La Qualité de Vie au Travail a pour objectif, dit-on, de concilier l’amélioration des conditions de travail des salariés dans leur diversité… ET… la performance collective de l’entreprise. Certes !

Une vieille histoire

Il y a de nombreuses années que nous entendons parler de la qualité de vie au travail, souvent sous son acronyme de QVT. Forçons un peu le trait pour résumer : la démarche s’inscrit, bon an, mal an, dans une « approche client » des collaborateurs, en leur consentant une gamme de services en tous genres, allant de l’aspect structurel (environnement de travail, ergonomie, équipements technologiques, avantages en nature…) à l’aspect organisationnel (entretiens professionnels, auto-évaluation, flexibilité horaire, télétravail, intranet dédié, droit à la déconnexion, management revisité en accompagnement-coaching…) en passant par les services à la personne (conciergerie, garderie, pressing, massages, salle de sport ou de sieste…).

À travers ces éléments, l’entreprise vise des objectifs très variés : réduction de la pénibilité et des troubles liés au stress ; prévention des risques psychosociaux ; diminution de l’absentéisme ; amélioration du bien-être ; attrait des talents ; fidélisation des salariés…

Bref, tout ce qui est à comptabiliser au crédit d’une « rétribution », qui outrepasse largement la question de la seule rémunération, histoire que le salarié se sente bien dans son entreprise et surtout en ait une claire conscience ; une conscience émue qui prenne en compte, donc, son « expérience collaborateur ».

Bref – si je peux me permettre ce raccourci – ce que l’on a appelé depuis 30 ans “remettre l’homme au cœur de l’entreprise” ; histoire que l’entreprise « économique » apparaisse plus « humaine ». C’est dans l’air du temps, comme me disait un dirigeant d’une grande entreprise : « on connaît la chanson » ;-). Et les DRH attendent ainsi depuis 30 ans de devenir enfin “stratégiques”. Figurez-vous qu’en 1988, Charles-Henri Besseyre des Horts publiait un ouvrage intitulé « Vers une gestion stratégique des ressources humaines »[1] ; il éprouvait déjà à l’époque le besoin de plaider ainsi : « Ce qui différencie l’entreprise performante de l’entreprise non performante, ce sont avant tout les hommes, leur enthousiasme, leur créativité : tout le reste peut s’acheter, s’apprendre ou se copier ». Rien donc de très nouveau sous le soleil, comme on le voit !

Un hiatus persistant

Le problème, c’est que la vocation originelle de la fonction Ressources Humaines n’est pas du tout de s’occuper de « l’humanité » des salariés ! Elle est de satisfaire, en quantité et en qualité, les besoins en compétence d’une organisation autour d’un projet, pour répondre à la totalité des missions, objectifs et tâches nécessaires, aujourd’hui et autant que faire se peut en anticipant demain. Point final ! Et encore l’Intelligence Artificielle et les robots sont-ils et seront-ils dans nombre de cas une réponse plus appropriée que les êtres humains.

Une évolution significative

Mais force est de constater que la nature des attentes évolue, de part et d’autre, sous la montée en force :

  • de l’exigence croissante du triptyque « confiance-autonomie-responsabilité », induisant une véritable évolution de la logique contractuelle, passant d’une forme plutôt juridique à une déclinaison plus professionnelle ;
  • du développement sans précédent des communautés professionnelles et de la collaboration comme moteur d’innovation en tous domaines et secteurs, entrainant un véritable déplacement de la notion « d’appartenance » ;
  • de la transformation de la valeur du travail, dans un contexte où nombre de tâches sont probablement destinées à une proportion non négligeable d’automatisation, et ce dans des fonctions très variées de l’entreprise. Et peut-être bien verra-t-on demain – qui sait ? – une remise en cause du lien ancestral et nécessaire entre travail et droit social ; et même – on le voit poindre déjà aujourd’hui avec la notion de “revenu universel” – entre travail et légitimité d’existence sociale…

Que devient la QVT dans cette perspective ?

