Bienveillance au travail : risque d’espoir déçu ou levier d’engagement ?

Une vision de l’entreprise optimiste mais questionnée

Les colloques et ouvrages abondent depuis quelques années sur le thème de la bienveillance au travail dans la perspective du mouvement du « Care » (prendre soin) lancé en Amérique du Nord depuis plus de deux décennies[1]. Cette vision de l’environnement de travail est incontestablement teintée d’un si fort optimisme qu’elle fait dire à certains observateurs critiques que la bienveillance au travail ne représente qu’une nouvelle illustration de l’écart qui existe entre le discours managérial et la réalité vécue par les collaborateurs en soulignant que « c’est ceux qui en parlent le plus qui en font le moins »[2].

Mais, au-delà des discours trop optimistes et incantatoires sur la bienveillance, force est de reconnaître que certaines entreprises comme le groupe Casino dans un secteur, celui de la grande distribution peu réputé pour des pratiques bienveillantes, ont pu lancer , sous l’impulsion de l’ancien DGRH aujourd’hui DRH du groupe La Poste, des initiatives managériales dans lesquelles la bienveillance tient une place centrale comme en témoigne la sensibilisation à une approche bienveillante 4.200 managers sur les 6.500 managers que compte le groupe Casino en France [3]. A l’inverse d’autres entreprises sont montrées du doigt, notamment par des commentaires très critiques sur les réseaux sociaux et en particulier sur Glassdoor[4], car elles affichent dans leur communication interne et externe des valeurs de bienveillance qui contrastent fortement avec l’expérience des collaborateurs au quotidien[5].

Cette contribution se propose de donner des éléments de réflexion aux DRH pour leur permettre de s’interroger sur la pertinence du déploiement d’une nouvelle approche managériale fondée sur la bienveillance au travail afin de leur éviter un nouveau risque d’espoir déçu et leur fournir quelques idées pour en faire un vrai levier d’engagement.

La bienveillance au travail : un risque d’espoir déçu

En reprenant la définition de la bienveillance proposée par P.M Chavanne et O. Truong dans leur ouvrage récent[6] (p. 16) : « la Bienveillance fait référence à l’attitude qui consiste à chercher le bien de l’Autre, qui vise à le faire grandir en s’appuyant sur ses qualités et en l’aidant à dépasser ses limites », on peut identifier rapidement des freins possibles à la mise en œuvre d’une telle attitude. Parmi ces freins, trois sont susceptibles d’être particulièrement difficiles à surmonter faisant ainsi courir le risque que la bienveillance ne soit qu’un espoir déçu : la culture, les structures et les processus.

Sur le plan de la culture tout d’abord, l’appropriation par les acteurs, principalement les managers, d’une attitude bienveillante présuppose que l’on abandonne le système de valeurs basé sur le traditionnel «command and control ». Or, ce changement de paradigme managérial ne se décrète pas, il pourra se déployer progressivement en commençant par l’exemplarité de l’équipe dirigeante qui doit démontrer par ses actes la validité d’une telle approche bienveillante.

Sur le plan des structures ensuite, il est difficile de concevoir la mise œuvre d’une attitude bienveillante par les managers et les collaborateurs si l’organisation reste très hiérarchisée sans laisser quelques marges de liberté aux acteurs. Par ailleurs, la pérennité des structures en silos constitue un autre frein sérieux au développement de la bienveillance dans l’entreprise car elle est le signe d’un manque crucial d’empathie qui constitue pourtant l’un des fondements de cette attitude nouvelle.

Sur le plan des process enfin, leur rigidité et leur multiplicité dénoncées il y a quelques années par F. Dupuy[7], constituent d’autres freins à l’adoption d’une attitude bienveillante par des personnes dont la mission principale est d’appliquer ces process tout en leur garantissant une forme de reconnaissance principalement financière. Or, la mise en œuvre de la bienveillance implique une certaine forme de « lâcher prise » bien étrangère à la logique des process, ce qui nécessite de la part de ces personnes une forte capacité à gérer des injonctions paradoxales.

On le voit bien, la bataille pour la bienveillance au travail n’est pas gagnée dans l’entreprise mais les DRH peuvent néanmoins agir pour en faire un vrai levier d’engagement.

