Le management n’est-il qu’une affaire de managers ? On pourrait le croire puisqu’on ne cesse d’enseigner aux actuels ou futurs managers à faire produire un collectif de travail. Les livres, séminaires et conférences abondent pour en donner les clés. Et dès qu’un problème survient dans une organisation, la difficulté de se transformer, le « mal-être » ou l’absence de productivité, c’est aux managers qu’en est imputée la faute. Malheureusement, la formule magique pour créer des managers parfaits n’a pas encore été trouvée. Certains blâment les contenus des enseignements et des formations au management : ceux-ci seraient perpétuellement inopérants : il est vrai que les choses humaines, à lire l’histoire, ne sont pas un domaine ou de francs progrès sont notables. D’autres blâmes les formateurs ou donneurs de leçons : soit des managers à succès sans forcément avoir compris pourquoi, soit des sachants inexpérimentés. Il ne faut pas non plus oublier les managers qui en ont souvent assez d’être infantilisés dans des formations et n’ont pas envie de faire l’effort du management, parce que, malheureusement, cela requiert de l’effort comme le reste.

Alors il faut peut-être envisager que le management n’est pas qu’une affaire de managers mais aussi de managés. Si le management est une relation, il y a donc deux parties et il est étonnant de ne toujours en considérer qu’une seule, les managers. Les managés seraient peut-être aussi partiellement responsables d’un management réussi.

D’ailleurs, plusieurs phénomènes incitent à relativiser aujourd’hui l’importance des managers. En effet les discours sur le management font souvent référence implicitement à une vision de l’organisation remise en cause dans de nombreuses entreprises : ils se réfèrent à des organisations verticales, hiérarchiques avec une superposition de niveaux ; aujourd’hui, les organisations sont toujours verticales même si les discours affirment l’horizontalité. Les organisations ne sont pas transversales, elles sont horizontales ET verticales et la difficulté est de faire cohabiter ces dimensions. Dans les organisations multidimensionnelles, le manager est tantôt un animateur contrôleur décisionnaire, tantôt un animateur. Autant dire que la notion de manager devient de plus en plus floue : on a d’une part « exculturé » les références à des notions d’autorité, de discipline ou de contrôle qui ne sont plus convenables dans l’idéologie managériale actuelle au profit d’un manager bienveillant, écoutant, serviteur etc. Or comme disait une penseuse politique, quand c’est flou c’est qu’il y a un loup…

Le management évoque aussi, telle la cane et ses canetons, l’idée d’un groupe, d’une équipe; mais dans ces deux expressions, le mot important est « un(e) ». Or aujourd’hui les salariés appartiennent souvent à plusieurs équipes, un service, un groupe de projet, une task-force. L’unicité du manager pour un travailleur n’est donc plus très fréquente et cela rajoute à la difficulté de positionnement du manager. Mieux encore, ces équipes sont très fluctuantes dans leur périmètre, leur composition et leurs missions ; ainsi l’idée d’un manager dans la durée avec les mêmes collaborateurs pour atteindre un objectif, relève de règles obsolètes du management classique.

Si donc les organisations n’ont plus besoin de managers, est-ce que les travailleurs en auraient encore besoin eux-mêmes. Quand chacun se trouve en charge de sa carrière et de son profil de compétence, se soumet à une culture du choix individuel, dans une vague conception du développement pour soi et par soi, que viendraient faire les managers ? D’ailleurs les expériences d’entreprise libérée insistent sur la remise en cause, sinon la disparition, du management traditionnel avec des salariés qui auraient totalement internalisé leur objectif personnel.

Peut-être les managers eux-mêmes en ont-ils déjà pris leur parti puisque nombreuses sont les institutions qui ont du mal à trouver des managers, non pas des personnes qui en veulent la rémunération et le statut, mais des bons soldats prêts à prendre en charge le collectif avec toute l’ingratitude qui lui est associée.

S’il n’y a plus de management traditionnel et s’il faut bien constater qu’il ne suffit pas à un salarié de coller à un référentiel de compétences pour travailler correctement dans une entreprise, pourquoi ne pas imaginer que ce n’est pas manager qu’il faut apprendre mais plutôt à être managé, ou tout simplement à travailler dans une institution ? Notons au passage que si tous les managers ne sont pas persuadés de devoir apprendre, ce ne sera pas plus facile pour les managés.

Il faudra déjà convaincre les institutions de formation alors qu’elles s’échinent plutôt, sous la pression des experts et spécialistes, à peaufiner des référentiels de compétences de plus en plus sophistiqués qui prétendent représenter la réalité du travail ; comme ces démarches flattent les tendances bureaucratiques de chacun, on n’est pas près d’en revenir. Il faudrait convaincre les entreprises elles-mêmes : celles-ci semblent se satisfaire de leurs théories implicites sur la soumission. Soit elles considèrent que la soumission à l’autorité technocratique de tous les systèmes et technologies nouvelles doit suffire à garantir le travail efficace de chacun ; soit elles attendent de l’inspiration magique des leaders qu’elle suffise à convertir chacun à travailler efficacement dans le sens du projet collectif.

