Voici un syndrome fréquent, un ensemble de symptômes repérable dans tous les compartiments de la vie sociale, à l’origine de nombreux échecs dans le management en général, dans les transformations en particulier. Le syndrome n’est pas seulement omniprésent, il génère aussi de grandes frustrations, voire même l’inhibition à des changements futurs. Pourtant il s’explique, il se comprend tellement bien que rares sont ceux qui n’en sont pas victimes, qui ne l’ont pas connu.
De quoi s’agit-il ? « La locomotive est d’autant plus rapide qu’elle n’a pas de wagons ».
Le lecteur gagnera certainement à lire une deuxième fois pour appréhender la dimension de l’assertion : « La locomotive avance d’autant plus vite qu’elle n’a pas de wagons ». Vous vous représentez une locomotive fière et véloce, seule et déterminée qui file, sans aucun wagon, vers la gare de destination. Le problème c’est que la gare n’attend pas la locomotive mais le train. Pour la locomotive, c’est le plaisir et la fierté d’avancer au mieux de ses capacités et de sa force motrice ; tout irait tellement mieux sans être freiné par ces lourds wagons à tirer. Pour ces mêmes wagons, c’est l’étonnement de ne pas être embarqués, le plaisir aussi de rester derrière, tranquille en rase campagne, voire même l’ignorance de l’existence d’une gare à atteindre ou du départ de la motrice.
Ce syndrome est omniprésent. Dans la vie privée, quand le parent 1 préfère s’occuper seul de la cuisine pour faire plus vite, quand le parent 2 se plaît à bricoler sans l’intervention de personne. Quant à la vie politique, les responsables sont nombreux à avoir connu la solitude à vouloir avancer à toute vitesse sur les programmes qui les ont fait élire sans pouvoir entraîner quiconque derrière eux.
Mais la vie managériale reste le meilleur terrain d’illustration du syndrome. On le trouve dans le désormais traditionnel séminaire de direction générale, au vert, avec chemises Lacoste, pulls Ralph Lauren et jeans, post-its et coachs : on travaille deux jours sur les nouvelles visions et les valeurs réajustées aux turbulences du moment ; le séminaire se déroule parfaitement, les arguments s’échangent, chacun comprend mieux son propre business et celui de ses collègues, les valeurs émergent des travaux de groupe et s’imposent. La satisfaction est grande chez les séminaristes, ils ont progressé dans leur connaissance de la réalité du business et renforcé leur esprit d’équipe. Dans le cadre d’un management post-moderne, il leur tarde de partager ces nouvelles valeurs avec les équipes. C’est alors la convention, un soir à la nuit tombante, dans la salle du restaurant d’entreprise quand le dirigeant, dressé devant le stand « vegan », présente aux collaborateurs attentifs, avec la guerre des étoiles en musique de fond, le fruit du séminaire de direction générale. Cela ne suscite aucune question, les dirigeants sont satisfaits de la brillante présentation jusqu’à s’apercevoir, après quelque temps, que rien n’a bougé parmi les équipes.
Dans cette grande entreprise, on en est à la cinquième réorganisation en deux ans ; chacune se justifie mais plus rien ne se passe, les personnes partent, les autres glissent dans le burn-out, les responsables de la transformation se succèdent, plus rien ne bouge. Dans cette autre organisation, après plusieurs décennies d’un management assez ferme (considéré par les spécialistes des magazines comme « vieux-jeu »), très efficace avec des résultats admirés par l’ensemble de ses concurrents, un nouveau directeur général veut moderniser le management, instaurer le dialogue, l’autonomie, la participation et l’initiative ; malheureusement, après plusieurs mois, rien se semble se passer et le comité de direction se retourne pour s’apercevoir que personne ne suit…
Un syndrome est un ensemble de symptômes et le premier concerne la locomotive elle-même, ces dirigeants, managers, leaders, comités de direction qui mènent fièrement le changement sans s’apercevoir que personne ne suit.
Que dire de la locomotive ? Quitte à mettre de l’émotion dans la motrice, on imagine le plaisir du conducteur d’avancer aussi rapidement, de voir se rapprocher la gare, tel Jean Gabin dans « La Bête Humaine » qui sort la tête de la cabine sans ne jamais regarder en arrière. La littérature managériale n’a pas suffisamment évoqué le plaisir de conduire des projets, de mener une équipe, d’avancer seul contre tous à la tête d’un convoi. Ce sont des managers le plus souvent, des équipes de direction qui avancent très vite en laissant derrière eux le reste de leurs troupes. Pourquoi agissent-ils ainsi ? Parce que nécessité fait loi et qu’il est impératif d’engager rapidement les actions qui s’imposent ; c’est aussi le signe de leur compétence, de leur rationalité, de leur intelligence des choses qui devrait logiquement s’imposer. Avancer tout seul ne va pas sans la sincérité d’agir ou la force de conviction pour une nouvelle forme de management. N’oublions pas la pression des actionnaires à accélérer le rythme des transformations, à mettre en évidence des projets dont les bénéfices attendus les séduisent.
