La question paraît superflue car tous les professionnels des RH en revendiquent la nécessité. Le développement des talents est un ingrédient majeur de la marque employeur et, on l’imagine, de l’expérience collaborateur. C’est aussi le marqueur d’une « gestion des talents » en mal de se différencier d’une classique gestion du personnel. Le développement des talents c’est la saine gestion du capital humain, la réponse aux attentes des salariés de grandir et de s’épanouir, le jalon indispensable d’une écologie humaine.

Il faut pourtant se méfier des unanimismes ; on peut rêver de développer les talents mais l’observation de la réalité invite à poser trois questions. Si c’est aussi important, comment se fait-il qu’on le pratique peu ? D’ailleurs est-ce que l’on peut réellement développer des talents et, si jamais on le pouvait, sait-on vraiment le faire ?

Développer des talents, on ne le fait pas.

Il est loin le temps où les entreprises avaient des politiques de formation à long terme permettant aux salariés de développer leurs compétences, et d’évoluer dans leur vie professionnelle. Aujourd’hui, en matière de management par exemple, on n’est pas vraiment dans le développement des talents et le long apprentissage des gestes managériaux ; on est plutôt dans la sensibilisation, le partage de messages, le traitement de problèmes à court terme comme l’urgente réorganisation ou la mise en œuvre de processus nouveaux. Un effet de cette approche, en matière de management, est de voir se réduire les temps de formation ou d’apprentissage : un séminaire de management dépasse rarement deux jours, information descendante du comex incluse.

Une autre tendance semble révéler qu’on ne le fait pas. Cappelli[1] pointe les transformations du recrutement ces dernières années ; les outils de recherche et de sélection ne sont plus les mêmes, mais plus encore, les entreprises semblent ne plus recruter, comme autrefois, en réponse à l’apparition d’un besoin de compétences nouvelles ; elles ont plutôt adopté des pratiques plus permanentes et pro-actives de recherche de compétences et de talents. En fait Cappelli souligne que la recherche, l’attraction et le recrutement de talents demeure le premier souci de nombreux dirigeants d’entreprises mais ils vont les chercher à l’extérieur plutôt qu’ils ne tentent de les développer en interne. Dans beaucoup d’entreprises, le sujet est moins d’attirer de bons candidats jeunes diplômés que d’aller sur les réseaux sociaux chercher le talent qui coche déjà toutes les cases. Si on va d’emblée chercher à l’extérieur c’est bien le signe que l’on ne souhaite plus développer des talents en interne.

Plusieurs bonnes raisons peuvent l’expliquer. La première tient au coût supposé : aller chercher des talents à l’extérieur est souvent considéré comme moins onéreux et plus efficient. On n’a pas à les former, à supporter leur coût pendant le temps d’apprentissage et on les imagine efficaces immédiatement. Mieux encore, on variabilise les coûts en s’attachant des talents, même plus chers, seulement quand on en a besoin.

La deuxième raison tient aussi à une analyse de risque : on pense – à tort ou à raison – qu’un talent ayant réussi ailleurs réussira forcément dans notre propre contexte : le jeu devient alors d’aller chercher à l’extérieur la copie conforme de ce dont on a besoin pour lui demander de le reproduire.

Une troisième raison possible se situe au niveau des multiples applications et outils nouveaux de recrutement quand s’allient réseaux sociaux et big data. Ils donnent l’impression (l’illusion ?) que les bienfaits de la technique ont enfin permis de découvrir la molécule du succès, la formule magique de la performance annoncée.

On peut aussi imaginer, avec mauvais esprit, qu’il est difficile de regarder à l’intérieur de l’entreprise les talents disponibles tout simplement parce que l’on ne connaît pas les talents disponibles. Ce ne sont pas les outils classiques d’évaluation des performances et la qualité de leur maniement qui peuvent vraiment aider beaucoup. Et même si on connaissait les talents disponibles, encore faudrait-il ne pas se laisser éblouir par les supposées études sur les générations selon lesquelles leur règle de vie professionnelle serait de bouger et de zapper.

Développer les talents, on ne peut pas le faire.

Si on ne le fait pas, c’est peut-être parce que développer des talents n’est pas possible. Dans la parabole des talents[2], se font récompenser les serviteurs qui ont développé leurs talents alors que le troisième est puni pour ne l’avoir pas développé. La différence de traitement ne tient pas au nombre de talents en jeu, mais seulement au fait qu’ils aient été ou non développés par ceux qui les détiennent. Il en va de même dans les domaines artistique ou sportif : les dons sont nécessaires, le contexte et l’ambiance aussi mais un sportif performant le doit surtout à son travail, tout comme l’artiste.

Les petits interprètes de Chopin à onze ans sont sans doute doués, comme tellement d’enfants d’ailleurs, mais ils ont surtout beaucoup travaillé. La nageuse performante a souvent des dispositions physiques, un milieu familial porteur et des entraîneuses talentueuses mais c’est elle qui nage 18 km chaque jour, même en plein hiver.

