La difficulté dans les sciences sociales, c’est que les mots sont clairs pour tout le monde mais n’ont pas le même sens pour chacun. L’application de ces sciences à l’entreprise illustre très bien le problème. On peut même dire que le management a ce petit air de Babel avant la destruction, quand tout le monde croit se comprendre, dans une sorte de naïve communication.

L’utilisation des notions de « management » ou de « leadership », de « manager » ou de « leader » relève de cette illusion de la communication. Les deux mots se sont imposés pour parler de nombreux travailleurs dans nos organisations, auparavant dénommés cadres, chefs ou responsables. Et en ce qui concerne les deux mots de leader et de manager, force est de constater que le « leader » a le vent en poupe, on le distingue du manager et on le trouve plus pertinent pour honorer les enjeux, forcément nouveaux, de nos organisations. Le mot management renvoie à la « manus » latine, la main, celle qui tient, façonne et se tend vers l’autre ; le leader évoque le guide, celui qui donne une direction et entraîne, celui qu’il ne faut plus traduire en allemand ou en italien.

La notion de mode évidemment n’est pas péjoratif ; l’émergence d’une mode suscite plutôt la réflexion sur les raisons de son apparition : pourquoi le leadership devient-il un sujet alors que pâlit la notion de management ?

« Leader » se développe sans doute pour remplir un vide, celui laissé par le fait que les mots alternatifs se galvaudent, le chef devient petit, le décideur s’isole, le cadre se fige et le manager gère ; il faut alors prendre de la hauteur, retrouver la relation, mettre du mouvement et de la perspective, de la transformation et de la vision, et le leader doit répondre au besoin.

Le « leader » évoque la personne et on aime cette personnalisation de l’activité collective (car l’entreprise et l’organisation est bien une action collective). Dans les périodes de crise et de bouleversements, alors que l’incertitude gagne, deux figures s’imposent toujours ; d’une part celle du héros sauveur qui va guider, avec quelques idées simples, hors des turbulences et des peurs, d’autre part celle des boucs émissaires responsables de tous les maux et qu’il s’agit de dégager. Le leader répond souvent au besoin de la première figure, le risque n’est pas nul qu’il devienne la seconde.

Le « leader » est donc le nouveau mot rendu nécessaire par ce qui est vécu comme des transformations profondes dans le monde des organisations. On ne cesse de parler de changement d’époque, de monde, de paradigme et une nouvelle figure emblématique doit bien venir assumer ce qui apparaît au plus grand nombre comme une nouveauté. Toutes les époques n’ont-elles pas eu l’impression de vivre une rupture entre ce qui les précédait et ce qui leur succédera.

Le « leader » vient aussi répondre à de nouveaux besoins de performance ; on a tellement investi dans des processus, des organisations et des systèmes sans atteindre encore totalement l’optimum de l’efficacité qu’il est bien nécessaire de trouver les ressources pour « l’extra-mile » au-delà de la limite des systèmes puisqu’ils semblent y en avoir malgré nos espoirs d’antan.

Le « leader » répond à l’inquiétude qui ne manque pas d’apparaître quand l’incertitude devient trop forte, quand la méfiance s’installe, quand les repères se perdent. Il pallie aussi les convictions et les valeurs quand celles-ci ont disparu ou ne paraissent plus partagées.

Enfin la figure du « leader » évoque-t-elle sans doute le besoin, réaffirmé une fois de plus, de considérer que la vie en entreprise est aussi une affaire de personnes et de relations. Peut-être le contexte sociétal de développement de la solitude et du repli rend-il encore plus nécessaire le rafraîchissement du vocabulaire pour remettre au centre la question des relations dans un contexte professionnel qui les exige.

Outre ces hypothèses sur le succès de la notion de leadership, encore faut-il rappeler quelques clés sur le besoin professionnel auquel ce recours au leadership est censé répondre ; on peut au moins en citer trois.

Au-delà d’un certain nombre, les personnes ont besoin pour vivre ensemble qu’une fonction soit assurée ; celle-ci consiste à faire respecter des règles, à protéger, à conduire éventuellement. C’est vrai dans toutes les sociétés humaines où apparaît, sous des dénominations diverses la fonction de roi, chef, président, capitaine, maestro, directeur, responsable, gourou, etc. Il en est même ainsi dans les groupes anarchistes. L’entreprise et l’organisation sont des sociétés particulières du fait de leur raison d’être : apporter aux autres un service qu’ils jugent recevable. Elles ont donc une contrainte, si ce n’est un objectif de performance. La fonction de direction consiste alors à influencer les comportements humains pour que le groupe produise du résultat. La liste des verbes d’action dressée par Fayol est donc toujours pertinente et peut se répéter mais aussi s’allonger sans fin : coordonner, donner une direction, contrôler, sanctionner, récompenser, etc.

Deuxièmement, force est de reconnaître qu’en dehors des divagations sémantiques, les approches du management et de la direction n’ont pas connu de bouleversantes découvertes ces dernières décennies et les fondements de la psychologie humaniste qui irrigue beaucoup de nos approches sont maintenant assez anciens. De multiples outils se développent mais sans le plus souvent mentionner les hypothèses implicites liées à l’époque où ces théories sont apparues. Pour n’en citer que quelques-unes on peut déjà mentionner la proximité : diriger une équipe, ce serait être en proximité avec celle-ci, une proximité géographique, professionnelle et même sociologique, selon la figure de la PAP, la poule avec ses poussins ; inutile de dire que cette proximité n’existe plus toujours, la distance et la diversité sont plutôt la règle des groupes de travail aujourd’hui.

