La formation au numérique en situation de travail est-elle compatible avec la préservation de l’autonomie de la personne ?

Quand la formation au numérique est apportée par l’entreprise au salarié en situation de travail, il devient difficile de faire la part des choses entre ce qui appartient à la formation stricto sensu et ce qui ressort du travail en lui-même.Cette immédiateté de la connaissance renferme l’individu dans un présent continu. Elle le prive de la perspective temporelle nécessaire à l’apprentissage pour qu’il puisse accueillir l’information à partir de ses structures préalables ; les activer et les confronter avec les nouvelles données. Et développer une pensée personnelle critique dont l’absence perturbe sa transformation identitaire, but de la formation. Ce qui pose le problème de l’autonomie au travail.

Le temps « métier » diminue au profit du temps « numérique ».

Quand les générations « X » ou « Y » ont à utiliser de nouvelles applications, elles font appel à la communauté des internautes et aux forums d’entraide. Comme si l’informatique était une partie constituante de leur « ADN ». Tous les individus n’ont pas ce réflexe communautaire. Remplacer le logiciel que l’on pratique depuis 10 ans représente un changement dont certains ont peur. Le questionnement sur le numérique des individus « non augmentés[1] » monte en intensité et en inquiétude. Mis à part certains cadres supérieurs disposant d’une assistante, les autres sont devenus leur propre secrétaire. Pour eux, le temps « Métier », Commerce, Production ou Logistique, s’est trouvé amputé d’une durée administrative de plus en plus importante, où l'accroissement du nombre de logiciels et d’applications numériques va de pair avec leur sophistication à mettre en œuvre et à pratiquer.

Dispose-t-on du temps nécessaire pour s’approprier les nouvelles connaissances acquises en situation de travail ?

La formation au numérique en situation de travail s’est accélérée pour devenir permanente, c’est-à-dire, quasi quotidienne et instantanée. L’individu a de plus en plus de difficultés à maîtriser l’évolution de ses connaissances et à faire la part des choses entre ce qui appartient à la formation et ce qui ressort de l’injonction au travail, « acquière et pratique », « pratique et acquière ». Or, l'opérationnalité du nouveau savoir, espérée par le salarié, lui demande un délai d’appropriation pour qu’il soit relié à ses savoirs préalables. Ce temps, il ne l’a plus. Selon l’application du principe d’efficience imposé par le management, pour réussir un objectif de mise en pratique immédiate, la personne ne pensera plus qu’à un seul objet, l’application numérique.

Désormais, la « perspective temporelle[2] » d’un individu, qui l’aide à se situer dans son parcours professionnel, serait-elle limitée à la localisation immédiate des éléments de l’application numérique ?

L’effet de la perspective temporelle est double. Si chez le sujet, la présence d’objets virtuels plus ou moins en conscience crée une ouverture habituelle sur le passé et l’avenir ; leur absence le renferme dans un présent continu. Ainsi, quand ses parents sont partis, la récompense attendue par un enfant qui a été sage, est un objet virtuellement mémorisé qu’il évoque de temps à autre[3]. Grâce à la présence virtuelle de l’élément « récompense », l’enfant se comportera différemment tout au long de la journée, selon que cette perspective temporelle soit présente ou non.

En principe, les objets de la perspective temporelle font partie de toute situation dans laquelle s'inscrit un sujet. Ainsi, quand celui-ci se projette dans le futur, il pourra élaborer des plans et des projets et poser des buts à moyen et long terme ; et il trouvera les ressources pour y arriver. Ceux-ci déterminent l’extension, la structure et le degré de réalité de cette projection dans l’avenir[4].

La question à poser est celle de la cohérence entre la façon dont l’individu s’approprie une application numérique et la perspective d’élaboration d’un projet d’avenir grâce à elle. L’application répond-elle à une utilité immédiate qui sera consommée dans l’instant afin de résoudre une difficulté[5] ? S’inscrit-elle dans un futur plus lointain relié à son plan de carrière ? Ou fait-elle partie de la stratégie de l’entreprise, qui utilise la culture du digital développé par et pour les individus, afin de parvenir à une finalité commune, selon des pratiques collaboratives et solidaires ?

À quoi, à qui le digital sert-il [6] ? Pour quoi et pour qui faire ?

Le digital est-il une fin en soi et la personne une ressource, un objet, concourant au développement du numérique ? Ou est-il un moyen au service de la progression d’un sujet dont l’adhésion au but de l’entreprise favorise sa qualité de vie au travail ?

Si la personne considère que l’apport du numérique, même facilitant, est devenu une contrainte quotidienne qui le « fatigue » et lui occasionne une surcharge de travail obligée ; on pourra penser que le lien est rompu entre sa tâche et le but de sa structure ; ou qu’il ignore la finalité de son entreprise ; ou encore, que le digital contribue déjà à l’augmentation des résultats financiers de son entité…

Cet état de fait est renforcé par une autre problématique : la confusion entre la situation de travail et la situation de formation.

