Chronique 4 et synthèse

Dans un article récent sous forme d’échange avec un ami philosophe, le co auteur de liberté et cie a rappelé ne pas vouloir utiliser le terme bonheur au travail(1) mais plutôt le bien vivre, alors même que cette mode du bonheur a révélé l’entreprise libérée au grand public et médias.

Toujours récemment, dans une interview à un journal belge, il précisait qu’on pourrait, « pourquoi pas, libérer une entreprise en gardant 17 niveaux hiérarchiques(2) ». Même si le porteur de ce courant n’a jamais affirmé qu’il faille réduire les structures hiérarchiques, on ne peut rejeter le fait que la fin du management intermédiaire ait été au centre de ce qui devenait une véritable innovation managériale(3). Le succès de l’entreprise libérée ne s’est-il pas fondé sur le choc de ce bonheur au travail et dans ces structures que la tendance veut désormais plus plate ? Compte tenu des croyances qui se sont installées ces dernières années autour de ce courant, comment ne pourraient-elles pas passer, malgré la sincérité de l’auteur, pour un solide revirement ? En y ajoutant l’abandon de l’idée de toute méthode pour libérer une entreprise et la remise en cause faite de ses leviers clés de performance, que devient alors l’entreprise libérée ?

La synthèse ci-après des divers croyances, abandons, clarifications et remises en cause est édifiante :

Croyances (fausses) et remise en cause

-) Croyance fausse en une performance supérieure de l’entreprise libérée

-) Croyance fausse sur son côté universel

-) Croyance sur la fin du management intermédiaire et des structures plus plates(2)

-) Une remise en cause des leviers clés de performance : innovation produit et engagement

Clarifications (évolutions ?) du co auteur de liberté et cie :

-) L’abandon de toute méthode pour libérer une entreprise

-) L’abandon de la performance exceptionnelle comme principe et/ou conséquence de libération de l’entreprise

-) Une clarification sur la notion de bonheur au travail où l’auteur préfère le bien vivre(1)

-) Une clarification sur la structure hiérarchique, celle-ci n’étant plus officiellement considérée par nature comme un frein à l’évolution de l’entreprise(2)

Que reste-t-il alors de l’entreprise libérée? Tout ou presque de ce qui a pu être écrit ou commenté, considéré comme innovations managériales, semblerait être remis en cause en 2018.

Les fausses croyances sont pour toute entreprise un frein majeur à son potentiel de performance et/ou sa transformation. Les lever est un préalable obligatoire à tout changement significatif. Toute évolution basée sur de fausses croyances serait comme bâtir une maison sur du sable. On pourrait même parfois penser à du sable mouvant suivant le ou les mauvais chemins que ces fausses croyances feraient emprunter.

Au XXIème siècle, les réseaux sociaux sont désormais les nouveaux prescripteurs des modes managériales pour le meilleur ou pour le pire. Ils favorisent la porosité entre ce qui est recherche, consulting, médias de tout ordre, communication commerciale, story telling de conférenciers et bien entendu le million de personnes actives journellement en France rien que sur le réseau Linkedln. Tout ceci participe à construire l’équivalent d’une gigantesque entreprise virtuelle créant sa propre culture et ses croyances. Les modes managériales n’ont même plus besoin d’être massivement adoptées dans les entreprises. Elles grandissent et périssent désormais à l’intérieur même des réseaux sociaux. Même des chercheurs peuvent être tenus par ces modes majoritairement virtuelles, afin de pouvoir être publié dans les revues spécialisées (7). Le buzz devient loi où comme au poker : « the winner take it all ». Si comme très souvent observé, le buzz franchit rarement la barre d’une saison, que se passe-t-il quand celui-ci s’installe dans la durée ? On peut relever à travers ce dossier sur l’entreprise libérée que lorsque qu’il perdure, il génère des croyances auto alimentées par les différents acteurs des réseaux sociaux. Ces croyances se transforment ensuite en « vérité », entrant dans une sorte de conscience collective virtuelle.