Les personnes développent leurs propres talents, personne ne peut le faire à leur place, même si cela contrevient aux illusions du « sans peine » ou du droit à la réussite pour tous. Certes, des conditions peuvent aider ce développement ; il ne s’agit plus alors de développer des talents mais de les aider à se développer et on rentre alors dans ces zones où l’esprit de finesse de la gestion des ressources humaines doit pallier l’esprit de géométrie auquel on aimerait les réduire.

Développer les talents, on ne sait pas le faire

La fonction managériale est souvent abordée selon deux grandes figures, celle du manager et celle du leader. Ce dernier évoque les notions d’entraînement, d’inspiration des autres, de construction d’une vision quand il ne s’agit pas de donner du sens. Les apprentis leaders considèrent alors que le leadership dépend essentiellement d’eux, d’un modèle à imiter, d’actions à développer, comme si le leadership était finalement le problème du leader. A l’inverse, les managers font fonctionner les systèmes, assurent la discipline et le bien-être local en vérifient que le babyfoot a toujours des balles. Le développement des talents est rarement sur la feuille de route de ces deux figures ou, s’il l’est, c’est sans beaucoup de précisions sur le mode opératoire.

Un autre indice de notre incapacité à développer les talents se trouve dans la fascination des professionnels devant tous les outils digitaux qui devraient permettre de distinguer des compétences, d’approcher le mystère de la personnalité et du comportement humain : la sensibilité à la sophistication des outils n’est-il pas aussi un signe d’incapacité à accompagner et développer par soi-même ?

Par ailleurs, en matière de gestion des compétences, on sait de plus en plus précisément construire des référentiels, des tableaux avec des listes de compétences, leur définition précise et la métrique permettant de les mesurer. On est souvent moins habile à les faire fonctionner de manière dynamique, à maîtriser l’acquisition d’une compétence et surtout le passage de l’une vers l’autre.

Quelques conseils

L’enjeu du développement des talents est donc bien devant nous. De nombreux pays connaissent des besoins de main d’œuvre qualifiée, au point que dans certains pays, on diminue les frais de scolarité des universités pour que les jeunes continuent de faire le choix d’étudier plutôt que d’aller trop tôt sur le marché du travail. Si le marché du travail devient difficile pour les employeurs, si on se rend compte enfin que la recherche de talents à l’extérieur n’est pas toujours efficace et bon marché quelles que soient l’originalité des outils et la performance des réseaux sociaux[3], il faudra sans doute se poser à nouveau la question du développement des talents en interne. Trois conseils sont alors envisageables.

- Le premier est de rester prudent par rapport aux outils. On n’oubliera pas que depuis des décennies on sait que le meilleur prédicteur de la performance future est la performance passée, l’expérience acquise, ou du moins, ce que l’on a appris de son expérience passée ; c’est une invitation à ne pas donner trop d’importance à la mesure de nouvelles formes de compétences ou d’intelligence censées élucider le mystère du comportement et de la performance humaine. Si on reconnaît le poids de l’expérience passée, on ne croira pas non plus à l’infaillibilité de l’analyse sophistiquée des profils en grand nombre sur les réseaux sociaux professionnels pour préjuger d’une performance dans sa propre entreprise ; on sait que les performances sont contingentes et contextualisées, ce n’est pas parce que l’on a réussi un type de mission dans un environnement qu’on saura réussir aussi bien dans une autre culture d’entreprise.

- Le deuxième conseil consiste à ne jamais oublier que le talent se développe souvent dans la relation avec quelqu’un. Toute personne d’expérience reconnaît que son développement professionnel a souvent tenu à une rencontre, un soutien, parfois une stimulation dérangeante qui a rendu possible le développement. On sait qu’il faut manier avec précaution toutes les démarches de mentoring et de coaching car on ne décrète pas la chimie interpersonnelle nécessaire à ces rencontres fécondes. Mais au moins faut-il se demander dans quelle mesure de telles approches de l’accompagnement s’intègrent dans l’approche du management ou du leadership.

- Enfin, si on ne peut développer les talents, on doit toujours s’interroger sur les conditions favorables pour que les personnes les développent elles-mêmes. Là encore, il faut se garder de mettre en œuvre de nouveaux outils, la plupart des entreprises en ont déjà tellement. En revanche il est sans doute nécessaire de revitaliser les outils existants. Sans ajouter de questions supplémentaires, un entretien d’évaluation des performances ou n’importe quel debriefing peut contribuer à ce développement. Développer des talents est moins une question d’outil que d’engagement des managers et plus encore d’exemplarité d’une direction générale. Tiens, une idée : pourquoi l’interne ne serait pas un plus fécond vivier des comités de direction ?


[1]Cappelli, P. Your approach to hiring is all wrong. Harvard Business Review, May-June 2019.

[2]La « parabole » est un genre littéraire beaucoup utilisé dans l’Evangile le texte saint du christianisme, une religion née il y a deux mille ans au Proche-Orient.

[3]Cappelli, P. voir supra.