Pendant le mois d'août, nous publions à nouveau quelques uns des textes les plus lus de l'année écoulée.


Pour les historiens du défilé extrêmement réglé du 14 juillet, l’édition de 2018 restera dans les mémoires. En effet, aux yeux des autorités et du monde, deux incidents exceptionnels vinrent ternir le modèle de perfection que représente normalement cet exercice annuel. D’une part deux motocyclistes entrent en collision devant la tribune présidentielle lors d’un ballet très sophistiqué de motocyclettes ; d’autre part, un des avions de la patrouille de France rejette de la fumée rouge plutôt que bleue, cassant ainsi l’harmonie des couleurs de la bannière nationale. Précisons tout de suite que je ne connais rien à la situation ni aux protagonistes mais, comme tout un chacun, ces deux événements improbables me questionnent sur les comportements humains. Comment cela a-t-il pu se produire ?

Quatre explications viennent immédiatement à l’esprit. La première, c’est errare humanum est[1] ; se tromper est humain, c’est le hasard, c’est normal que cela existe, c’est le destin. Même si un double couac médiatisé est fortement improbable, il peut toujours survenir, c’est la faute à « pas-de-chance » : circulez, il n’y a rien à voir !

La deuxième explication est d’attribuer à ces malencontreux incidents des causes individuelles : incompétence, fatigue, manque de conscience professionnelle ou d’engagement, etc. Une meilleure gestion des ressources humaines aurait dû empêcher le problème avec plus de formation, une gestion prévisionnelle des compétences, un accompagnement des talents, un meilleur recrutement digitalisé et on imagine que les prochains entretiens individuels d’évaluation des performances sauront prévenir la répétition de tels incidents.

Selon une troisième explication, ces erreurs sont le fruit d’un mauvais fonctionnement du système : des organisations inadaptées, des cadences infernales, un manque de moyens, le stress et un management incompétent. C’est en transformant les organisations, en augmentant les budgets ou en libérant l’institution que l’on évitera de tels errements à l’avenir.

La quatrième explication est plus sociétale, c’est l’hypothèse de la décomposition ou de la décadence selon laquelle ces événements sont un signe des temps lié à des évolutions macrosociales. Nos organisations perdraient progressivement leurs valeurs communes et l’architecture des systèmes bien huilés se déconstruirait progressivement.

Les spécialistes de gestion des ressources humaines ou de management sont plutôt sensibles à la deuxième ou troisième explication : les erreurs citées ont des causes individuelles et/ou organisationnelles. Dans les deux cas, il s’agit pour la fonction humaine de l’organisation de chercher des modes d’action pour susciter les comportements appropriés et empêcher les déviances ou les erreurs. Ces fonctions de GRH ou de management ont comme objectif premier de tenter d’influencer les comportements pour produire des résultats. Il n’y a pas de responsabilité possible dans une organisation (pas seulement dans une organisation d’ailleurs) sans rêver le comportement des autres, en termes de résultat, d’expression de valeurs ou de performance.

Formulé en ces termes, le sens de la fonction humaine de l’organisation peut choquer : on est curieusement aujourd’hui plus à l’aise avec le langage édulcoré et vendeur qui prône de développer de l’agilité et des talents, de donner du sens ou de libérer les énergies, sans jamais s’interroger d’ailleurs sur les présupposés anthropologiques de chacune de ces formulations. Pour autant que l’on accepte l’idée de cette influence des comportements, pour autant que l’on reconnaisse d’ailleurs que toute relation, toute vie dans un environnement donné, est un jeu d’influences permanentes, la question se pose de savoir si ces influences sont possibles.

Traditionnellement, la « science » du management admet la possibilité d’influencer comme un postulat de départ. Organiser le travail, développer des systèmes d’informations et processus, c’est le meilleur moyen de s’assurer les comportements adéquats et, dans tous les compartiments de la vie sociale aujourd’hui, on prend la mesure de cet encadrement de la liberté de chacun pour garantir un minimum de performance. Le passager de l’avion, le patient dans un hôpital, le consommateur de produits alimentaires se satisfait assez bien de l’idée que les opérateurs ont respecté les règles de sécurité, disposent de compétences médicales ou des bases de l’hygiène. La bureaucratie qui domine notre monde n’est-elle pas d’ailleurs l’idée que si chacun respecte les règles, la performance sera forcément au rendez-vous.

Dans une conception plus moderne, on s’intéresse à des approches plus sophistiquées de l’influence des comportements, en particulier avec cette référence au « nudge » reprise récemment dans un ouvrage en France[2]. L’idée du « nudge » est de trouver des incitations à transformer les comportements en dehors des mécanismes traditionnels et rationnels de référence à l’autorité ou aux valeurs communes. On cite généralement comme illustration l’impact de pas dessinés sur le sol en direction d’une poubelle pour inciter les personnes à y déposer leurs déchets ; ou la pose d’un autocollant figurant une mouche au fond des urinoirs pour diminuer in finele coût de nettoyage des toilettes masculines. Si les responsables de politiques publiques s’interrogent sur les moyens de développer la civilité, il est certain, comme le montre l’ouvrage, que les pratiques managériales pourraient s’en inspirer. Cela leur permettrait de compléter leur arsenal d’outils de changement des comportements, le principal étant évidemment l’ensemble des principes d’organisation du travail.

