Le management descendant, viril, stressant, n’a pas la cote. Même s’il reste présent dans nombre d’organisations, on ne s’en glorifie guère, sauf rares exceptions. À l’inverse, le happy management dans l’esprit Silicon Valley a le vent en poupe. Pour améliorer leur marque employeur, nombre d’entreprises s’évertuent à mettre du fun dans les conditions de travail (tenues décontractées, baby-foot…). Ce management joyeux est sensé libérer les énergies et notamment la parole, indispensable ingrédient du travail. Pourtant, ces deux formes de management – viril / happy– que tout oppose a priori peuvent dans certaines circonstances se rejoindre dans une forme de « paraître ». En prendre conscience, c’est se donner les moyens de lutter contre le déni de réalité qui représente le principal frein à un dialogue constructif sur les situations de travail.

Le fléau classique du « paraître fort »

Quand la culture du rapport de force fait loi, les difficultés et les tensions sont banalisées, considérées comme la nécessaire rançon à payer pour répondre aux exigences de performance. La moindre plainte ou remise en cause sera balayée par une réaction du type « on n’est pas dans le monde des bisounours ». C’est ce que Christophe Dejours (1) appelle le « cynisme viril », mécanisme collectif de défense visant à faciliter l’acceptation de situations allant à l’encontre des convictions ou des valeurs des individus. Pas facile de discuter du travail réel dans un tel contexte culturel.

Le nouveau fléau du « paraître heureux »

Est-ce plus facile de dialoguer dans les organisations adeptes du happy management ? Pas forcément. Il n’est pas rare qu’on fasse comprendre au salarié pointant du doigt certains dysfonctionnements qu’« il faut rester positif ». Le déni de réalité trouve sa source non plus dans le rationalisme économique mais dans l’injonction à positiver. Le salarié qui ose exprimer son désaccord risque de se retrouver malgré lui classé dans la catégorie des rabats joie. Dictature de la pensée positive !

On ne crée pas une dynamique communautaire en considérant toute parole contestataire comme une menace à la joyeuse ambiance professée. Maurice Thévenet (2) souligne avec justesse que « les impliqués sont souvent "râleurs" ». C’est leur attachement à l’entreprise qui les pousse à contester ce qui ne va pas dans la bonne direction. Quand on ne peut plus jouer un rôle d’alerte sans courir le risque d’être désigné comme un « vilain petit canard », l’entreprise perd en adaptabilité et en créativité. Ce n’est alors qu’au pied du mur qu’on réagit dans l’urgence pour tenter de sauver ce qui peut l’être.

La peur, source du paraître

Pourquoi vouloir paraître fort (cynisme viril) ou heureux (happy management) ? La réponse tient en un mot : la peur. La peur de ne pas être à la hauteur des exigences du réel. Car le travail réel fait de plus en plus le grand écart avec le travail prescrit. Il est « vivant », disait Karl Marx. Plutôt que de nier l’existence d’un tel écart, il convient de mettre en discussion ce travail « vivant » pour faire face collectivement aux inéluctables difficultés, imprévus et aléas. Ce qui suppose de surmonter la peur de débattre des sujets problématiques avec les personnes concernées.

La théâtralisation de l’entreprise est une impasse. Elle conduit dirigeants et managers à se focaliser sur ce qui est visible, à se contenter d’effets d’annonce et à laisser les collaborateurs se débrouiller avec des contraintes sciemment ignorées. Introduire du fun dans l’entreprise pour rompre avec le cynisme viril et casser la verticalité des relations est a priori une bonne idée, à condition de mettre sans tabou ni crainte le travail réel au cœur des discussions.


(1) Dejours C. (2014), Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil.

(2) Thévenet M. (2002), « Politique de personnel et implication des personnes », dir. J.P. Neveu et M. Thévenet, L’implication au travail, Vuibert, p. 5-20

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