Quelques idées pour en faire un vrai levier d’engagement

Une étude récente de Deloitte[8]souligne, pour les 1.024 personnes interrogées, que la bienveillance au travail évoque principalement pour elles : le respect, le soutien et l’aide, l’attention, l’écoute et la compréhension, la protection, la reconnaissance. En s’appuyant sur ces perceptions, il est possible de proposer aux DRH quelques idées pour favoriser l’appropriation d’une attitude bienveillante, notamment par les managers, pour en faire un vrai levier engagement de l’ensemble des collaborateurs.

La première idée est de renforcer la dimension « soft skills », s’appuyant sur les perceptions des répondants de l’étude citée plus haut, dans le processus de recrutement des futurs collaborateurs en privilégiant notamment le respect, l’aide et l’attention portée aux autres, l’écoute et la reconnaissance.

La deuxième idée est évidemment de former, ou a minima sensibiliser, les collaborateurs, particulièrement les managers, à la mise en œuvre d’une attitude bienveillante dans leurs relations au quotidien pour faire du vécu dans l’entreprise une expérience mémorable pour tous.

La troisième idée est de faire évoluer sensiblement les dispositifs de rétributions notamment financières en donnant plus de poids à la reconnaissance de la mise en œuvre d’une attitude bienveillante par les personnes. Il s’agit en effet de veiller particulièrement à respecter l’équité dans un équilibre entre la contribution au développement de la bienveillance dans l’entreprise et la rétribution des efforts fournis.

La quatrième idée est d’agir pour la réduction des freins cités plus haut : la culture, les structures et les processus. Sur ces questions, les DRH peuvent justifier que les actions, évoquées plus haut, pour faire évoluer les pratiques de recrutement, formation et rétributions constituent des leviers importants de changement de culture. Il leur reste de convaincre leurs homologues du Comex pour faire également évoluer les structures et les processus.

Une illusion dangereuse : le Chief Happiness Officer

En guise de conclusion, on ne peut que mettre en garde les DRH face à l’une des dernières modes managériales s’apparentant au développement de la bienveillance au travail à savoir la création d’une fonction de Chief Happiness Officer qui semble être une illusion dangereuse dans la plupart des entreprises et ceci pour trois raisons :

1) le bonheur ne se décrète pas dans l’entreprise, tout au plus peut-on essayer de développer plus de bienveillance dans les attitudes et comportements de chacun,

2) la fonction même de Chief Happiness Officer est un non-sens car si le bonheur devait devenir une réalité dans l’entreprise, ce serait la responsabilité de chacun à son niveau de trouver les moyens d’être heureux et rendre les autres heureux,

3) la création d’une telle fonction retire potentiellement aux DRH l’une de leurs dimensions qui les rend uniques dans l’entreprise : la relation humaine.

A charge pour eux de démontrer qu’ils ont la capacité de développer la bienveillance au travail sans avoir recours à un soi-disant spécialiste du bonheur dans l’entreprise !


Ce texte a déjà été publié dans la revue "Personnel" en mars-avril 2018. http://www.andrh.fr/services/la-revue-personnel


[1]Autry, J. : Profit and Love, The art of caring leadership, Avon Books, New York, 1992

[2]Albouy, M. « Le management bienveillant : c’est ceux qui en parlent le plus qui en font le moins », The conversation, 15 décembre 2017

http://theconversation.com/le-management-bienveillant-cest-ceux-qui-en-p...

[3]Dubertrand, N. «Bienveillance au travail : faux-nés et réalités », Le Monde.fr, 11 octobre 2017, http://abonnes.lemonde.fr/emploi/article/2017/10/11/la-bienveillance-au-...

[4]https://www.glassdoor.fr/index.htm

[5]Perinel, Q. : La bienveillance au travail existe-t-elle vraiment ?, Le Figaro.fr, 18 décembre 2017, http://www.lefigaro.fr/vie-bureau/2017/12/18/09008-20171218ARTFIG00166-l...

[6]Chavanne P .P & Truong, O. : la bienveillance en entreprise : utopie ou réalité ?, Editions Eyrolles, 2017

[7]Dupuy, F : Lost in Management, Le Seuil, 2011

[8]Deloitte : Qualité de vie au travail, et la bienveillance, Etude Juin 2017