Du côté de la locomotive, il n’y a pas seulement l’oubli des wagons et l’impératif du projet, il peut aussi y avoir méprise sur les réactions des wagons. Cela relève de cette vision napoléonienne du management si largement partagée quand les collaborateurs sont considérés comme des grognards, ceux qui râlent mais continuent toujours d’avancer ; aujourd’hui il n’est pas difficile d’avoir des râleurs mais ils ne marchent pas toujours dans le sens d’équipes dirigeantes dont ils se sentent souvent déconnectés. Voisin de cette approche napoléonienne se trouve l’intérêt actuel pour le leadership quand on considère un peu rapidement que des leaders bien formés ne peuvent être que suivis : sinon ils ne seraient pas leaders…
Le deuxième ensemble de symptômes se trouve du côté des wagons, de ceux qui ne sont pas accrochés, qui n’atteindront pas la gare. Chez eux peut se trouver la lassitude de ceux qui restent face à des dirigeants qui changent souvent, l’ennui de ceux à qui on a plusieurs fois déjà joué la pièce des valeurs. Ils voient dans l’action des équipes dirigeantes de la communication et le qualificatif n’est pas forcément flatteuse. Les wagons peuvent aussi, tout simplement, ne pas vouloir bouger ; ils craignent le changement, ils n’y trouvent pas leur intérêt, ils désapprouvent le changement en cours pour ce qu’ils en comprennent ; voire même ils ne veulent pas faire à leurs équipes dirigeantes - dont ils se sentent coupés - le plaisir de marcher dans leur sens. Il y a une troisième possibilité à l’immobilisme des wagons, c’est que leur échelle de temps n’est pas celle de la locomotive : le temps de la compréhension, des apprentissages et de l’adhésion n’est pas synchrone de celui des carrières de dirigeants, celui de leurs plans de transformation, ou celui enfin des échelles de temps dessinées sur les slides des consultants.
Il reste un troisième symptôme, implicite dans les deux précédents, c’est le manque d’accrochage. Celui-ci n’est pas automatique, il demande l’action de quelqu’un, il requiert de la vérification, du test permanent de la solidité, de la vérification régulière, de l’attention en quelque sorte. La perspective de la gare ne suffit pas, les attelages demeurent et même s’ils ne sont plus manuels pour les trains modernes, ils n’en exigent pas moins l’attention du conducteur.
Alors que faire pour éviter le syndrome de la locomotive ?
La première chose est de ne pas se forcer à ralentir le rythme, à prendre son mal en patience, à faire contre mauvaise fortune bon cœur, à vouloir se contraindre en quelque sorte. L’expérience montre que ce genre de travail sur soi, de discipline auto-infligée ne dure pas plus que les résolutions de lendemain de réveillon. Tout le monde sait tout sur la nécessité d’ « embarquer » tout le monde comme on dit aujourd’hui, mais on n’y arrive pas mieux qu’à maintenir un régime sur la durée. Il faut donc procéder autrement. Plutôt que de vouloir communiquer sans fin sur la gare à atteindre il serait plus sage de passer du temps à mettre en valeur les réalisations, à rendre visibles ce qui se fait, les décisions prises, les premières étapes franchies, même si elles ne concernent pas tout le monde. Quand on conduit sa voiture dans le brouillard, le conducteur n’est pas rassuré de savoir que la route est droite ; en revanche il reprend confiance quand il commence de voir, de part et d’autre de la route, des arbres et des maisons, même si elles sont difficiles à distinguer : il perçoit alors que le vrai monde existe...
Un deuxième petit conseil : tout projet de transformation est tellement important pour une équipe dirigeante qu’il ne faut surtout pas trop la sous-traiter, à des consultants en externe ou à des fonctions-support en interne. Sur le champ de bataille, le soir, Napoléon faisait la tournée des feux de camp pour aller rencontrer les grognards ; il discutait, il écoutait, il leur pinçait la joue mais surtout, il était là et il en apprenait certainement beaucoup pour terminer sa nuit à affiner la tactique du lendemain.
La troisième piste concerne les valeurs. Bien souvent le piètre succès des grandes conventions centrées sur les valeurs de l’entreprise conduit à en abandonner la mention même, voire à ne plus oser les citer, (surtout quand on s’est surpris plusieurs fois à ne pas se les rappeler au pupitre lors du séminaire des managers). Le mot même de « valeur » devient tabou, il est soigneusement évité come tout ce qui a été galvaudé. C’est évidemment une erreur : comment imaginer une société humaine, le couple ou le pays) qui ne s’interrogerait jamais sur ses valeurs, sur ses références communes ? Non, le problème dans l’entreprise, ce ne sont pas les valeurs mais l’écart, abyssal parfois, entre ceux pour qui ces valeurs ont une signification concrète et ceux pour lesquels ce ne sont que mots vagues et creux, aux significations absconses. Le problème ce ne sont pas les valeurs mais le travail permanent, pour une personne comme une organisation, à confronter ces valeurs à la réalité. Le problème ce n’est pas d’imaginer que les valeurs répondent à tout mais elles constituent des lentilles utiles pour imaginer que la gare existe, en évaluer la distance en commun et, peut-être s’efforcer de l’atteindre.
Ce n’est pas à la locomotive d’atteindre la gare mais au train. Le partage concret de quelques-unes de ces valeurs est alors un moyen d’éviter le syndrome, en n’oubliant jamais que la gare n’est jamais une destination finale ; c’est dire s’il est dommageable qu’autant d’organisations manquent d’entrain !
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