Peut-on trouver le bonheur dans une entreprise ?

Participants à ce travail : Florence Legouge, sophrologue et guérisseuse, Bernard Anselem, médecin auteur et conférencier en neuropsychologie, Loris Carniel, chef d'entreprise émérite d'une chaine de restauration collective employant 700 salariés.


Il y a actuellement une émergence de toutes sortes d'opinions dans les publications relatives à la gestion des entreprises qui se focalisent sur la manière de rendre leurs employés heureux sous le prétexte qu'ils seraient ainsi plus productifs. Cela serait-il une motivation juste cupide ? Cela voudrait dire qu'il n'y aurait que le profit qui stimule un management de gens, ou un gouvernement de pays, et que celui-ci serait dénué du scrupule de rendre les gens malheureux. C'est difficile de le croire. Mais il est vrai qu'il y a assez peu de moyens pour pouvoir contrecarrer un persécuteur – souvent inconscient – qui vous rend malheureux, et qu'on tendait à considérer le bonheur comme une affaire personnelle, une situation à la charge de chacun pour y arriver.

Par ailleurs il y a un débat pluri-millénaire dans notre civilisation occidentale sur les formes de bonheur qui seraient les bonnes, entre l'hédonisme et l'eudémonisme, voulant que tout le monde se plaise d'un même plaisir. Ainsi pour certains qui se délectent des plaisirs des relations sexuelles, ils peinent à admettre qu'on puisse être porté par d'autres formes de délices. Il y a comme une forme de dictature de ceux qui ont trouvé leur voie qu'elle soit la seule hérésie valable, mot qui signifie doctrine et système, et à l'origine la notion de choix en grec. Mais de ces deux formes d'accès au bonheur qui sont assez égocentriques émerge en ce moment une troisième qui est de l'ordre de l'altruisme, d'être heureux d'échange d'amours, d'amitiés, de relations sociales. La première étape semble donc de concevoir qu'il existe plusieurs directions conduisant au bonheur, et que certaines conviennent mieux à certains que d'autres.

Outre-Atlantique un concept emprunté aux japonais, l'Ikigai, fait également des émules après avoir été interprété à une « sauce américaine ». On trouverait sa raison d'être et joie de vivre (Ikigai) à l'intersection de 4 sous-ensembles : les choses que l'on aime, les choses que l'on sait faire, les choses dont le monde a besoin, et celles pour lesquelles on peut être payé. Ce qui voudrait dire que sans salaire on ne peut être que malheureux, que les travailleurs bénévoles, citoyens, seraient voués à la tristesse. Nous avons préféré repenser ce concept avec trois socles car cela fournit un meilleur équilibre des énergies. A l'intersection de nos compétences et des besoins à satisfaire serait notre activité, et celle-ci aurait une finalité d'une part comptable, rationnelle, de capitalisation ou de consommation, et de l'autre, par la satisfaction réalisée, de tirer un bénéfice pour celui ou celle à l'origine de ces besoins, éventuellement pécuniaire mais pas seulement. On peut par exemple donner en transmettant un savoir à quelqu'un qui a le désir d'apprendre.

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Ikigai revu par l’atelier Koru Conseil

C’est à dire qu’il faut commencer par trouver ce que l’on aime faire, se développer, créer son métier, celui où on s’épanouit, et ensuite éventuellement le transmettre à de jeunes disciples. Le bonheur est un cheminement qui amène à se sentir bien dans sa peau et dans son âme, à être apaisé. D’ailleurs lorsqu’on ne l’est pas l’entourage peut nous retourner le stress que nous vivons avec une certaine hostilité, ce qui rajoute à notre malheur. Mais le point de départ est de comprendre que chaque personne a sa propre perception du monde, que les connections cérébrales cognitives sont uniques, et qu’il faut trouver son chemin pour y avoir sa place. Connais-toi toi-même pour connaître les autres disait l’Oracle de Delphes.

De cela découle pour l’employeur une nécessité d’accepter cette diversité, cette altérité, dans les motivations individuelles conduisant à ce que chacun s’épanouisse. Ce qui veut dire que l’employeur doit se mettre à la portée de ses interlocuteurs lorsqu’il leur communique, qu’il veut mettre en commun ce que chacun sait. Il en va d’une transparence pour lever tout doute sur les intentions, et d’une responsabilisation des acteurs de l’entreprise qui savent ainsi ce qu’ils ont à faire, et comment le faire bien. Car l’individu qui agit prend des décisions, et celles-ci sont gouvernées par ses émotions, qui l’aident ou le perturbent. D’une mauvaise décision découle une obligation d’en répondre, d’assumer sa responsabilité, son libre-arbitre.

