Le sondage Gallup a été popularisé à travers une mode managériale de ces dernières années. Bénéficiant de l’effet buzz, censé mesurer le niveau d’engagement par pays, sa sortie est régulièrement commentée, devenant ainsi un marronnier du journalisme d’entreprise. Les réseaux sociaux ont cette particularité de transformer le buzz en croyance, la croyance devenant vérité avec le temps. Le monde va trop vite. Il suffit pourtant de s’arrêter juste un instant et parcourir les 12 questions du Gallup(1) pour se rendre compte qu’il n’y est pas question d’engagement mais de management et d’organisation. On interroge donc des salariés sur un sujet donné pour en déduire une conclusion sur un autre. Ce serait au mieux un contresens, et au pire, selon son utilisation, à ranger dans la catégorie des fake news. On constate en effet que les leviers forts qui favorisent l’engagement sont souvent déconnectés du management voire de l’entreprise comme :

  • Conscience professionnelle
  • Aimer son métier
  • Gagner sa vie
  • Un monde où on existe encore par le travail
  • Apprendre
  • Acquérir de l’expérience

Tous ces éléments sont autant de facteurs personnels qui favorisent l’engagement et peuvent dépasser un mauvais management ou une organisation défaillante. Le sondage ne peut donc pas s’appuyer sur une relation induite de cause à effet. On peut prendre comme exemple concret le métier d’infirmière dans les institutions hospitalières avec un niveau d’engagement maximum malgré une situation qui pourrait être considérée comme défaillante.

Est-il alors surprenant que des sondages propres à l’engagement(2) donnent des résultats opposés au Gallup qui lui traite de management ? En les rattachant, et avec juste une pointe de provocation on pourrait annoncer : « malgré un des pires managements au monde (cf sondage Gallup), la France garde malgré tout des salariés majoritairement engagés (cf sondage Willis Tower Watson) ». Ce ne serait plus vraiment la même musique et pourtant plus plausible. Quelle entreprise survivrait avec 6% d’engagés et 25% d’activement désengagés allant jusqu’à nuire à l’entreprise (taux du dernier sondage Gallup) ? Et pourtant ce serait l’état de notre économie selon l’interprétation faite des données de cet organisme de conseil et formation. Des contradictions(3) ont été apportées en leur temps sur ce sondage, ne recevant pas toute l’écoute qu’elles auraient méritées : François Geuze dès 2015, ou encore Martin Richer, spécialiste du RSE qui en 2016 pointait déjà cette confusion, ou enfin plus proche de nous en 2018, Jean-Baptiste Aloy de l'IPSOS. Le buzz a parfois cette curieuse particularité d’anesthésier le sens critique.

La problématique va pourtant bien au-delà de cette confusion. L’engagement peut être considéré comme l’énergie générée par le salarié. Nous aurions donc en France un niveau d’énergie très faible dans nos entreprises avec juste 6% d’engagés. Les modes managériales du moment ce sont appropriées ce niveau très bas pour vendre un potentiel d’énergie maximum grâce à la promesse d’un taux d’engagement d’au moins 70%. L’entreprise qui basculerait dans leur modèle se retrouverait alors avec une énergie disponible considérable, 11 fois supérieure à la moyenne des entreprises françaises. Cette énergie étant autant de moyens supplémentaires au service de l’entreprise et de ses clients. Sauf que ceci est un leurre. Le Gallup mesure l’état de notre management, pas celui de notre engagement. Le message ainsi délivré pourrait encourager des entreprises à centrer leur stratégie sur comment accroître très significativement le niveau d’engagement de leurs salariés. Elles seraient forcément déçues, ne pouvant obtenir un potentiel d’énergie qui n’existe pas, ou en tout cas très loin des proportions promises. Les conséquences seraient donc prévisibles avec des risques de surengagement de salariés cherchant à répondre à une demande d’énergie qu’ils ne pourraient pas assurer, tout du moins sur la durée. Nous serions ainsi devant une voie royale vers le burn out.

Il y a pire pourtant. Ce supposé potentiel d’engagement serait conditionné par la remise en cause des structures hiérarchiques de l’entreprise. Ceci concerne toutes les modes managériales actuelles. Or tout changement de structure est fortement consommateur d’énergie sur une période pouvant couvrir plusieurs années suivant la transformation opérée. Dans la vision taylorienne du travail, les structures sont modifiées ou plutôt ajustées pour respecter ce principe de faire aussi bien avec moins. Elles sont faites par touches successives permettant une utilisation optimum de l’énergie pour une recherche d’efficacité (baisse de la masse salariale) maximum et dans un temps assez court. L’entreprise se retrouve donc avec peu de risques. Les modes managériales centrées sur l’engagement ne sont pas dans cette démarche d’optimisation. Elles préconisent ou sous-tendent des réductions de niveaux hiérarchiques avec parfois le vocable « plus plates » pour ne pas choquer.

