combien de fois y avez-vous ressenti une certaine violence.

Ce souci de se mettre à la place de l’autre est souvent justifié par la nécessité du dialogue. Mais le dialogue exige avant tout d’être quelqu’un pour prétendre se poser face à l’autre pour dialoguer. C’est vrai en matière d’opinion ou de culture, encore faut-il avoir réfléchi à la sienne avant de vouloir dialoguer avec l’autre.

Evidemment ces sept paroles sont souvent proférées avec les meilleures intentions du monde mais dans la communication, ce sont toujours les intentions qui comptent, celles qu’on vous prête.