Remettre en cause ces « fausses vérités » autour de l’entreprise libérée, c’est s’accorder la possibilité à un nouveau champ d’investigation pour tenter d’apporter enfin des réponses au remarquable constat fait par ce courant : « quelle alternative ou évolution proposer au modèle taylorien ? ». Il est en effet regrettable de constater que 7 ans après l’onde de choc de l’entreprise libérée, le dirigeant se retrouve plus que jamais seul dans ses choix. En plus de ses propres croyances limitantes, celui-ci se retrouve désormais confronté à celles issues du succès de ce courant, assez largement partagées sur les réseaux sociaux et ailleurs.

Les tendances majeures du moment comme l’engagement, mais aussi les structures plus plates et même l’intelligence collective ne sont-elles pas issues de ce courant ?

L’engagement vu comme un remède miracle.

La confusion quasi générale sur les potentiels de l’engagement a marqué fortement les réseaux sociaux(8). Difficile de ne pas trouver un article n’évoquant pas l’engagement comme solution. Il semble être considéré comme le remède miracle aux divers maux de l’entreprise. Comme s’il suffisait juste de demander plus aux salariés. Nous sommes ici face à un paradoxe de taille. Alors même que tout le monde reconnait que l’environnement de l’entreprise doit être regardé dans une vision globale, systémique, complexe, les réponses apportées brillent par leur côté simpliste aux allures d’injonction en mode : « soyez engagés ! ». On rend ainsi le salarié responsable de corriger des problèmes dont il subit avant tout les conséquences. Le surengagement dans cette situation n’est plus un risque mais bien la conséquence prévisible de ce qui serait une stratégie simpliste à une problématique complexe. Le burn out n’est alors plus très loin. Il est assez stupéfiant de constater que tout est parti d’une mauvaise interprétation d’un sondage ayant eu comme mérite majeur d’avoir fait un buzz énorme.

Des structures nécessairement plus plates

Depuis l’entreprise libérée, même si le manager intermédiaire n’est plus directement stigmatisé,

l’entreprise doit devenir malgré tout plus plate… On va par exemple s’inspirer du travail actuel de Michelin, auréolé de cette couronne de libération faussement attribuée par d’autres et qu’elle rejette pourtant. On parle alors d’innovation alors même que sa réorganisation des lignes hiérarchiques correspond plus à l’alignement de bonnes pratiques industrielles qu’à une disruption(9). Ajuster sa pyramide aux bonnes pratiques n’est pas la rendre plus plate. Pire, on va citer les GAFA à travers Google. On attribue à cette entreprise ce label de structure plus plate alors même que son ratio manager/managés de 1 pour 7(10) est très supérieur aux pratiques historiques des métiers concernés. Non seulement la structure n’est pas rendue plus plate, mais elle est renforcée. On voit ici en quoi les croyances fortes installées vont même jusqu’à faire perdre toute objectivité. La question n’est pas ici de vouloir remettre au goût du jour un « bienfait » des structures pyramidales mais de ne pas se tromper sur les raisons d’une réorganisation. Que se passe-t-il dans une maison quand on retire un mur porteur ? L’abandon de la libération par Poult, l’un des ambassadeurs majeur de ce courant ne devrait-il pas au moins interpeler ? La structure n’est qu’une coquille dans laquelle on met ce qu’on veut. C’est ce qu’on fait à l’intérieur qui compte, pas de déterminer arbitrairement un nombre de lignes forcément à réduire. Quand on enlève à l’entreprise libérée l’enrobage du bonheur au travail, quand la suppression du management intermédiaire ne génère pas cette manne d’engagement extraordinaire, que deviennent alors les réductions de structure de l’entreprise libérée opérées par ses ambassadeurs si ce n’est un cost skilling de plus ? Lever cette croyance nous rappelle ce constat que les réorganisations ont majoritairement cet objectif de chercher à faire avec moins de personnes. On reste, malgré de beaux discours, dans la vision taylorienne du travail. Nous ne savons que très rarement organiser l’entreprise autour de l’humain, autour d’un postulat de création de valeur.