Dans diriger une équipe, deuxième hypothèse implicite, le mot important serait « une » : or aujourd’hui, cette unicité existe rarement ; on appartient, voire on dirige plusieurs équipes et leur périmètre change souvent. Ceux qui ont la chance de travailler avec des managers sur un temps un peu long ne peuvent qu’être surpris par les déplacements incessants de leur périmètre managérial.

Dernière hypothèse à mentionner, souvent oubliée par les spécialistes du management qui examinent cette fonction comme un domaine à part, la conception de la fonction de direction ne peut s’aborder sans référence aux conceptions de l’autorité dans notre société ; celles-ci ont beaucoup évolué ces dernières décennies dans toutes les institutions et donc évidemment dans l’entreprise.

Troisièmement, on doit reconnaître que nos organisations ont traditionnellement assimilé la fonction de direction à une promotion, à une forme de rétribution. Progresser dans une organisation exige souvent de devenir manager et comme celui-ci a besoin d’une crédibilité pour exercer son office, l’attribution d’une fonction de managériale devient une forme de reconnaissance de la valeur professionnelle. Certaines organisations confrontées à la nécessité d’établir un parcours de carrière des cadres se sont même emparé de mots comme managers, leaders, dirigeants, exécutifs, voire talents pour dénommer ces catégories, sans que la fonction exercée par leurs titulaires corresponde à une différence de tâches ou de responsabilité.

C’est dire que la pratique de nos organisations s’est détournée d’autres manières d’aborder la direction de l’action collective que l’on peut trouver ailleurs. Même si l’idée du « servant leader » tente de se populariser, l’idée que la direction puisse être un service à rendre plutôt qu’une récompense n’est pas très en vogue ; l’idée que des managers puissent être appelés plutôt que nommés ne va pas de soi non plus. Quant à l’idée que la direction ne devrait être que provisoire, cela n’est pas plus dans nos meurs managériales.

Une deuxième clé concernant le management est qu’il s’agit de faire en sorte qu’une action collective soit performante. Il existe donc deux dimensions constitutives de l’action managériale : la première concerne le résultat (l’objectif, la tâche, le processus, …) et la seconde les personnes (la relation, la communication, leur motivation, …). De nombreux outils de formation au management reprennent sous une forme ou sous une autre ces deux dimensions. Pour certains, il est important d’être pleinement concentré sur les tâches et sur les personnes, pour d’autres la situation doit guider une focalisation sur l’un ou l’autre.

La différence entre management et leadership ne serait-elle alors qu’une nouvelle expression de cette distinction des dimensions entre un management assimilé à la gestion, aux résultats, aux systèmes à maîtriser alors que le leadership serait tourné vers les personnes, leur inspiration, leur pilotage et la communication… Donner plus de poids au second pourrait alors signifier deux choses, la reconnaissance renouvelée de l’importance des personnes ou le sentiment que l’on maîtrise déjà tout du côté de la performance.

Au-delà de ces constats se posent alors de nombreuses questions concrètes, sur le plan des discours de gestion des ressources humaines mais aussi sur les pratiques. Faut-il distinguer le manager et le leader, privilégier l’un en négligeant l’autre, transformer l’un dans l’autre, catégoriser les personnes dans l’une ou l’autre des catégories ?

Il est nécessaire de séparer deux questions. La première consiste à distinguer le manager du leader comme concepts pour mettre en évidence des caractéristiques, des compétences ou des comportements associés à l’un ou à l’autre. La seconde question est de distinguer dans nos organisations deux catégories de personnes et d’assumer les conséquences managériales d’une telle distinction.

Autant la première question est évidente, autant la seconde est problématique. Il est évidemment indispensable de toujours enrichir le référentiel de compétences pour être pertinent avec les situations rencontrées par la diversité de nos organisations ; autant il faut être prudent avec la seconde. Quelles que soient les bonnes intentions, distinguer revient toujours à classer et quand il s’agit de manager et de leader, il n’est qu’à regarder les catalogues de formation ou la devanture des libraires pour voir que le choix est vite fait. Dans la lutte entre le leader charismatique, visionnaire et inspirant et le manager aux mains dans le cambouis des processus, devinez où est le vainqueur ! Plus encore quelle est la pertinence de cette distinction ? Depuis les débuts des approches socio-techniques, ne savons-nous pas qu’il est impossible d’aborder le fonctionnement des systèmes sans considération pour ceux qui les utilisent ou les subissent, peut-on penser à un manager gestionnaire dénué de l’intelligence humaine nécessaire au fonctionnement quotidien ? Ce serait bien peu connaître le terrain du management d’en bas que de l’imaginer. Et pour les leaders, imagine-t-on le charisme, la direction, la vision et la relation dans une entreprise sans qu’ils soient ancrés dans la glaise du fonctionnement quotidien de l’organisation ? Clairement, on ne rend service à personne en confortant cette distinction !