Il faut casser les codes ! L’impératif est aujourd’hui universel, il concerne tous les domaines de la vie sociale. Certains croient que ce n’est qu’une nouvelle injonction managériale mais la portée est bien plus générale. C’est une évidence en politique avec les événements récents dans de nombreux pays, dans le domaine culinaire quand les restaurateurs revoient à l’envi les produits, les goûts et les façons de s’alimenter ; c’est tout aussi vrai dans les manières de s’habiller, l’organisation des spectacles et les modes relationnels. Casser les codes devient une norme dans tous les domaines, c’est une course à la remise en cause des habitudes, des manières traditionnelles de se comporter, des approches de la réalité sociale, au point que bientôt la seule manière de casser les codes sera de les conserver. Plus que cela casser les codes devient une valeur : c’est bien de casser les codes et les artistes ou innovateurs d’en affirmer la nécessité, jamais justifiée d’ailleurs. De la valeur à l’injonction, il n’y a qu’un pas, franchi allègrement par les spécialistes du management qui font du cassage de codes un principe managérial, l’un de ces impératifs nouveaux auquel il serait vain et coupable de vouloir échapper.

Injonction managériale, le « casser les codes » se comprend assez bien en matière d’innovation. Celle-ci passe par une remise en question de ce qui semblait établi, que ce soit dans les modes de production, l’usage des objets, les manières de les fabriquer, de les vendre ou de les distribuer. En matière managériale « casser les codes » a comme première cousine la « disruption », considérée comme une des seules possibilités de retrouver de la croissance et du profit dans une économie d’abondance où on a l’impression d’être allé à la limite des économies et de l’automatisation. Casser les codes revient à remettre en cause les contrats traditionnels, à revoir les processus de fabrication, les utilités des produits, voire leur mode d’usage traditionnel.

Mais casser les codes concerne aussi les modes de fonctionnement, en remettant en cause les hiérarchies, les principes de commandement, de contrôle et d’autonomie. De manière plus dérisoire les modes d’habillement, les codes relationnels, les rôles sont autant de domaines où aucune norme n’a vocation à perdurer, où toutes les habitudes doivent être revues, remises en cause.

Le travail lui-même voit se casser les codes en matière de lieu (télétravail), de temps (flexibilité totale), de contrat, de durée. Seuls les politiques et les journalistes peuvent encore parler du travail au singulier tellement les modes de son exercice sont non seulement divers, adaptés à chacun, réinventés dans de nombreuses entreprises ou par de nombreuses personnes. Quant à l’entreprise ou l’institution qui semblait être le lieu unique du travail grâce à la généralisation du salariat, elle semble remise en cause avec de nombreux professionnels, les jeunes en particulier, qui se mettent à casser les codes (volontairement ou contraints) de la carrière traditionnelle, des modes d’ajustement de la vie personnelle et professionnelle. Et casser les codes en matière managériale devient d’une part une nécessité voire une injonction pour innover ou dépasser les limites des situations actuelles ; d’autre part cela remet en cause les politiques convenues de gestion des carrières, de management ou d’organisation du travail.

Alors comment interpréter ce souci largement partagé de casser les codes dans tous les domaines ?

La première explication est fonctionnelle : il faut casser les codes parce que c’est nécessaire et efficace. Dans une économie d’abondance où les besoins premiers sont satisfaits (pour le plus grand nombre) la croissance économique ne peut venir que d’usages nouveaux, de besoins nouveaux à créer et satisfaire. Casser les codes c’est remettre en cause nos modes de vie, voir la vie courante différemment pour imaginer d’autres besoins et de nouveaux usages et modes de vie. Casser les codes devient une méthode de créativité pour découvrir ces nouveautés. Par ailleurs, la plupart des organisations ont depuis longtemps serré les boulons de tous les côtés pour augmenter leur efficience et si les exigences de rentabilité ne faiblissent pas, les économies sont de plus en plus difficiles à faire et il n’est plus suffisant d’imaginer faire la même chose pour moins cher. Il faut maintenant très vite « penser hors du cadre », remettre en question l’évidence, casser les codes pour retrouver des marges. Dans ces situations, « casser les codes » est une méthode.

Une deuxième explication suggérée par Cynthia Fleury[1] est liée à une certaine approche du pouvoir. Les codes peuvent être perçus comme des outils de domination ; il y aurait ceux qui les ont et les autres et les premiers s’en serviraient contre les autres ou en leur seule faveur. L’existence de ces codes dans la vie professionnelle ou managériale par exemple peut être perçue par ceux qui n’en disposent pas comme un obstacle à leur existence et à leur développement. Casser les codes revient donc à bousculer (ce qui est considéré comme) les règles traditionnelles du pouvoir, à redonner une place à ceux qui ne les possédaient pas. Le corollaire est évidemment de fournir à ceux qui cassent les codes un pouvoir qu’ils n’avaient pas. Comme le montrent toutes les révolutions, elles cassent les codes pour en créer d’autres, aussi puissants et souvent plus intolérants, pour s’imposer aux autres. Casser les codes n’est alors qu’un moyen pour imposer les siens. C’est la deuxième raison fonction du cassage de codes : redistribuer rapidement les déséquilibres de pouvoir.