Malgré ces difficultés, on commence de voir apparaître quelques signaux de cette nécessité d’apprendre à travailler dans le cadre institutionnel, de ce renversement annoncé dans lequel la question des organisations ne sera plus seulement celle des managers mais plus largement celle de ceux qui co-opèrent, travaillent ensemble de manière interdépendante dans des organisations, ces institutions si récentes dans l’histoire.

C’est ce que suggèrent les propos de Victoria Black[1] dans une intervention TED[2] qui s’adresse aux personnes « mentorées » dans les entreprises aujourd’hui. Cette pratique est généralement utilisée pour transmettre et développer des compétences et Victoria Black insiste sur sa dimension première, la condition indispensable pour en faire une réussite. En effet, il ne suffit pas de mettre ensemble une personne expérimentée et une autre qui l’est moins, même dans le cadre d’un programme bien organisé pour que ce mentorat réussisse. Son critère premier de succès est la volonté et l’engagement de la personne mentorée dans le processus : le premier responsable d’un mentorat réussi, c’est, selon elle, le « mentoré ».

Certains diront que cela va de soi mais au-delà de la pétition de principe les recommandations de Victoria Black sont plus précises ; la spécialiste du mentoring détaille les exigences et la discipline de cette pratique pour la personne mentorée. Cela lui demande en particulier de respecter le mentor, prendre conscience du temps que celui-ci lui donne ; cela lui impose de préparer ses rendez-vous, de ne pas les annuler en dernière minute, d’avoir finalement le minimum de respect. La personne mentorée doit également avoir un objectif précis, elle doit savoir ce qu’elle en attend et cet objectif devrait normalement la rendre plus ouverte à apprendre, à se laisser bousculer par des idées, des réactions, des connaissances nouvelles voire à des critiques. Peut-être le plus important reste-t-il, pour une personne mentorée de toujours se demander si elle fait bien son travail de mentoré, si elle demeure dans les bonnes dispositions d’esprit pour le faire.

Il faudrait donc apprendre à recevoir le mentorat ; il requiert de la proactivité de la part de la personne mentorée, le mentorat s’apprend plutôt qu’il ne se consomme. Ces situations proches du mentorat ne sont-elles pas fréquentes dans des situations professionnelles banales aujourd’hui, dans le cadre de projets par exemple. Ainsi il en va peut-être du travail en général comme du mentorat. Travailler dans une organisation, être membre, participant, « managé », cela doit aussi s’apprendre. Belle idée mais, concrètement, qu’est-ce qui pourrait s’apprendre. Donnons trois pistes de ce qui pourrait être appris.

On peut apprendre à mieux interagir avec les autres. Comme le travail est par nature collaboratif, une activité collective, comme l’interaction avec les autres ne va pas de soi (c’est bien pour cela que les civilisations ont toutes travaillé durement à établir des règles de politesse, de savoir vivre, des rites ou des lois politiques) ; il faut donc bien l’apprendre. Si on abandonne l’idée naïve selon laquelle la personne est naturellement tournée vers la communication et le respect de l’autre (dommage qu’Abel ne soit plus là pour en parler), on doit bien se poser la question de cet apprentissage du collectif. C’est encore plus vrai dans un contexte professionnel quand les autres avec lesquels interagir vous ont été imposés.

On peut apprendre à découvrir du sens dans ce que l’on fait et ce que l’on vit. Si on abandonne l’illusion selon laquelle ce serait aux entreprises, aux managers ou aux leaders de généreusement donner du sens aux autres, il faut convenir que le sens que chacun peut trouver dans son existence (et donc aussi dans son travail) ne vient pas par enchantement. Les personnes voudraient-elles du sens, selon le lieu commun actuel, encore faudrait-il apprendre à le chercher !

On peut apprendre la concentration et l’attention. Les publicitaires et les dictateurs ont vu depuis très longtemps l’enjeu de capter l’attention des consommateurs ou du peuple et on dispose aujourd’hui de nombreux dispositifs pour voler l’attention des personnes en les empêchant de se concentrer sur ce qui pourrait être important pour elles. Pascal avait depuis longtemps montré l’importance du divertissement. Mais il ne suffit pas de déplorer, encore faut-il apprendre à maîtriser ce divertissement, à savoir aussi se concentrer sur ce que l’on fait. A moins que les organisations du travail n’attendent que des exécutants qui, surtout, ne se concentrent pas trop.

Il faut apprendre mais cela ne relève-t-il que de la responsabilité de chacun ? Certainement pas. On démontrera sans difficulté que tous ces apprentissages devraient s’opérer dans la société, les structures affectivo-partenariales et l’école. Les entreprises ne manqueront pas - pour autant qu’elles considèrent avoir besoin des personnes - de prendre aussi leur responsabilité en la matière.


[1]Directrice de PACE Mentoring à Texas State University

[2]https://ideas.ted.com/are-you-mentorable/