Résoudre la « pensée de groupe » avec la maïeutique

Résolution de problèmes

Tous les problèmes ne sont pas forcément solvables par une seule personne, il faut parfois s'y mettre à plusieurs, à l'instar d'une progéniture pour laquelle il faut un mâle et une femelle. Or lorsqu'on est plusieurs à travailler sur un même besoin à pourvoir, il est mieux de se coordonner, ne pas être qu'un agrégat d'individus chacun à son poste. Car comme le découvre Elton Mayo à la Western Electric vers la fin des années 1920, les performances individuelles des membres d'un groupe dépendent plus de la qualité humaine du groupe que de leurs conditions matérielles de travail. Mais hélas il y a un effet secondaire pernicieux qui est que le groupe se met à prendre des décisions qui tendent plus vers le consensuel que l'efficacité. On appelle cela la « pensée de groupe ». Personne n'a envie d'être la « brebis galeuse » en étant le seul à argumenter contre l'avis du groupe car le risque est grand de devenir le « bouc émissaire » (autre caprin) des difficultés du groupe.

La solution prise a alors été de nommer un « leader » qui statue sur les avis fournis, mais qui peut devenir tyrannique et définir que seul son avis compte, ruinant ainsi toute possibilité d'intelligence collective, et risquant à terme la désagrégation du groupe, redevenant collection d'individus moins heureux. Alors que si on reprend le fond du problème, il est dans l'administration des avis individuels vis à vis des autres : par exemple comment faire si parmi 12 jurés l'un d'eux ne veut pas se joindre à l'unanimité ? Comment faire avec un groupe d'informaticiens lorsque l'un d'eux veut utiliser une base de données différente du choix de ses collègues, et qu'un éventuel expert de passage lui donnerait raison ? Doit-on suivre l'avis de la majorité et risquer une médiocratie, ou prendre posément le temps d'écouter tous les avis et d'en discuter ? C'est un peu le souci du Grand Débat National actuel. Une grande idée peut provenir d'une toute petite voix perdue dans une foule, pour autant qu'elle ose parler, et qu'elle réussisse à l'argumenter avec persuasion (rhétorique) ou bien qu'on lui donne sa chance de la formuler efficacement (maïeutique).

La maïeutique socratique, « l'art de faire accoucher des idées », étant une technique, elle peut s'apprendre et s'enseigner. Il peut donc y avoir un expert en maïeutique dans le groupe qui y joue le candide, ou bien que tout le groupe ait reçu une formation à cet art pour être en situation d'égalité de chances. Cela consiste à admettre que l'on ne connaît pas l'idée de manière consciente mais inconsciente, secrètement de soi, et que grâce à un questionnement judicieux, une interrogation raisonnée, on peut lui faire voir le jour. Bien sûr il faut également un travail sur soi, sur son ego, son narcissisme pour ne pas juste vouloir être celui ou celle qui a L'Idée la meilleure, afin de se sentir valorisé, honoré, supérieur. Il faut alors établir des règles de groupe qui valorisent la réflexion plus que les idées d'apparences faciles et consensuelles mais trompeuses, et faciliter la libre-parole, l'écoute mutuelle. Cela peut requérir un peu d'entraînement.

Que cherche-t-on ?

Platon signale dans la République (Livre IV) qu'il faut se méfier des philodoxes qui aiment les opinions, et préférer les philosophes qui aiment le savoir et la sagesse. Car la tentation est grande lorsqu'on entend une idée, ou une amorce d'idée, de s'en faire tout de suite une opinion, en étant sans doute mû par son intuition, ou par un préjugé sur l'émetteur. Or l'idée émise provient-t'elle d'un philodoxe qui veut propager un avis séduisant, ou d'un philosophe qui a étudié attentivement un problème et conçu une solution qu'il a élaborée avec une analyse des conséquences ? En clair cette idée est-elle prudente ? De plus Aristote disait (Ethique à Nicomaque, Livre VI) qu'un philosophe, avant de se faire sa propre opinion, doit connaître les opinions des autres sages qui se sont questionnés sur le même problème. Puis il doit délibérer, seul ou à plusieurs, afin de transformer cette opinion en sagesse, c'est à dire un savoir grâce auquel il saura décider des meilleures actions pour le bénéfice de lui-même et de celui des autres.

Pour que ce dialogue collectif puisse avoir lieu dans de bonnes conditions, tous les participants doivent disposer d'une écoute des autres, et que ceux-ci prennent le soin de se questionner entre eux avec modération, calme, bienveillance. Or dans ces échanges d'opinions il y a ce double mode que Wilfried Bion a appelé « éléments bêta », sensations perçues et émotions brutes, et « éléments alpha » leur transformation sous forme d'images et d'idées. Ce principe de Bion peut se retrouver dans un rapport entre un maître et son chien : le chien se met à grogner, émotion de méfiance de ce qu'il perçoit, et le maître va se demander pourquoi, se faire une idée de ce qui l'inquiète, et éventuellement rassurer l'animal, ou le conforter s'il y a effectivement un souci. Ainsi dans la communication la première perception va être émotive, et ce ne sera qu'en second lieu qu'elle sera « métabolisée » intellectuellement. La tentation est donc grande de réagir trop vite sans réfléchir, plutôt que chercher à comprendre posément l'origine du propos et sa consistance.