L’enquête RH info – ADP sur les grandes tendances d’évolution du monde du travail nous a rappelé un élément crucial, quoique de bon sens humain. Une des questions était la suivante : « La QVT prend une place accrue dans les entreprises : quel est pour vous son véritable objet ? ». Seuls 16% ont choisi : « l’amélioration de l’environnement et des conditions de travail ». 20% désiraient, quant à eux, « mieux s’accomplir dans leur travail » ; mais pour plus de 50 % des répondants, le véritable objet de la QVT est de : « recréer le sens du collectif et le plaisir de travailler ensemble ». Significatif, non ?

L’évolution en cours est majeure, car nous voici amenés à parler, sous cet acronyme de “QVT”, non plus seulement de Qualité de Vie “AU” travail… mais encore de Qualité de Vie “DANS” le travail. Et par conséquent de qualité du travail. Voilà un véritable enjeu de qualité : faire du travail autre chose que le tripalium : un instrument de torture ! Étymologie partielle et – faut-il le préciser – relativement partiale. Car le travail, c’est aussi l’Opus, c’est à dire l’œuvre, le bel ouvrage, le projet qui donne sens ! Saint Exupéry l’exprimait ainsi : "La grandeur d'un métier est peut-être avant tout d'unir les hommes (…) il n'y a qu'un luxe véritable et c'est celui des relations humaines. (…) Fais leur bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu'ils se haïssent, jette-leur du grain." C’est en effet tout autre chose de se diriger ensemble vers une même finalité, en ayant besoin des autres pour y arriver… ou d’exécuter les tâches assignées à un poste – si élevé soit-il – en se demandant à quoi ça sert et si l’on est vraiment indispensable, donc en se méfiant des autres ! Du « tripalium » à « l’opus », c’est tout le sens du travail et du rapport aux autres qui change !

Comme nous l’écrivions avec Patrick Storhaye : « Toute coopération amène des personnes à partager les « efforts » (« Labor », en latin) qu’exige la réalisation de l’œuvre (Opus) : ils partagent quelque part le même effort, le « MÊME » labeur, c’est à dire qu’ils collaborent. Quelles que soient les répartitions de rôles et les complémentarités, c’est la force du « MÊME » qui tisse leurs rapports et leur unité. C’est pour ainsi dire une pédagogie du Bien Commun. »[2]

Ainsi n’y a-t-il pas de véritable qualité de vie au travail sans la qualité du travail dans la vie.

Unir qualité de travail et qualité de vie

- Avec la Qualité de Vie « AU » Travail, c’est « la manière » dont nous faisons qui a de l’importance, la manière dont nous le vivons, et par conséquent les conditions du travail et de son environnement ; en intégrant le digital, certes, mais ça ne change pas le fond.

- Avec la Qualité de Vie « DANS » le Travail, c’est le sens du travail, ce « pourquoi » nous faisons, et donc ce que nous sommes, qui importe. Digitalisation ou pas ! Le lien de subordination devient alors moins arbitraire, au profit d’un lien social renouvelé.

Il est vrai que cela représente un sacré changement de culture managériale dans notre vieux pays féodal ! André Malraux avait trouvé à ce propos la bonne formule : « Être roi est idiot ! Ce qui compte, c’est de faire un royaume ! » La qualité de notre vie, comme celle de notre travail ne repose-t-elle pas en effet sur cette notion fondamentale de souci partagé du Bien Commun ? Autrement dit : Il ne s’agit plus de “remettre l’homme au cœur de l’entreprise”, mais bien plutôt de mettre l’entreprise dans le cœur des femmes et des hommes qui la font vivre !

Cette quête de sens dans le travail, élément structurant de nos vies, incite à traiter la question de la QVT avec plus de hauteur de vue, car nous visons alors les finalités suivantes : la considération de la dignité humaine, c’est-à-dire du droit fondamental de chacun et chacune d’être cause responsable de ses actes ; la construction plus horizontale et symétrique comme principe du pacte social comme socle d’une collaboration élargie ; la reconnaissance des personnes dans leurs dimensions à la fois identitaire et communautaire.