Il existe une troisième explication, difficile à caractériser, mais qui consiste à associer ce cassage de codes à d’autres phénomènes sociétaux avec lesquels il aurait peut-être une complicité. Peut-être faudrait-il casser les codes parce que les codes seraient mauvais. Dans une culture du « c’est mon choix » et « je fais comme je le sens parce que c’est mon projet », les codes ne peuvent être que des empêcheurs de choisir en rond pour soi. Dans cette vision du tout-ce-qui-ne-vient-pas-de-moi-m’est-forcément-imposé-et-je-dois-donc-m’en-libérer, casser les codes devient un impératif, une voie de libération. C’est d’ailleurs d’autant plus nécessaire si je ressens la situation actuelle comme difficile ou insatisfaisante. Casser les codes ressortit alors au dégagisme ambiant : si l’actuel n’est pas satisfaisant il faut le supprimer, le jeter. Si le connu ne plaît pas, je me jette dans l’inconnu ; si l’avion n’est pas confortable, je saute… En matière managériale si un mode de fonctionnement ne produit pas les effets désirés, je fais son contraire qui sera forcément meilleur !

Les lecteurs complèteront sans doute avec d’autres hypothèses d’explication de la nécessité nouvelle et universelle de casser les codes. On peut d’ores-et-déjà apporter quelques contrepoints à cette nouvelle injonction.

On aura noté qu’il est intéressant de vouloir casser les codes dans une société si uniformisée quant à ses modes de pensée, ses émotions partagées et à partager, son intolérance douceâtre. Dans le monde de l’entreprise, le paradoxe est encore plus fort : vouloir casser les codes alors que toutes nos organisations ont multiplié les processus, les procédures, les règles, normes, codes, certifications en tout genre. Vouloir casser les codes alors que notre société est de plus en plus bureaucratisée, cela ne manque pas de paradoxe, voire d’injonction paradoxale, et on en connaît les conséquences psychologiques.

Casser les codes, c’est aussi reconnaître, par principe, leur manque de pertinence. Casser les codes, c’est refuser le passé qui a constitué ces codes comme si leur ancienneté suffisait à en dire l’impertinence. Assimiler le cassage de codes au progrès, c’est nier l’importance de l’histoire. Dans la grande opposition entre conservatisme et révolution, il y a toujours le risque de réduire l’un ou l’autre à ses effets pervers ; l’effet pervers du conservateur est de devenir réactionnaire et l’effet pervers du révolutionnaire est de nier par principe ce qui le précède. Il est certain qu’un regard sur l’histoire nous invite à plus de prudence à cet égard.

A se concentrer sur les codes à casser, on occulte évidemment le reste. A donner de l’importance aux codes, on oublie celle des relations qui leur donnent leur sens et leur contexte. A forcer les managers à casser les codes, on les polarise sur les moyens plutôt que sur la fin, on les maintient dans cet état de travail appauvri où l’essentiel n’est jamais la fin mais seulement les moyens de l’atteindre.

Il est un dernier contrepoint à ne jamais oublier au moment de casser les codes, c’est que casser les codes ne consiste pas à faire table rase des codes mais à en imposer d’autres avec parfois beaucoup de vigueur et d’intolérance. Il peut ainsi y avoir tromperie à vouloir casser les codes, l’objectif est plutôt d’en imposer d’autres. La démarche se justifie par le souci de s’opposer aux précédents en taisant de manière assourdissante l’intention d’en imposer d’autres.

Alors que faire dans le monde managérial face à cette injonction de casser les codes ?

La première chose à faire vis-à-vis des codes à casser est sans doute d’oublier la question. L’oublier au profit de celle de la compétence car il ne faudrait pas que casser les codes soit un leurre, un moyen d’en oublier d’être compétent. Oublier les codes au profit de l’efficacité car il ne faudrait pas croire qu’il suffit de casser des codes pour être performant. Oublier les codes au profit d’une bonne analyse sérieuse des mécanismes de pouvoir dans les organisations car il ne faudrait pas croire que cette injonction ne constitue pas cette zone d’incertitude que les acteurs savent utiliser pour renforcer leur pouvoir.

La deuxième chose à faire concerne la prudence, celle qu’exige toute mode. Comme dans la ruée vers l’or, seuls les vendeurs de pelles ont gagné de l’argent ; il en va de même des modes managériales. Ce sont les promoteurs de cassage de codes qui profitent le plus de cette exigence nouvelle. A cet égard on se souviendra que beaucoup de réussites viennent de casser les codes, mais encore plus d’échecs.

La troisième chose à faire par rapport aux codes est tout simplement de savoir. Les codes, comme toutes les habitudes, ont une origine, des raisons profondes, une fonction. L’humilité vis-à-vis de l’histoire, l’effort de la connaissance, l’écoute du monde avant celle de sa propre vision, sont des garde-fous face aux codes à casser. Il est évidemment d’autant plus facile de vouloir casser les codes si on n’en connaît pas l’origine, il est d’autant plus apparemment nécessaire de casser les codes si on ne partage pas le minimum de références communes pour travailler ensemble.


[1]Cynthia Fleury : « Les femmes sont contraintes de casser les codes » - Le Figaro Madame, 3 décembre 2016. Si citer Le Figaro Madame dans une chronique sur le management, ce n’est pas casser les codes !