Stratégie, engagement et pédagogie : le coeur à en perdre la raison ?

Le désengagement des salariés - y compris celui des cadres supérieurs, voire des cadres dirigeants dans certaines organisations - a marqué les esprits des praticiens comme des commentateurs durant ces dernières années. Chacun était alors pris d’une sorte de prise de conscience subite du manque de « sens » dans de nombreuses entreprises du secteur privé, et en particulier les plus grandes, comme dans les organismes publics pourtant supposés être mus par une mission de service public. Il fallait alors tenter de « réenchanter » le monde puis l’entreprise, le travail puis le quotidien de ceux qui le font. De nombreuses approches, méthodes ou techniques issues du marketing sont alors devenues des sources d’inspirations pour certains. Pourtant, si intéressantes soient-elles, elles peuvent contribuer à masquer l’essentiel et à détourner le praticien sincère, soucieux de restaurer une perspective qui donne sens au travail des gens, des véritables enjeux.

S’il n’est pas question de nier la nécessité de « restaurer le sens », il semble néanmoins utile de s’interroger précisément sur ce que cela signifie ! En résumé très caricatural, si « restaurer le sens » consiste pour l’essentiel à raconter une histoire qui touche les collaborateurs en jouant sur leur pathos, on est loin du compte. Or, à observer certaines entreprises dans lesquelles la posture et le discours l’emportent sur la pédagogie du projet, on peut parfois se demander si ce recours à un « story-telling » pour raconter une belle histoire qui « réenchante » la vie des collaborateurs ne contribue pas, volontairement ou non, à précisément masquer le manque de sens.

Pour tenter d’éclairer cette question, plusieurs remarques nous semblent devoir être formulées.

Le recours à la « magie » pour pallier la faiblesse de la raison ?

Revenons une fois de plus aux mots et à ce qu’ils signifient. Donner du sens au travail que l’on effectue c’est avoir une raison de le faire, et de préférence une bonne !

  • Raison. L’étymologie du mot raison souligne une intéressante potentielle source de confusion : "Le mot raison vient du latin « ratio », qui désigne, en premier lieu, une « mesure », un « calcul », la « faculté de compter ou de raisonner », une « explication » (…) « Ratio » n'est pas la traduction du concept grec de « logos », qui fut traduit en latin par « verbum » (le « Verbe »). Le « logos » signifie la « parole », la « discussion », la « raison »"[1].
  • (ré)Enchanter. L’enchantement, pratiqué par le bon Merlin, est une technique qui vise à agir sur la volonté de quelqu’un en ayant recours à la magie ou à des sortilèges : "Soumettre une personne ou une chose à l'action de charmes", "Agir sur une personne au moyen d'opérations magiques de telle sorte qu'elle perde le sens de sa personnalité ou le contrôle de sa volonté" ou "Séduire quelqu'un, exercer sur ses sens, son cœur, son esprit comme une emprise magique"[2].

Cet éclairage sémantique invite à se demander si l’inflexion du discours vers l’émotion et « l’expérience » à la manière de l’histoire que papa ou maman racontait dans la pénombre ne trahit pas en réalité un certain manque de raisons logiques.

L’observation de la vie des entreprises montre en effet deux choses :

  • Le manque de pédagogie : Un manque d’explication répétée (la raison rationnelle) du lien logique qui existe entre la mission, la vision, la stratégie qu’on déploie pour la mettre en œuvre et les politiques qui la déclinent jusqu’au quotidien. Comme si ce continuum échappait à toute forme de rationalité pour être remplacé par des injonctions indiscutables. Or, même si l’agilité collective impose d’adapter ce continuum aussi vite que les événements le demandent pour rester compétitifs, il n’en existe pas moins ! C’est même précisément ce continuum qui fait cette « cohérence » que les anglo-saxons appellent « alignement stratégique » et que certaines cultures, française entre autres, traduisent dans la pratique par une forme d’autoritarisme qui s’affranchit trop souvent de la nécessité de la compréhension et de la récurrence que suppose cette compréhension.
  • Le retour du sensible : Notre société contemporaine redécouvre l’émotion et le sensible. Ce « retour du dionysiaque »[3] (qui caractérise la société post-moderne décrite par Michel Maffesoli et que certains décrient en l’assimilant à une frénésie collective[4]) marque aussi le management contemporain de son sceau. L’attention particulière à « l’expérience collaborateur », comme le recours accru au « story-telling » d’ailleurs, traduit bien le retour de cette part de sensible dans l’entreprise. L’émotion s’invite désormais dans un univers professionnel qui l’a longtemps sous-estimé au point de l’ignorer dans ses méthodes managériales jusqu’à s’y heurter dans la réalité des faits, c’est-à-dire quand l’Homme et son « hommerie » revient au galop !