Pour Loris Carniel une entreprise doit bien tourner, telle une toupie. La pyramide hiérarchique de l’époque de Frederick Taylor est révolue. Si la compétence reste le pied de l’édifice, toute la relation humaine qui fait la société, la civilité, prend le dessus. L’ouvrier n’est plus un homme-machine de ces industries capitalistes, c’est un technicien qui connaît son travail, autonome et coopérant. Il doit donc être à une place qui est bonne pour lui, qu’on le reconnaisse car il en tire de l’honneur, mais aussi qu’il puisse tisser des liens avec les autres travailleurs, de tous niveaux, afin d’exister pleine­ment dans la petite société que forme l’entreprise. Il doit avoir la possibilité de se passionner pour ce qu’il fait, d’avoir envie le matin de rejoindre son poste car il s’y plaît, en plus de subvenir à ses propres besoins.

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Si le fondement de l'activité d'une entreprise reste avant tout le profit car elle se positionne dans un cycle d'investissement-production-consommation, elle est également connectée au reste de la société par une relation qu'Aristote qualifierait de politique avec ses parties prenantes, mais aussi à la biosphère par les ressources qu'elle consomme et l'éventuelle pollution de ses rejets. L'individu actif n'est pas une entreprise et agit lui selon des motifs qui peuvent être par exemple altruistes mais qui sont alors minés par les objectifs de rentabilité de son employeur. C'est ainsi que les soignants hospitaliers dont le métier revêt un sens suprême de soulager les maux de leurs patients peuvent être amenés à un désespoir de n'être que dans des actes chronométrés, sans possibilité d'échange d'affection, car la souffrance de leurs patients les affecte par le mécanisme naturel de l'empathie et de la sympathie.

Or il s'avère que les gens ont encore du mal à établir cette interconnexion entre leur corps, leurs besoins charnels, et leur âme, leur psyché, qui est le cœur de ce qui les anime, fait qu'ils sont vivants. Car la mort survient lorsque cette âme se désincarne, laissant un corps se rigidifiant, pour disparaître ou se transformer en autre chose pour l'instant inconnu. C'est le temps de vie qui s'écoule qui doit être comblé des possibles traumatismes et angoisses de son existence. Il paraît donc simple à comprendre qu'exercer une activité économique dans laquelle on ne réussit pas à cerner le sens, pourquoi on l'exerce, pourquoi on fournit une force de travail qui est une forme de souffrance, induit le soupçon qu'au bout du compte on sera déçu de l'avoir menée, qu'on aura des regrets de ne pas avoir pu choisir mieux à faire, ce qui est un lourd facteur de démotivation. En cela la motivation est un appétit qui meut, ou transforme. Agir sans motivation est se forcer, le travail devient corvée. Il faut pouvoir présumer du bénéfice que l'on va retirer à son action.

Dans cette perspective les interrelations dans l'entreprise sont à considérer dans l'ordre suivant :

1) Respect et considération de l'autre

2) Communication, authenticité, parler vrai

3) Responsabilisation

4) Motivation

5) Transparence qui permet la confiance

6) Compétences et performances

Comme le dit Aristote, l'homme est un animal social et politique. Il ne se suffit pas de manger, dormir et se distraire comme une vache regardant passer les trains, il veut une reconnaissance de son rôle social et politique à sa communauté. Son âme est incarnée dans un corps et les deux visent à s'accomplir, à atteindre l'issue de la vie, le trépas, avec un sentiment que celle-ci fut correctement occupée. Qu'il s'est trouvé une place lui permettant d'être apprécié de ses congénères, pour ainsi coexister en leur fournissant un travail qu'il échange avec leurs travaux, se complétant mutuel­lement pour une vie de tous qui soit bonne, largement satisfaisante. Certains ont une faculté de démiurge (créateurs) qui vient compléter et améliorer leurs moyens d'existence, matériellement ou symbolique­ment. Certains savent piloter pour servir à ceux qui sont meilleurs à l'exécution. Et il y a aussi les indépendants, hommes francs, souvent artisans, autonomes et de grande qualité, qu'Aristote qualifie de justes.

Nous avons alors transposé cette raison d'être de l'individu au principe de la raison sociale de l'entreprise. Il y a assez peu de différences si ce n'est une inversion de polarité entre la consom­mation du premier (-) et la production du second (+). Cet équilibre rejoint les liens terre-ciel où un courant passe, parfois brutalement en cas d'orage. Dirait-on alors qu'être licencié revient à être foudroyé ? Car l'entreprise n'est pas limitée par le temps qui passe comme l'individu. Sa mission peut perdurer sur des siècles en s'ajustant aux évolutions de la technicité et des besoins.

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Transposition de la vie bonne de l'homme à la raison sociale de l'entreprise

Plus que donner du sens, la direction d'une entreprise doit aussi fournir à l'ensemble des salariés un but collectif qui est l'objectif que tous désirent atteindre. C'est le navire d'Aristote, un Argos, où le pilote, le timonier, et les rameurs sont tous égaux entre eux même si c'est le pilote qui leur indique le cap, car son but est que tout le monde parvienne à bon port sain et sauf, capitaine et équipage, dans lequel chaque travailleur est un maillon indispensable à la réussite collective. Le capitaine devient alors scruté car on le présume savoir en temps réel les risques d'orages ou les chances de beau temps. Il reflète la santé de l'entreprise.

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