Pour appréhender le monde, on aime bien les oppositions. On serait – on devrait être - d’un côté ou de l’autre, en haut ou en bas, de gauche ou de droite, riche ou pauvre, bourreau ou victime, opprimé ou oppresseur. Ces binarités ont le mérite de la simplicité : au moins le monde serait bien fait, chacun serait dans une de deux boîtes et si l’on n’est pas dans l’une boîte on est forcément dans l’autre. Ce n’est pas très subtil mais c’est simple et en ces temps où le simplisme est plus tendance que la subtilité, gageons que l’esprit humain continuera avec succès de catégoriser, d’opposer, de ranger dans une de deux boîtes.

Il en va ainsi dans la prise en compte de beaucoup de problèmes de management pour lesquels deux explications semblent possibles, comme par exemple ces deux approches opposées selon lesquelles tout est question de la personne ou tout est question des autres (collègues, management, organisation). Prenons la question-clé de la performance : vient-elle des personnes ou plutôt des autres, c’est-à-dire du management, de la structure, de l’organisation ou du système ? Dans une bonne tradition taylorienne, avec la chaîne de montage ou, plus moderne, l’intelligence artificielle et la robotisation, c’est à l’organisation de générer de la performance et les personnes (même si ce n’est pas managérialement correct de le dire) n’y sont pour rien ; conséquemment, des problèmes de sous-performance et de manque de productivité ne seront dûs qu’à des insuffisances d’organisation ou de management.

Même idée pour les risques psychosociaux quand le stress, la souffrance ou le suicide au travail ne peuvent qu’être une question de mauvais management, quand l’absentéisme est le résultat d’une mauvaise organisation du travail. Quant à l’engagement, ce sont des modes de management inappropriés qui empêcheraient de s’exprimer et de se déployer un besoin universel d’engagement, tout comme la société empêchait l’homme rousseauiste nativement bon de conserver sa bonté. Et les organisations de développer des programmes coûteux de renforcement de l’engagement avec une certaine culpabilité devant l’insuffisance des résultats.

Cette attitude a au moins deux caractéristiques. C’est d’une part une confiance sans bornes dans les dispositifs que crée l’homme pour trouver le bonheur (performance, qualité, etc.). On y retrouve les illusions de la bureaucratie et de l’idéologie, ce rêve très humain de maîtriser les choses, toutes les choses. Inutile de dire que le monde de l’économie de l’entreprise a tout autant sacrifié à cette illusion que le politique.

C’est d’autre part l’idée que les personnes ne seraient responsables de rien, la non-performance et leur état ne sont forcément que la conséquence des conditions qui leur sont faites. Tout comme le stress et la souffrance n’auraient que des causes externes. Cette attitude, souvent répandue correspond à celle qui consiste à penser que tout dommage subi n’est que la faute des autres qui n’ont rien fait pour le prévenir.

Et pourtant, il semble que l’engagement, par exemple, soit aussi une dimension personnelle. Comme le suggère un article récent[1], l’engagement semble plus s’expliquer par des caractéristiques personnelles que par les initiatives des entreprises pour développer cet engagement. Quatre caractéristiques personnelles sont mises en avant : une approche positive (du travail, de l’existence), de la proactivité, de la conscience ainsi qu’une certaine sociabilité. Intéressant mais on se demande alors ce que signifient ces traits personnels ; ne sont-ils que les facettes d’une personnalité ou ne découlent-ils pas également d’une éducation et d’une formation. Les établissements d’enseignement, plutôt que de limiter leur rôle à la transmission d’un savoir, pourraient y réfléchir. On ne peut pas non plus sans cesse occulter la question de la conscience professionnelle et d’un minimum de valeurs personnelles (appelons cela aussi morale ou éthique) dont la présence ou l’absence ne peut seulement être imputée aux organisations ou à ce management qu’il est de bon ton de critiquer régulièrement au fil d’ouvrages à succès dont la démagogie est à la mesure de l’ignorance des réalités.

Selon la manière de voir opposée, tout n’est jamais qu’un problème de personnes. Ce courant se nourrit du singularisme ambiant, de cette mise en valeur dans notre société de l’individu avec ses choix, ses envies, ses projets et le développement de sa personne dont il a la charge. La meilleure illustration est certainement l’héroïsation du manager qui hérite maintenant du titre de « leader » pour mettre encore plus en valeur son unicité, sa spécificité, son rôle personnel et déterminant. Là encore tout tiendrait à lui et les générations d’apprentis cherchent les clés efficaces pour assumer ce rôle.

Mais la mise en valeur de la personne concerne aussi d’autres approches managériales comme celles qui donnent tellement d’importance aux talents. Mettre en valeur les talents c’est aussi considérer que la combinaison rare de leurs compétences rares va « sauver » l’entreprise, que des individus particuliers peuvent être la source de la performance. Et c’est parfois la même logique qui sous-tend les récits de l’entreprise libérée où chacun a pu développer son autonomie, générer et atteindre ses propres objectifs.

Donner autant d’importance aux personnes, en faire le centre du fonctionnement des organisations a bien entendu des fondements théoriques. On y retrouve certes ce moment civilisationnel démarré il y a quelques siècles qui fait de l’individu le centre du monde, le prisme unique à travers lequel on peut analyser la société, un homme puissant qui a su, ces derniers siècles, se libérer de tous les jougs pour – apparemment - son plus grand bonheur. Il est ainsi maître de lui-même et des choses, de sa propre origine et de sa propre fin, l’unique aune à laquelle mesurer son monde. Plus prosaïquement dans nos organisations, l’individualisme méthodologique nous conduit à analyser les organisations comme un immense marché sur lequel les stratégies individuelles se développent, s’allient, se confrontent et s’épanouissent, comme si les organisations n’étaient finalement qu’une ressource pour le développement de ces stratégies.