Mais il y a aussi en jeu les ambitions individuelles. Par exemple dans le dialogue entre Socrate et Alcibiade (Premier tome), celui-ci vise des grandes responsabilités politiques et base sa connaissance des notions de juste et d'injuste sur ses expériences dans l'enfance de bonté et de méchanceté, selon la façon dont il les avait alors perçues sans plus d'interrogation. Socrate agit alors en sage « accoucheur d'idées » par un dialogue, une confrontation de raisonnements, et interroge cette idée de justice pour déterminer si elle est vérité ou une illusion de celle-ci. En effet, comme on le comprend avec Alcibiade, certaines personnes sont plus facilement écoutées que d'autres du fait de leur autorité, managériale ou scientifique. Si dans ce cas leur imaginaire n'est pas questionné pour établir s'ils se trompent, ils risquent d'entrainer une part d'humanité dans leur « vérité personnelle » tel un virus se répandant qui corromprait les esprits. Et lorsqu'on est habile pour démontrer son point de vue, même erroné, les autres se retrouvent à avoir tort ou rester muets.

Une méthodologie propice

A l'instar du philosophe nous devons alors prendre en compte les divers avis, à l'image de cette légende indienne des six aveugles et de l'éléphant : ne sachant pas ce qu'est un éléphant, ils en caressent chacun une partie différente, et se disputent alors sur les opinions qu'ils s'en sont faite qui ne se corroborent pas. Chacun ne détient qu'une petite part de la vérité, mais ils n'arrivent pas à se représenter l'ensemble. Ils n'arrivent pas à délibérer en admettant les opinions de leurs amis comme aussi vraies que la leur. Cela rejoint Platon, lorsqu'il parle de sa « caverne » dans la République, dans la recherche de la Vérité : ceux qui sont restés dans la caverne ne peuvent qu'échanger des opinions, seuls ceux qui en sont sortis pour explorer la Réalité vont pouvoir discuter, raisonner, sur leurs perceptions directes, afin de s'en faire des idées, des représentations qu'ils expliqueront ensuite aux autres dans la caverne.

C'est pour cela que ce dialogue qui a besoin de s'établir entre un maïeuticien, candide qui n'a rien observé, et le témoin qui s'est fait une opinion, doit être emprunt d'un grand respect mutuel. Que lorsque nous recevons un enseignement de quelqu'un, même s'il fait figure d'autorité, nous devrions être autorisés à une posture de maïeuticien pour établir une vérification de son opinion malgré notre impossibilité de pouvoir constater les faits par nous-mêmes. Nous rapporte-t'il juste des faits afin que nous nous en fassions une opinion ? Et serons-nous alors disposés pour discuter de nos opinions réciproques ? Car les opinions qu'on s'est faites sont un peu un « trésor » personnel, on tend à y tenir avec fermeté, c'est grâce à elle que nous pouvons avoir des idées.

Donc lorsque vous échangez des opinions avec quelqu'un, pourvu que celles-ci soient étayées par un raisonnement logique, vous sortez de la caverne platonique. Vous êtes allés tous les deux toucher l'éléphant, et vous vous enrichissez mutuellement de vos découvertes respectives. Tandis que le maïeuticien est resté dans la caverne, et n'est pas certain de ce que vous avez vu dehors, ce qui est prudent de sa part. Mais êtes-vous bien certain de ce que vous avez touché, perçu ? Cette situation est habituelle dans une entreprise ou une maison familiale, tout groupe humain où seuls quelques-uns sont sortis aux alentours, par exemple pour rencontrer des clients, mais ne savent pas précisément comment expliquer ce qu'ils y ont vu. Cela devient significatif lorsque le groupe va devoir utiliser ces informations pour décider d'actions, comme produire un bien pour fournir ces clients. Il faut que tout le groupe ait la même opinion de ce qu'il faut faire afin que sa réalisation soit cohérente.

Enfin pour être « socratique » il va aussi falloir faire passer leur opinion dans les fourches caudines d'un raisonnement sans faille afin de déceler d'éventuels partis-pris qui auraient été réducteurs de la réelle Vérité. C'est la situation du jeune Théétète, cet étudiant qui ne sait pas trop comment formuler les impressions qu'il s'est fait de son enseignement, sans pour autant dévaloriser l'un ou l'autre, le témoin ou l'objet de connaissance. Cela signifie que l'ignorant maïeuticien doit commencer par écouter sans jugement celui qui croit savoir, et que celui-ci doit ensuite accepter d'être questionné en admettant l'éventualité qu'il ait pu se tromper, qu'il se retrouve déçu par ce qu'il croyait être une nouvelle littéralement sensationnelle puisque induite par ses sens. Ou qu'à l'inverse il réalise que sa sensation était exceptionnelle et digne d'éloge quand il la pensait banale. En terme de collaboration cela semble essentiel. L'idée doit devenir une œuvre collective de ses auteurs, et le maïeuticien en fait partie, pour avoir aidé à sa naissance.