Cette transformation significative de la structure consomme un niveau d’énergie considérable. Nous ne sommes pas dans des ajustements mais dans des transformations majeures. Dans la vision des modes managériales du moment, le jeu en vaudrait la chandelle avec à la clé une manne d’énergie conséquente à gagner. L’engagement y est vu comme la corne d’abondance du management. Sauf que cette manne n’existe pas. L’entreprise se retrouverait donc dans une transformation majeure, concentrant son énergie et ses forces vives vers l’interne, à chercher à faire exister puis vivre cette rupture en terme de structure. Et tout ceci pour une chimère d’énergie qu’elle n’obtiendra au mieux qu’à la marge.

Ce type de stratégie mettrait résolument l’entreprise en risque. Toute l’énergie consumée à chercher à réduire les lignes hiérarchiques pour de mauvaises raisons, c’est moins de disponibilité vers l’extérieur, vers le marché et les clients. Dans un monde qui va de plus en plus vite, sauf d’être un grand groupe effectuant un test(4), l’entreprise aura peu de droit à l’erreur.

Or, l’important n’est pas tant l’énergie générée que ce qu’on en fait. Le chef étoilé Hervé Bourdon disait récemment dans une interview au journal Marianne(5) : « Ca prend autant de temps de faire mal que de faire bien. » Bien faire, se gère à travers un management et une organisation centrés sur la cible qu’ils vont toucher. Si cette cible est génératrice de valeur, l’énergie utilisée sera alors source de performance. On pourrait l’appeler l’énergie augmentée. Si cela semble une évidence, celle-ci aurait malgré tout disparue dans tout ce qui touche aujourd’hui au management. On part du principe que non seulement le salarié a un potentiel d’énergie surmultiplié et qu’en plus celle-ci irait générer directement de la performance comme par magie.

Beaucoup d’entreprises sont effectivement malades de leur management et de leur organisation. Si les salariés en supportent les conséquences, les rendre responsables des solutions à travers une demande d’engagement supplémentaire ne ferait que dégrader une situation déjà critique, ajouter du mal au mal. Le constat ne serait-il pas que nous ne savons pas ou plus organiser l’entreprise autour de l’humain ? Cela peut paraitre surprenant mais en regardant les différentes définitions du management, l’humain y est le plus souvent absent. Bien entendu, l’engagement est nécessaire dans l’entreprise. Mais au lieu de le centrer exclusivement sur le salarié, y préférer pourquoi pas un engagement réciproque, « construit sur la symétrie des attentes », comme l’indique Victor Waknine, créateur de l’IBET, l’indice de bien-être au travail(6).

Alors plutôt que de se raccrocher au rêve d’une hypothétique corne d’abondance du management, sans doute faudra t-il lui redonner toute sa noblesse à travers une raison d’être autour de l’humain au service de la création de valeur pour l’entreprise, ses clients et bien entendu ses salariés.


(1) Le Q12 Gallup :

  • Au cours des six derniers mois, est-ce qu’un de vos collègues vous a parlé de votre progression ?
  • Au cours de la dernière année, avez-vous eu des occasions d’apprendre et de vous perfectionner ?
  • Est-ce que votre opinion semble avoir du poids au travail ?
  • La mission/vision de votre entreprise vous donne-t-elle l’impression que votre travail est important ?
  • Vos associés (collègues) ont-ils à cœur d’effectuer un travail de qualité ?
  • Pouvez-vous compter sur un meilleur ami au travail ?
  • Au travail, avez-vous la possibilité de vous consacrer tous les jours à ce que vous faites de mieux ?
  • Au cours des sept derniers jours, avez-vous reçu des félicitations ou des éloges pour un travail que vous avez bien fait ?
  • Votre superviseur, ou quelqu’un d’autre au travail, semble-t-il vous accorder de l’importance en tant que personne ?
  • Pouvez-vous compter sur un collègue qui vous encourage dans votre perfectionnement ?
  • Savez-vous ce qu’on attend de vous au travail ?
  • Disposez-vous des outils et de l’équipement nécessaires pour bien faire votre travail ?

(2) Willis Tower Watson http://urlz.fr/7qVs

(3) François Gueuze : 09/09/2015 Parlons RH : « Entreprise libérée : à la libération on rase gratis » http://urlz.fr/7rPx

Martin Richer : « La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité » La fabrique de l’industrie © Presses des MINES - TRANSVALOR, 2016

Jean-Baptiste Aloy : 29 mai 2018 « L’engagement : il faut analyser les analytics » http://urlz.fr/7rPN

(4) Auchan a effectué un test de « libération » dans un de ses hyper qui s’est soldé par une grève des employés. Ce magasin n’avait pas connu de grève depuis 10 ans. Ceci a mis fin à l’expérimentation. Source émission envoyé spécial

(5) Interview du chef Hervé Bourdon, propriétaire du petit hôtel du grand large à Portivy, pour la revue Marianne du 6 au 12 juillet 2018

(6) Extrait de la conférence donnée par Victor Waknine, Président de Mozart Consulting, au Human Day de Lille le 19 juin 2018

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