Devant l’accélération des changements de grande ampleur et leur surmédiatisation, il est normal d’être inquiets : mon métier va-t-il être robotisé ? Une disruption va-t-elle mettre fin à mon emploi ? L’Intelligence artificielle va-t-elle cannibaliser notre intelligence naturelle ? Allons-nous fusionner, être racheté, disparaître ?

Pour ne pas alimenter notre anxiété, je vous propose de nous appuyer sur ce qui ne change pas, comme font les sociétés traditionnelles.

Les sociétés traditionnelles sont des sociétés en perpétuel changement

Contrairement à certaines idées reçues, les sociétés dites traditionnelles (étudiées par les ethnologues) ont sans cesse évolué, changé, été bouleversées ; elles ont connu de véritables révolutions techniques et sociales, et ce bien avant tout contact avec le monde occidental.

Les sociétés humaines qui ont traversé le détroit de Béring l’ont fait il y a 40 000 ans. Puis, par vagues successives, elles se sont aventurées sur de nouveaux territoires ; elles se sont ensuite dispersées, ont suivi des évolutions différentes et se sont diversifiées à l'extrême. Ainsi un Indien d'une tribu d'Amazonie n'est pas le gardien d'une tradition éternelle : il est le produit d'une longue évolution, constituée de nombreux changements, et photographiée à un instant donné.

Les changements sont au cœur de toutes les sociétés traditionnelles et peuvent être de natures variées. Certains sont techniques : la conservation par salage a transformé les sociétés africaines, le cheval a révolutionné l'organisation de la société des indiens des plaines. Ils peuvent aussi être sociaux : l'émergence du groupe social des "big men" fondant leur pouvoir sur des réseaux d'échanges et non pas sur leur rang de naissance a bouleversé les sociétés mélanésiennes. Ils peuvent aussi être religieux : les aborigènes australiens créent régulièrement de nouveaux rites, qui ont été rêvés par quelques individus.

Les sociétés traditionnelles se situent dans l'univers par rapport à des Axis Mundi ou « axes du monde »

Malgré leur grande diversité, toutes les sociétés traditionnelles ont un trait commun : elles vivent, se situent par rapport à un point central invariant à partir duquel elles se repèrent dans le monde, dans le cosmos, voire dans l'univers.

Ces Axis Mundi ont été mis en évidence par Mircea Eliade, historien des religions : ce sont les totems des indiens, un menhir, une statue de divinité, mais aussi une montagne sacrée, un lac magique, un arbre sanctifié, la place du village, l'arbre à palabre, un animal tutélaire, une plante...

De même qu'il nous semble inconcevable de résoudre un problème de géométrie sans centre de repère, une société traditionnelle ne peut pas vivre sans au moins un point fixe.

Mircea Eliade élargit cette constatation et met en évidence que le monde profane privé foisonne d'Axis Mundi dérivés : une ville natale, le chêne sous lequel certains aiment se reposer, mais aussi une maxime, un événement clé, un rituel fréquent…

Vous aussi avez vos « axes du cosmos » personnels.

Lors des changements les sociétés traditionnelles utilisent leur Axis Mundi

Pour changer plus sereinement, elles cherchent à éviter d’évoluer dans un monde complètement chaotique et incertain. Elles conservent des « piliers du monde » et se ressourcent à leurs contacts.

Une migration vers des terres inconnues est une situation de changement stressante : les terres seront-elles fertiles et giboyeuses, les rivières navigables et poissonneuses, d'autres êtres humains ou monstrueux peuplent-ils ces contrées ? Confrontés à ce type de changement, les aborigènes australiens ont choisi de transporter avec eux leur Axis Mundi : un totem qu'ils installent dans chaque nouveau campement. Il est troublant d'apprendre que si par malheur le totem venait à être détruit les membres de la tribu se laisseraient mourir sur place.