Le problème c’est que cette approche très individuelle est souvent insuffisante pour comprendre le fonctionnement des organisations. Dans les entreprises libérées, ce n’est pas tant l’autonomie qui compte que les ressources qui la rendent possible, ce n’est pas tant le manque de management qui est important que le partage d’un projet et d’une vision communs. Les leaders ne sont rien sans la présence des suiveurs et la question de savoir pourquoi ils suivraient demeure le point central de toutes les élucubrations sur le leadership qui préfère souvent réduire cette fonction à des traits individuels ou à des pratiques miraculeuses. Quant aux talents, notre société qui a tellement développé la religion du sport devrait se rappeler que les équipes n’ont jamais besoin de talents mais de talents qui savent jouer efficacement avec les non-talents car tout travail demeure coopération et c’est la qualité des relations qui fait le succès plutôt que le génie de l’un ou l’autre, nécessaire peut-être, mais jamais suffisant.

Un deuxième problème de la mise en valeur de la personne c’est la tendance à fixer le temps, à bloquer les caractéristiques idéales d’une personne. On le fait de différentes manières, en stéréotypant les caractéristiques d’une génération, d’un genre, d’une culture, de compétences, ou de motivations. On réduit la personne à des caractéristiques en oubliant totalement deux choses, la relativité de ces caractéristiques par rapport aux circonstances de son existence mais aussi ce trait fondamental de la personne humaine qui évolue dans le temps, dont la maturité se construit, dont les ambitions changent tout comme les visions du monde, qui reste la même en changeant en permanence. Toutes ces approches mettant en valeur la personne ne consistent le plus souvent qu’à donner de l’importance à certaines de leurs caractéristiques avec cette culture non-dite du déchet, quand la jeunesse n’est plus là, quand certaines motivations ont disparu, quand les circonstances de l’existence font déborder des stéréotypes.

Alors que faire pour sortir des simplismes selon lesquels tout ne serait qu’une question de personne ou qu’un problème d’organisation et de management ?

Il est facile de dire qu’il faut garder les deux facettes en tenson mais cela n’aide pas beaucoup. Alors au moins deux pistes.

Premièrement reconnaître après tant d’observateurs des organisations que ce sont les personnes qui rendent les organisations efficaces. La conscience professionnelle, la bonne volonté, le courage, la vertu sont autant de caractéristiques personnelles présentes dans nos organisations mais, plus encore, dont celles-ci ont absolument besoin. Nos systèmes de gestion des ressources humaines (pour autant qu’ils ne se limitent pas au réductionnisme des objectifs) et nos pratiques de management le reconnaissent-ils suffisamment ? Mettre en évidence des talents, c’est imaginer que les autres n’en ont pas, détecter les potentiels c’est imaginer que d’autres en sont dénués : est-ce vraiment le moyen de mettre en valeur les personnes ?

Deuxièmement, mettre en valeur la dimension collective d’un travail qui est toujours collaboratif, ce ne peut simplement invoquer comme un mantra l’importance du collectif, la magie du groupe, de la communication ou de la relation. On ne peut se satisfaire de quelques pilules de team buildingou de concentrés de happenings émotionnels. Encore faut-il analyser et comprendre comment fonctionnent ces interactions de manière à mieux les stimuler. Un article récent[2]pointe non seulement les insuffisances de toutes les méthodes consistant à pointer les comportements individuels pour suggérer à l’inverse d’analyser concrètement les interactions qui génèrent une meilleure collaboration. C’est par exemple la capacité d’une personne à en pas se limiter à un petit réseau fermé pour générer plus d’idées, c’est la capacité d’influence qui ne se mesure pas seulement en nombre de personnes avec lesquelles on est en contact, mais surtout à la force de cette relation et à la capacité de ces contacts (comme on le remarque sur les réseaux sociaux) à relayer cette influence plus largement. Les auteurs montrent également que l’efficacité d’une équipe dépend grandement de la force et de l’intensité des liens entre les membres d’une équipe mais aussi de la qualité de chacun des membres de l’équipe avec des experts extérieurs. Pour cela les auteurs suggèrent aux organisations de collecter des données sur les interactions plutôt que seulement sur les personnes, c’est ce qu’ils appellent la « relational analytics » en dépassant le stade de la contemplation des réseaux avec leurs nœuds pour s’interroger sur les types de relations qui s’avèrent efficaces. La numérisation du travail et les traces laissées créent une remarquable ressource pour ce faire.

En reconnaissant la part de la personne dans l’organisation tout en questionnant finement les interactions de la collaboration, on continue de s’interroger sur le mystère de l’organisation et de développer le bon sens anthropologique pour se prémunir des simplismes qui menacent toujours. A cet égard encore, le travail ensemble peut constituer une école de vie dont la société semble avoir besoin.


[1]Is employee engagement just a reflection on personality ? Chamorro-Premuzic, T, Garrad, L, Elzinga, D. Harvard Business Review, nov 2018

[2]Leonardi, P, Contractor, N. Better People Analytics. Harvard Business Review, November-December 2018