Vous avez dit "VUCA" ?

En étudiant les questions que les grecs se posaient, dans leur contexte social et culturel, et en les traduisant dans notre contexte et culture, on peut observer des constantes, des problématiques jamais véritablement résolues, pour lesquelles l’église catholique et ses adeptes philosophes vont définir des canons comportementaux, un modèle assez unique. Et puis à partir du XVIIIème siècle, avec une fréquence qui va s’accroître jusqu’à devenir quasi annuelle actuellement, des « génies » présentent des solutions comme miraculeuses avec un postulat que ce qui se faisait il y a 50 ans est devenu inapplicable car les gens auraient à ce point changé qu’on ne peut plus les diriger comme avant.

Le monde serait devenu VUCA : Volatile, Incertain, Complexe, Ambigu. Alors qu’un capitaliste aime qu’il soit Stable, Défini, Simple, Univoque. L'est-il tant que ça ?

Je me demande donc si ce serait dans cette optique que les rois et empereurs dans les années 300-500 se convertirent d’un paganisme éclectique à un monothéisme théocratique ? St Augustin, avec fanatisme, explique que Rome avait sombré dans la débauche, une perversion morale ne visant pas une élévation intellectuelle mais des plaisirs vulgaires. Celui-ci prétendit que les comportements individuels et sociaux dépendraient du rapport de subordination que les Dieux ont à leur égard. « Dieu guide mes pas », c'est le job qu'il lui présume.

Par la suite, pour organiser et coordonner les groupes, se conçoit au Moyen-Âge le principe de la hiérarchie, littéralement d’une chaîne de commandement sacrée, avec un pontife à sa tête qui tient lieu de souverain. Cet avènement du clergé se déclinera dans l’armée, puis dans l’industrie au XIXème siècle. Zéro innovation, on applique les seuls modèles que l’on connaît. L’intérêt est qu’en cas d’un incident, d’un fait déploré, on peut avec la traçabilité retrouver le fautif et le responsable à châtier. Mais avec la complexité croissante qui a dépassé les possibilités d’intelligence des « hiérarques » (ie. managers), on a inventé les gammes de fabrication et les procédures à suivre. Le travail a été analysé, modélisé, et n’a plus laissé de marge d’autonomie à ceux qui l’exécutent. Sauf que les activités tertiaires ne sont pas toujours standardisées. Cela a permis la constitution d’entreprises avec une telle masse de personnel que le travailleur n’y est plus qu’une fourmi dans une fourmilière, indifférenciée des autres. Et leur patron n’est plus en mesure de connaître personnellement chacun de ses employés pour créer ce lien d’attachement qui donne envie de s’investir pour lui. Il n'y a plus que le Pape qui y arrive.

L'entreprise : une institution ?

Ainsi se serait développée l’idée qu'en fait le travailleur s’engage pour l’entreprise qui l’emploie, pour cette institution, comme une cause à défendre. Il est devenu questionnable qu’un employé puisse être motivé pour servir corps et âme les individus qui sont propriétaires légaux, financièrement, de cette institution, selon ce mode qu'on appelait « paternalisme » en France, et welfare capitalismaux USA. C’est à dire que certaines raisons qui peuvent motiver quelqu’un à être l’employé d’un autre, désirer le servir, semblent devenues « politiquement incorrectes ». Peut-être est-ce cette idéologie américaine qui se représente une entreprise comme un « nœud de contrats » et désire que le contractant, l’employé, y soit committed, dedicated.

Or dans le verbe to commit il y a la notion de pledge, de promesse solennelle. C’est là le sens qu’a le mot engagement en français et en anglais qui est les fiançailles. En effet lorsqu’on s’engage dans une armée c’est pour le meilleur et pour le pire, c’est la particularité de ces contrats, et de la loyauté qu’ils incombent. Donc pour des raisons historiques et culturelles, comme la peur d’être exploité de façon inique par les actionnaires, les risques d’accidents et de maladies, de duperie et de manipulation, d’abus de confiance, il ne m’est pas surprenant que les travailleurs français ne veuillent pas s’engager car ils tiennent à leur peau, et à leur âme, leur psyché.

Tandis que j’ai compris que les anglo-américains y « réussissaient » (to success) par un mécanisme de capitalisation de trust, de confiance mutuelle, peut-être parce que très attachés aux libertés individuelles, je ne suis pas certain que le principe de contrôle (vérification et domination) du travail effectué par le hiérarque du travailleur y soit autant prisé que chez nous. Il faut donc que pour respecter le contrat celui-ci soit « promesse solennelle » de dédier toute son énergie au bon fonctionnement de cette institution, c'est à dire la maximisation de ses profits comme l'explique Milton Friedman.