La performance de l’entreprise passe désormais par l’intelligence collective

La performance supérieure attribuée à l’entreprise libérée est constituée pour rappel par un potentiel d’innovation produit généré par des salariés libre et d’autre part grâce à un fabuleux gisement d’engagement dont elle disposerait. Tout reposerait donc sur les salariés qui se retrouveraient ainsi avec quelque chose s’apparentant à de super pouvoirs. Même si le sujet innovation produit a vite été oublié par les promoteurs de ce courant dès les 1ères contradictions apportées en 2015, il semble que ceci se soit malgré tout installé dans la croyance collective. On assiste comme souvent dans les réseaux sociaux à des raccourcis aussi simpliste que commode. Non, la créativité ne débouche pas nécessairement sur de l’innovation, et encore moins sur de l’innovation produit. Les salariés n’ont tout simplement pas les super pouvoirs que certains voudraient leur attribuer. Ils sont par contre le vecteur essentiel dans une vision basée sur la création de valeur. Et pourtant alors même que ce message d’innovation produit est abandonné par les promoteurs de l’entreprise libérée, celui-ci revient à travers l’intelligence collective. L’intelligence collective, selon son inventeur auto déclaré Pierre Levy, est un excellent collaboratif auquel on ajoute la créativité. L’entreprise libérée s’en serait-elle inspirée ? Alors même qu’on trouve un ouvrage traitant du sujet dès 1994, c’est bien à partir du succès de l’entreprise libérée et ses salariés libres d’innover que l’intelligence collective s’est imposée. Elle n’avait alors aucun besoin de démontrer quoi que ce soit, surfant sur le succès de ce courant. Si des salariés librespouvaient innover, cette nouvelle mode allait nécessairement générer également de son côté une performance supérieure. Pour mesurer l’importance qu’a pris cette intelligence collective il suffit de la valider à l’applaudimètre de Google. Le résultat sur le moteur de recherche donne le chiffre ahurissant de 129 000 000. Et pourtant tout comme l’entreprise libérée et son innovation produit, on aurait aimé trouver un cas concret actuel d’intelligence collective dont la créativité aurait transformé l’entreprise(11). Il n’est pas question ici de remettre en cause ce besoin de casser les silos. Plus que jamais l’entreprise doit être regardée dans une vision globale. La coopération et la collaboration sont nécessaires. Et même si la stricte collaboration est sans doute supérieure à une intelligence collective sans son attribut de super pouvoir de créativité(12), ni l’une ni l’autre ne peuvent malgré tout se prévaloir d’être la cause de laperformance de l’entreprise. La performance est le résultat de nombreux paramètres. Pour paraphraser François Dupuy et sa « faillite de la pensée managériale », on ne peut que constater sur les réseaux sociaux trop de « faillites de la pensée complexe ». Enorme paradoxe alors même que tout le monde va mettre en avant un monde considéré comme de plus en plus complexe justement. Les raccourcis des réseaux sociaux ou encore les super pouvoirs accordés aux salariés, font oublier que la performance ne peut se résumer à des équations simpliste.

Se libérer des croyances de l’entreprise libérée

Certains ont dit que ce ne serait pas l’entreprise qu’il faudrait libérer. D’autres que la libération serait en fait une prise de conscience de dirigeants apprenant leur métier. Qui en 2018 serait capable de dire ce qu’est une entreprise libérée ? Chacun y va désormais de sa propre définition, et trop souvent pour s’en servir comme produit d’appel à ses propres services ou présenter son entreprise. Pas une manifestation RH sans son atelier innovation : « débat sur l’entreprise libérée ». Pourtant, chercher à innover sur la base de fausses croyances, c’est comme vouloir traverser la baie du Mont Saint Michel à marée montante. On est vite stoppé avant même sa mise en route. Souhaite-t-on vraiment la traverser ? On pourrait en douter. On continue à regarder l’entreprise libérée avec les yeux de Chimène alors même qu’avec son possible taux de 0.07% de part de marché(13) après 7 années d’existence et de communication intensive, on pourrait légitimement dire que le produit n’a pas pris. Serait-il alors indécent de considérer que finalement cela n’intéresse pas les dirigeants en dehors d’un légitime questionnement qu’elle a pu apporter? Il y aurait pour cela d’excellentes raisons à commencer par toutes ces fausses croyances.