Dans le cadre des apprentissages numériques, la connaissance auto/télé/acquise dans le cours de l’activité ne bénéficie pas de l’espace protégé de la formation. Espace où s’exerce le rapport singulier entre l’apprenant et son formateur qui joue un rôle de médiation dans l’appropriation du nouveau savoir. Lors d’une situation de travail, les enjeux sont forts ; et de plus en plus souvent, pour leur équipe, les managers prennent la posture de formateur. Le temps réservé à l’apprentissage n’a plus la place nécessaire pour que l’individu puisse accueillir l’information à partir de ses structures préalables ; activer celles-ci compte tenu de ce nouvel apport et les confronter ensemble, en développant une pensée réversible.

On pourrait croire que pour la personne, quand un sujet d’étude est « saillant[7] », c’est-à-dire qu’il est en lien avec ses connaissances préalables, elle n’entre pas en conflit avec elles. Cependant, même un objet technique peut achopper l’identité d’un individu en perturbant ses pratiques et/ou son système de valeurs. Prenons l’exemple d’un responsable commercial, désormais obligé de suivre une application numérique qui lui demande de caler sa prospection selon un système préétabli. Il ne pourra plus réguler lui-même le choix de sa feuille de route et de son agenda. De ce fait, le principe d’action « autonomie », ce à quoi il tient le plus dans le cadre de son métier, sera contrarié ; et par voie de conséquence, son rôle lié à son identité au travail le sera aussi. Le sujet sera obligé de faire le « deuil » de sa flexibilité pour « arranger » ses clients et de ses choix de parcours de prospection. Il lui faudra parier sur l’inconnu de cette nouvelle pratique qui lui est imposée sans qu’il ait pu être partie prenante à sa mise en place.

Que devient l’autonomie d’un sujet et à fortiori d’un cadre, quand il n’a plus le choix de ses procédures ?

Si préalablement, l’entreprise avait situé l’application numérique comme contributive à une finalité collective que tout le personnel se serait appropriée ; le cadre commercial aurait pu les relier entre elles et s’orienter sans difficulté vers la nouvelle trajectoire proposée. Si tel n’est pas le cas, son principe d’action d’autonomie au travail et l’objet virtuel « reconnaissance de son rôle » seront perturbés par ces nouvelles pratiques. Pour la personne, celles-ci n’auront pas de sens. Dans ce cas de figure, la non prise en compte de la participation de l’individu dans la compréhension de ces nouveaux procédés de travail, implique qu’il ne peut pas être qualifié de « sujet » de l’action sinon de « moyen ».

Cette situation perturbatrice ne permet pas à la personne de se positionner comme acteur social ou sujet engagé car le développement de points de vue concurrents et pluriels ainsi que leur articulation ne lui sont pas autorisés. Car pour intégrer de nouvelles connaissances, celles-ci lui demandent d’actionner un processus de transformation identitaire afin de « penser comme soi » ; c’est-à-dire de prendre une distance critique par rapport à ses propres schémas cognitifs et ses principes d’action ainsi reconfigurés.

Choisir son point de vue, ne constitue-t-il pas l'ultime enjeu du processus de formation concourant à la transformation identitaire de l’individu ?

Quand le développement d’une pensée personnelle critique n’est plus la finalité de la formation, le choix de son espace devient politique, axiologique[8]. Pour la personne, une situation de travail apprentissage non reliée au sens de l’action, impactera son autonomie et son engagement dans son activité ; son équilibre interne et homéostatique ; partagé entre ce qui lui crée un sens et ce qui lui est imposé de faire.

Cette rupture peut être annonciatrice d’une fêlure dans sa motivation…


[1] D’après une professionnelle du secteur, Isabelle Erlich de Tuto Demo, « Le numérique capte l'énergie vitale des jeunes, ou au mieux se rajoute comme une couche symbiotique à leurs cerveaux. Il fait partie d'eux, et a sûrement transformé la façon dont ils utilisent leur capacité neuronale. Il a créé une génération augmentée »

[2] Joseph Nuttin, « Motivation et perspective d’avenir » 1980, Ed. Presses Universitaires de Louvain

[3] Étienne bourgeois et Jean Nizet, 1997, « Apprentissage et formation des adultes » - Ed. P.U.F.

[4] Cf. concept de diachronicité

[5] Cf. principe de synchronicité

[6] Il existe une controverse, assurément fondée, sur l’utilisation des termes digital ou numérique. Dans un objectif de simplification et non de réduction, les mots seront utilisés ici comme semblables et non équivalents.

[7] DOISE Willem et MUGNY Gabriel : (1981) Le Développement Social de l'intelligence, Inter Editions, Paris

[8] Cf. H. Ricker 1892, « Les sciences des valeurs morales » ou « La philosophie des valeurs »

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