L’exigence impérieuse de la pédagogie permanente

Donner du sens au travail dans le cadre qui nous intéresse ici c’est donner de bonnes raisons à chacun d’inscrire son effort personnel dans une perspective collective que l’on a décidée pour lui. Cela recouvre donc à la fois ce qui relève de la motivation individuelle au sens classique du terme (motivation « extrinsèque » et « intrinsèque » : rémunération, carrière, amour du travail bien fait, amour du métier etc.) mais aussi de l’articulation entre cette motivation individuelle et le projet collectif. Le sujet de l’engagement ne se réduit pas à cette dimension car ce sens que l’on donne au travail des autres (« sense giving ») peut parfois rapidement être mis à mal par le sens que les personnes perçoivent au travers de ce qu’ils vivent (« sense making » ou leur « expérience ») construits à partir de faits objectifs mais surtout de toute la subjectivité de leur interprétation dans laquelle le sensible prend une part importante.

Pour autant, cette articulation entre effort individuel et perspective collective passe par la capacité de chacun à intégrer intimement non seulement « ce vers quoi l’on va » collectivement (la mission, la vision, la stratégie etc.) mais également le lien avec son activité hic & nunc. On ne peut donc se contenter de communiquer le tout encore faut-il que chaque élément qui le constitue puisse intégrer le lien entre ce « Tout », son « ici » et son « maintenant » :

  • Ici : chacun doit comprendre intimement ce à quoi son rôle sert (c’est un peu le point de départ de la délégation … ) c’est-à-dire ce à quoi il doit contribuer dans cette perspective collective, ce qui passe immanquablement par des contributions intermédiaires (équipe, processus transverse, business line, etc.)
  • Maintenant : chacun doit comprendre intimement le lien entre les décisions de court terme qui sont prises et qui l’affectent inévitablement et cette perspective collective.

N’en déplaise à ceux qui appellent de leurs vœux la disparition du manager, c’est un peu là quand même l’un des aspects fondamentaux d’un rôle qu’on a progressivement dévoyé en le transformant en contrôleur des poids et des mesures, jusqu’à se plaindre du désengagement des collaborateurs qui en a résulté …

Le discours de la méthode

Et puis il y a le discours. Or, au regard des remarques précédentes, il semble utile de rappeler deux éléments importants.

  • Le premier point réside dans le fait que la raison rationnelle et la raison sensible ne s’opposent pas mais se complètent comme le rappelle Michel Maffesoli[5] en convoquant Descartes dont on aurait « déformé » la philosophie : « il y a bien là l’idée que la raison doit être complétée par quelque chose qui n’est pas entièrement de son domaine. » L’émotion ne se substitue pas à la raison (auquel cas on entre dans le registre de la manipulation de l’enchanteur) mais vient compléter une appréhension rationnelle : le cœur et la raison, l’intuition et la logique.
  • Le premier point nous renvoie au second qui relève de la rhétorique, et dont on sait depuis l’antiquité qu’il convoque : l’argumentation logique ou le raisonnement (« logos »), la crédibilité de l’émetteur (« ethos ») et les émotions des récepteurs (« pathos »). Aristote affirmait ainsi dans La rhétorique : « Quand nous posséderions la science la plus exacte, il est certains hommes qu'il ne nous serait pas facile de persuader en puisant notre discours à cette seule source; le discours selon la science appartient à l'enseignement, et il est impossible de l'employer ici, où les preuves et les discours doivent nécessairement en passer par les notions communes. ». Or, ce n’est pas parce que le public est en attente d’émotions (donc de recours au pathos dans le discours) qu’il en oublie de ne pas remarquer la faiblesse du logos. Ou alors ce serait prendre les gens pour des idiots que l’on cherche à manipuler…

On en revient donc à l’exigence de la pédagogie permanente du projet, de l’articulation entre le projet collectif et le quotidien des salariés, entre le « sense giving » et le « sense making », autrement dit entre le discours de « ceux d’en haut » et l’expérience de ceux que « ceux d’en haut voient en bas » alors que c’est de leur engagement dont ils dépendent ! Si cette pédagogie est affaire de logos, de pathos et d’ethos, l’usage abusif des deux derniers ne saurait masquer la faiblesse du premier.


[3] « Le retour de Dionysos, pour une sociologie de l’orgie » Maffesoli, M. Méridiens / Anthropos (1982)

[4] « Le retour de Dionysos » 1ère édition, Brun, J. Desclée (1969)

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