Mais alors apparaît la problématique qu'il est pour moi imbécile d’espérer diriger, commander, employer, des ressortissants d’une nation selon les mêmes approches méthodologiques qu’une autre nation. Comme l'indiquent des études pseudo-scientifiques récentes, les américains s'engagent, alors que les français ne le font pas, et peut-être même s'y refusent. Cela vient heurter une vieille doctrine chrétienne de l'universalisme que nous trainons encore un peu : c’est Saint Paul de Tarse qui proclama que « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » Mais dans les faits il y a une diversité des points de vue, des valeurs morales, des causes motrices, et des causes limitant les actes d’engagement, entre les peuples de nations différentes.

L’engagement : une solution à la paresse et à la méfiance ?

Lorsqu'on désire que quelqu'un fasse quelque chose, il y d'une part un rapport de pouvoir qui détermine la manière dont vous pouvez vous y prendre, entre l'ordre strict, la sollicitation polie, et la manipulation psychologique, mais aussi la justification de votre demande, sa légitimité. De là ce désir d'engagement des employés pourrait en fait dissimuler une peur que l'on déguise, comme celle de payer les gens à rien foutre. Il faut donc établir les raisons qui laisseraient croire que l’engagement solutionnerait un problème non-dit, inavoué, et inventorier les accélérateurs et les freins de la motivation. Or lorsqu’on lit Xenophon, ou des études sur l'essor du taylorisme en France, le problème éternel est la paresse, de celui qui ne fait rien sans ordre, s’en tient au minimum. Ce souci pour Xenophon se solutionne avec le dévouement, de consacrer son existence à quelque chose ou quelqu’un avec un principe de sacrifice de soi. Or comme il le dit, répété par Fayol en 1916, c’est en faisant preuve de bienveillance pour le travailleur, en lui apportant un soin à sa condition, une considération active pour ce qui le tourmente, qu’on l’obtiendrait.

C’est à dire que si c’est pour une institution qu’on désire qu’un travailleur se dévoue, plutôt qu'à une personne, celle-ci doit être en mesure de lui fournir des réponses à ses freins et à ses besoins moteurs. Ceci implique de réussir à les connaître car il n’est pas garanti qu’il les avoue sans méfiance, qu’il veuille être franc et sincère, par peur de dévoiler une faiblesse à ce qu’il pense être un ennemi, ou d’une éventuelle réaction hostile à ses idées. Ce n’est pas par un effet de folklore que les confessionnaux d’église ont une paroi entre le prêtre et le pécheur qui expose ses hontes. Son anonymat est conservé, ou présumé ainsi, et il doit s’y sentir en confiance pour ne pas encourir un châtiment.

Mais le paresseux sera t’il pour autant être tenté par une pénitence ou une rédemption ? C’est là où on peut trouver des saboteurs qui ont réussi à gagner une place de parasite dans une société, le parasitos (παρασιτος) en grec désignant le pique-assiette dans un banquet, celui qui mange gratuitement au dépend des autres. Cela fait donc au moins 2400 ans qu’on se plaint des paresseux et des parasites, mais a-t'on tenté dans un contexte où ils se sentiraient libre de parler sans risque, de déterminer si leur refus de labeur serait une perversion narcissique, pathologique, ou bien une erreur de vocation professionnelle ?

Le dévouement et l’hypocrisie de « l’épanouissement »

Est-ce pour cela, comme une reformulation de la doctrine jésuite de l’accomplissement de soi dans le travail, que pour se donner bonne conscience, les subordonnés des capitalistes se sont mis en tête que le travailleur devait s’épanouir avec son emploi ? Nonobstant que cet épanouissement puisse être par exemple familial en ayant des enfants, ou social avec une activité bénévole dans une association caritative, etc, comme s’il n’était pas possible aux gens de choisir ce qui leur plait et leur déplait, comme si le travail se devait d’être une source de bonheur universelle, et pas juste un moyen de se nourrir et se loger.

Qui oserait répondre avec sincérité à un recruteur qu’il ne vient que pour le salaire ? Celui-ci demande t’il aux candidats qu’il reçoit quelles sont les raisons qui les ont poussés à cette démarche ? Y répondraient-ils avec franchise ? Et que fait-t’on plus tard si une fois embauchés on se rend compte des raisons qui furent tues par précaution, donc d'une manipulation, et qu’elles discon­viennent aux canons de moralité propres à l’entreprise, ou à d'autres employés ? Imaginons par exemple un épicurien et un stoïcien voulant s’imposer l’un l’autre la doctrine qu’ils ont adopté, refusant l’hérésie de l’autre. Comment alors gérer le principe d’égalité des droits propre à notre constitution nationale, et dont beaucoup croient qu’il signifie une égalité en tout, une démocratie parfaite ?

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