On ne devrait cependant jamais oublier qu’influencer les comportements de l’autre, même si c’est au cœur de la fonction managériale, est toujours un objectif limité, une sorte de but inaccessible. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas essayer, c’est simplement qu’il ne faut pas croire y parvenir. Influencer les comportements de l’autre procède d’un désir permanent ; la littérature universelle, si on la considère comme une trace fiable de ce que les hommes ont vécu depuis toujours, ne concerne que des tentatives jamais définitivement résolues d’influencer les comportements de l’autre en matière amoureuse, politique, militaire, économique ou religieuse. Pour aborder la question il nous faut donc d’une part nous méfier de ceux qui croient avoir compris les mécanismes de l’influence, d’autre part en revenir à quelques bases anthropologiques pour aborder plus sereinement le mystère des comportements humains.

Influencer le comportement des autres est difficile, pour autant qu’on laisse évidemment de côté ces experts qui ont en commun avec la pilule d’être du lendemain ; ceux qui vous expliquent avec arrogance les comportements des autres, après qu’ils soient survenus. Il y a pourtant au moins quatre catégories de personnes qui croient fermement détenir la molécule du succès de l’influence des autres et il faut évidemment considérer leurs conseils avec beaucoup de prudence. Ces quatre catégories de personnes ont en commun l’assurance d’avoir élucidé le mystère des comportements humains.

Les premiers sont les magiciens. Ils reconnaissent l’importance du charisme, de ce qui se passe de manière impalpable entre les personnes qui conduit les unes à influencer les autres. Comment reconnaître le leader charismatique ? Quand il parle les autres lévitent ! Charge aux apprentis leaders de faire léviter, de nourrir dans leur communication ce qui va séduire, envoûter, engager l’autre. Les magiciens proposent de donner du sens, d’entraîner, de subjuguer. Ceux qui en parlent le mieux laissent les autres sans défense, à pleurer leur manque de charisme et de capacité de séduction, d’autant plus douloureux qu’ils l’envient chez les autres.

Les deuxièmes sont les bureaucrates. Ils considèrent que de bonnes organisations, des processus bien pensés, des procédures finement élaborées devraient suffire pour influencer les comportements. Nous sommes tous bureaucrates, nous rêvons qu’il en soit ainsi : tout nouveau manager échappe-t-il à l’envie de changer quelques règles et procédures quand il prend un nouveau poste ? Les bureaucrates se moquent de l’humain puisque la force de leurs dispositifs sont suffisants pour s’en exonérer. Ils légifèrent pour changer le monde exactement comme des politiques fraîchement élus qui s’empressent de changer des lois avec le sentiment du devoir accompli, quand ce n’est pas du courage jamais reconnu par des citoyens ingrats.

Les troisièmes sont les rationnels. Ils prennent en compte la personne humaine et considèrent avoir compris sa rationalité profonde. De manière sommaire, cette rationalité consiste à préférer gagner plutôt que perdre, satisfaire égoïstement ses besoins personnels ou être efficace. Les spécialistes du nudgeont beaucoup travaillé, avec les spécialistes du comportement, sur les biais à cette rationalité considérée trop universelle et imparable. A la suite des travaux de Kahnemann mais aussi de tous les cognitivistes depuis de nombreuses décennies, ils montrent que la rationalité supposée de la personne est souvent prise en défaut : pourquoi les personnes ne font pas toujours ce qui semble servir leur intérêt immédiat, pourquoi font-elles plus confiance à des gens qui leur ressemblent, pourquoi choisissent-elles un produit plutôt qu’un autre en l’absence de toute information rationnelle les y incitant.

Les quatrièmes sont les probabilistes, ils se fient aux pourcentages pour construire leur théorie du comportement humain. Pour eux le corps social est bleu quand plus de 50% le sont. Les études d’opinion leur donnent une inestimable matière pour concocter leur vision de l’homme et de ses comportements. Ils ont tendance à généraliser, à prendre la majorité pour la totalité, à donner à quelques unités qui vont pencher la balance, le rôle capital.

Dans le cadre du sujet actuel de la transformation, les premiers veulent donner du sens aux salariés alors que les seconds leur démontreront la qualité de l’analyse et des préconisations ; pour les troisièmes il suffit que les personnes trouvent dans la transformation un intérêt personnel alors que les enquêtes d’opinion devraient suffire aux quatrièmes pour savoir que faire. On a ainsi toute la palette des illusions liées aux transformations ratées.

Alors où trouver la clé de l’influence des comportements. Il n’y en a évidemment aucune puisque les comportements humains ne seraient alors plus un mystère. Deux idées tout de même sur lesquelles butent la plupart des démarches managériales sans doute parce qu’elles sont trop exigeantes, tant pour les personnes que pour les organisations.

Première idée, les personnes agissent par rapport à elles-mêmes et pas par rapport à ce que les autres rêvent ou craignent qu’elles fussent. Les personnes cherchent toujours à faire coller la réalité à la vision idéale qu’elles ont d’elles-mêmes et le problème est que l’on se trompe souvent à imaginer ce que serait l’idéal de l’autre, les vendeurs et dragueurs défaits en savent quelque chose.

Deuxième idée, il est toujours plus facile d’influencer les comportements de l’autre quand on partage quelque chose, mais qu’est-ce qui est encore partagé dans les entreprises et même dans la société en général ? Dans le règne du singularisme, avec cette anthropologie de l’individu comme source et fon de lui-même, insister dans une organisation sur ce que les personnes partagent au-delà de la seule référence à des droits individuels n’est pas très tendance. Observons pourtant les entreprises qui réussissent sur le long terme !


[1]Expression latine (langue qui faisait traditionnellement partie de l’apprentissage des humanités) signifiant « Se tromper est humain »

[2]Singler, E. Nudge Management. Pearson, 2018.