Pendant le mois d'août, nous publions à nouveau quelques-uns des textes les plus lus de l'année.

Pas facile dans la société d’être en déviance par rapport aux règles, normes et habitudes. Il en va de même dans le monde des organisations. Pourtant, les impératifs d’innovation et d’adaptation aux aléas de l’activité nécessitent de surmonter en permanence les prescriptions inappropriées. Si l’instrumentation de gestion (procédures, indicateurs…) est nécessaire au développement de l’action collective, son dépassement l’est tout autant. Un regard plus positif sur la déviance s’impose.

Quand la déviance redonne à la fois du sens et de l’efficacité à l’action

S’il est confortable d’appliquer les normes sans se poser de questions, dévier c’est attirer l’attention, c’est devoir se justifier, c’est prendre le risque d’être contraint de faire marche arrière. La déviance éprouve ainsi les pires difficultés à sortir de la clandestinité.

À titre d’illustration, dans l’hypermarché H, la plupart des managers de rayon exigent que les membres de leur équipe respectent la norme d’un début de travail à 3h du matin. Or, les employés sont persuadés qu’en commençant leur journée à 4h, ils pourraient atteindre leurs objectifs de remplissage des rayons dans de meilleures conditions. Bien qu’aucune convention collective ou accord d’entreprise n’ait prévu des horaires variables, une minorité de managers déviants acceptent – dans la discrétion – que le nombre d’heures quotidien de leurs collaborateurs varie selon les exigences de travail et les contraintes personnelles. Les employés entament souvent leur journée avec une demi-heure, voire une heure de retard, qu’ils rattrapent par la suite. Ces rayons fonctionnent mieux que les autres. La souplesse par rapport aux normes fait que personne ne se cache derrière les procédures. L’attention se focalise sur l’essentiel : le travail bien fait.

Quelques années plus tard, une expérience menée dans un autre magasin de l’enseigne a montré qu’un début de journée à 4h permettait de réaliser le travail tout en réduisant de manière sensible l’absentéisme. Le siège a alors imposé ce nouvel horaire à tous les magasins. Les pratiques de la minorité de managers déviants ont soudainement perdu leur caractère transgressif, prenant au contraire une allure innovante !

Ironie de l’histoire, les mêmes managers qui refusaient auparavant que l’activité commence à 4h trouvent désormais l’horaire tout à fait « pertinent »… Ils justifient leur précédent attachement à un début de journée à 3h par la nécessité de respecter les règles au nom de la « loyauté » envers leur entreprise.

La déviance, expression d’une vraie loyauté

En quoi un salarié qui se soumet docilement à des normes peu efficaces serait-il plus loyal que celui qui cherche à s’en affranchir dans l’intérêt supérieur de l’entreprise ? N’est-ce pas précisément son attachement à l’entreprise qui conduit le déviant positif à prendre le risque de subir des réactions plus ou moins hostiles de la part de sa hiérarchie supérieure ou des services fonctionnels ?

Selon le sociologue Norbert Alter [1], nombre de dirigeants voient dans les prises de liberté de leurs collaborateurs par rapport aux prescriptions une atteinte à leur pouvoir et à leur légitimité. Or, la déviance positive ne se situe pas sur le registre du pouvoir mais sur celui de l’efficacité.

La motivation du déviant positif n’est pas de fragiliser le pouvoir dirigeant, mais d’utiliser une combinaison de ressources jugée plus pertinente pour atteindre l’objectif visé par la règle. Le choix de cette déviance est le plus souvent motivé par un désir d’être au service des autres – collègues, collaborateurs, clients –, désir jugé cohérent avec les objectifs organisationnels. Les pratiques transgressives témoignent ainsi d’une réappropriation du projet d’entreprise que la règle est censée servir.

Le risque de « lassitude » du déviant

Confronté à l’accumulation de griefs à l’encontre de ses prises d’initiatives qui sortent des chemins battus, fragilisé dans son statut, son prestige ou son avancement, le déviant finit par être touché par ce que Norbert Alter appelle la « lassitude de l’innovateur ». Deux solutions. L’une, radicale, quitter l’entreprise. L’autre, empreinte de résignation, faire le dos rond et rejoindre la communauté de ceux qui se soumettent à la règle, les « légalistes ». Le départ ou la soumission des salariés les plus innovants, consciencieux et humains représente un signal très inquiétant, révélateur d’un profond dysfonctionnement organisationnel et managérial.

Aussi paraît-il fondamental qu’à tous les niveaux hiérarchiques, les managers accueillent les pratiques déviantes et y voient l’occasion de réfléchir sur les raisons de leur émergence et sur leur éventuel intérêt de généralisation.


[1] Alter N. (2005), L’innovation ordinaire, PUF.

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