Une véritable révolution a été vécue par les Lapons de Scandinavie lorsque de la chasse, ils sont passé à l’élevage du renne. L’activité exigeait coordination intense des éleveurs, les familles se sont sédentarisées et une classe de propriétaires « capitalistes » a émergé. Plusieurs travaux d’anthropologues montrent que dans le tourbillon du changement, sacrifices, cérémonies, recueillements sur les lieux, montagnes ou bois sacrés, ont significativement augmenté en fréquence. Les Lapons se sont accrochés à des « symboles de pérennité » alors que tout changeait autour d'eux.

Repoussés des steppes mongoles vers le grand nord sibérien par des tribus belliqueuses, les Yakoutes ont perdu à la fois leur cadre de vie habituel et leur activité principale : l’élevage du cheval. Cependant, alors même que la rigueur du climat s'y opposait et que l'économie ne le justifiait pas, les Yakoutes ont maintenu le cheval au centre de leurs rites chamanistes, comme Axis Mundi. L’animal a ainsi été doté d'un statut essentiellement mystique et non plus économique.

Les entreprises foisonnent aussi d’Axis Mundi

Les entreprises et organisation sont aussi des sociétés humaines et leur observation amène à repérer facilement leurs « axes du monde ».

Un Axis Mundi d’entreprise cela peut être tout d’abord un lieu central appartenant à l'entreprise, comme le site du siège. Il peut aussi s’agir d’un lieu aujourd’hui inactif mais d'où sont parties les activités fondatrices, ou même un lieu mythique situé hors de l'entreprise (un pays, une ville, un sommet).

Des femmes et des hommes fondateurs, existant ou disparus comme un inventeur visionnaire, une créatrice artistique peuvent aussi être ces « piliers du monde ». Il en est de même pour des leaders charismatiques actuels et parfois des personnalités extérieures à l'entreprise dont celle-ci se veut l'héritière (scientifiques, sportives, philosophes…).

Des événements sont pareillement repérables comme « invariants symboliques ». Nous y trouverons des événements fondateurs intérieurs ou extérieurs à I 'entreprise (une première mondiale, une découverte fondamentale) ainsi que des événements cycliques (des salons professionnels clés, des soirées annuelles…).

Une activité disparue aujourd'hui mais qui a marqué l'organisation dans sa culture ou ses produits (reprise dans un logo, utilisée comme thème sur des produits) pourra être perçue comme un « emblème d’éternité ». Tout comme une activité actuelle porteuse de sens et source de fierté.

Même certaines valeurs peuvent devenir des Axis Mundi : on en trouvera des philosophiques, certaines managériales et d’autres sociétales. Elles apparaissent souvent dans les slogans.

Alors pourquoi ne pas utiliser ces Axis Mundi dans les entreprises et les organisations...

Comme dans les sociétés traditionnelles, le changement dans les entreprises remet en cause des façons d'agir, des comportements, des techniques, des logiques de pouvoir, des croyances, des visions du monde. Et bien sûr l’organisation et les individus peuvent y perdre leurs repères…

Utiliser les Axis Mundi d'une entreprise lors d'un processus de changement, c'est faire comprendre que si tout change, tout change autour de points fixes et non pas dans un univers sans repères.

La démarche consistera à trouver les « axes du monde », à rappeler qu’ils existent mais sans qu’ils ne soient pas des freins au changement et à faire en sorte de se ressourcer à leur contact pour mieux changer.

Les modalités d'utilisation en entreprise sont multiples : il est possible de rappeler qui sont les fondateurs, quelles sont les vraies valeurs, de mener les communications clés depuis certains lieux symboliques, à des moments porteurs de sens… Il y a un large terrain pour faire preuve de créativité, et la Communication Interne aura un grand rôle à jouer.

Une bonne nouvelle : c’est que rien ne nous empêche de nous ressourcer aussi auprès de nos « axes du cosmos » personnels. Et il ne tient qu’à nous d’aider nos collègues à adopter la même démarche.

Au-delà des Axis Mundi, il y a sans aucun doute d’autres bonnes pratiques à emprunter aux sociétés traditionnelles, ces organisations humaines qui ont survécu à des changements intenses depuis des siècles…

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