Les fausses croyances empêchent tout questionnement, toute remise en cause. Elles entraînent non seulement sur de mauvais chemins mais ferment l’accès à d’autres voies. Elles empêchent de progresser.

On aimerait pouvoir apporter des réponses simples et universelles aux enjeux de ce siècle. La réalité est autre.Cette 1èremode managériale à l’ère des réseaux sociaux nous aura appris, que même les meilleures questions posées, ne pourront être traitées sans pensée complexe et sans se débarrasser des fausses croyances. N’est-il alors pas temps de revenir vers le réel ? Et dans cette gigantesque entreprise virtuelle que constituent les réseaux sociaux, se libérer des croyances de l’entreprise libérée.


(1) https://liberteetcie.com/2018/04/lettre-dun-ami-philosophe-matthieu-nian...

(2) http://liberteetcie.com/2018/07/decathlon-et-dautres-entreprises-liberee...

(3) Les ambassadeurs historiques de ce courant Favi, Poult et Chronoflex ont ce point commun d’avoir réduit voire supprimé le management intermédiaire

(7) https://theconversation.com/comment-les-enseignant-chercheurs-participen... Romain Zerbib

(9) Source émission Envoyé Spécial sur les entreprises libérées

(10) https://business.lesechos.fr/directions-ressources-humaines/management/g... Michel Barabel

(11) Durant les mois de préparation de ce dossier, des demandes de réalisation ont été faitessans succès sur LinkedIn. Des contacts pris avec des cabinets faisant la promotion de l’intelligence collective n’ont pu déboucher sur des mises en relation avec des entreprises au nom d’un secret professionnel... Enfin, la communication avec Pierre Lévy s’est interrompue quand il lui a été demandé des cas concrets de réalisation en France qui aurait pu être étudié.

(12) Alors que la collaboration est naturelle dans l’entreprise quand on lui permet de s’exprimer, on a besoin de faire « émerger » l’intelligence collective. D’autres facteurs propres à la collaboration comme la définition préalable d’un projet, ou encore la valorisation des potentiels individuels des individus dans le collectif rendent la collaboration plus efficace qu’une intelligence collective basée sur le pari d’une créativité dont on espère en final une innovation significative. On pourrait par ailleurs montrer si besoin le résultat concret d’un travail collaboratif ayant structurellement transformé la performance d’une entreprise.

(13) Taux obtenu par l’hypothèse de 100 entreprises libérées en France parmi 139500 PME et 2800 ETI. Même en multipliant ce chiffre par 5 ou 10, ceci ne changerait en rien l’analyse. Cette hypothèse se base sur plusieurs constats :

a) Depuis 4 ans ce sont toujours les mêmes entreprises qui sont citées et qui se comptent sur les doigts d’une main. Parmi elles Poult a même laissé tomber ce courant.
b) Bien que le statut soit juste du domaine du déclaratif, que ce soit par l’entreprise ou bien même d’autres le faisant pour son compte, le nombre d’entreprises depuis 4 ans ayant déclaré ou été déclaré libérés ou même sur le chemin de la libération reste très à la marge. On a même attribué ce statut à des grands noms comme Michelin ou la Maif alors même que leurs dirigeants rejettent cette appellation
c) On rappelle que la définition d’une entreprise libérée donnée par Isaac Getz est la suivante : « une entreprise est libérée quand la majorité des salariés dispose de la liberté et de l’entière responsabilité d’entreprendre toute action qu’eux même estiment être la meilleure pour la vision de l’entreprise (source Anact l’entreprise libérée 09/2015) ». Qui peut vraiment se prévaloir en France en 2018 d’une telle situation dans son entreprise ?
d) On attribue au physicien danois Niels Bohr ce principe : « ce qui ne se mesure pas n’existe pas ». On rappellera qu’il n’existe aucun label entreprise libérée

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