L’engagement : une question dépassée

Nous n’avons alors même plus à nous poser la question superfétatoire de « l’engagement » ! Enfin ! Avez déjà vu sur un contrat de travail : « Madame X ou Monsieur Y s’engage… à être engagé dans son travail » ? Ce n’est pas un terme contractuel, ça ! Être engagé n’est pas, formellement, un acte de salarié : c’est un acte humain ! L’acte d’un sujet personnel ! Seulement voilà : l’individualisation à outrance a créé un divorce entre le salarié – de plus en plus mercenaire – et la personne. Dans des entreprises où il s’agit désormais de capter par tous les moyens l’attention de talents sollicités de toutes part – car il faut à tout prix devenir et rester attractif… les personnes ont développé, elles, un besoin croissant de reconnaissance.

Le problème de l’engagement est devenu cornélien, parce que ce ne peut être que l’acte d’une personne... qui ne se reconnait plus dans le salarié… et peut-être même non plus dans le citoyen, d’ailleurs ; or nous n’avons qu’une vie ! Surmonter cette schizophrénie est devenu un des enjeux RH majeur, tout comme c’est devenu une question politique épineuse. Il leur arrive même de rire “jaune”… ;-)

La confusion entre récompense et reconnaissance

Au cours des dernières années, j’ai été frappé de voir tant de cadres très bien payés, tant de commerciaux très bien récompensés… qui se plaignaient amèrement d’un manque de reconnaissance, rejoignant dans leur malaise beaucoup de salariés qui étaient, quant à eux, dans une situation matérielle beaucoup – beaucoup ! – plus indigente ! Ce paradoxe n’a pas manqué de m’interroger sur la nature de ce qui unit un salarié à son entreprise ; sur la nature de ce qui est attendu de part et d’autre, explicitement et… implicitement !

Nous sommes récompensés pour ce que nous avons fait ; nous sommes reconnus pour ce que nous sommes. Cela n’a presque rien à voir. La récompense se base sur un constat factuel à un moment donné du temps – de l’année, par exemple. La reconnaissance demande de prendre en compte la vie tout au long l’année, dans son déroulé objectif comme dans son épaisseur subjective ; c'est-à-dire que la reconnaissance vient marquer une qualité qui est reconnue à la personne elle-même, dans son implication et dans son développement !

Et ce n’est pas seulement une question de marketing !

Les promesses du marketing RH et de l’expérience collaborateur sont vaines, si elles négligent cette réalité très prosaïque : l’homme est ainsi fait qu’il ne suffit pas de satisfaire ses besoins – même s’il faut effectivement y veiller – pour qu’il se dépasse. Non ! En revanche nous portons tous le désir fondamental d’être reconnu, regardé(e)s pour nous-mêmes, et pas seulement pour le moyen instrumental et interchangeable, voire négligeable, que nous représentons désormais dans bien des cas.

L’équilibre vie privée – vie professionnelle, par exemple, n’est pas seulement une question de bonne répartition de lieu et de temps de travail ! C’est aussi une question d’identité et de cohérence : puis-je être « quelqu’un », reconnu comme tel, qui que je sois, où que je sois et quoique je fasse ? Belle manière, au passage, de faire de la diversité un moteur de développement !

On peut appeler cela « redonner du sens », si l’on veut. Mais voilà bien la vraie question de la Qualité de Vie AU et DANS le Travail, pour les temps qui s’annoncent : Comment réussir à mettre l’entreprise – “leur” entreprise – dans le cœur de celles et ceux qui y travaillent ?

Il n’y a pas de culture sans appartenance

Quelque part, la question revient à déterminer le niveau d’appartenance à l’entreprise : à quel titre un individu appartient-il ou non à l’entreprise ? Et qu’est donc ce genre d’appartenance, là où le salarié apparaît dans un compte de charges et non dans les “actifs” de l’entreprise ? Certes, l’employé ne saurait être la propriété de l’entreprise ; mais y est-il « chez lui », d’une certaine manière ? N’est-ce pas alors l’entreprise qui appartient au salarié ? Les débats sur la participation ou sur l’objet social de l’entreprise ne sont pas étrangers à cette interrogation. L’appartenance pose la question de la nature du lien réel d’un individu à « son » entreprise – de l’entreprise à « ses » employés – et détermine les contours d’une certaine légitimité. A mon avis la notion de « contribution effective » est au cœur de la cohérence du contrat qui relie les deux ; pour autant que l’on entende bien que cette contribution s’inscrit dans un rapport plus large que le simple rapport au résultat.

Le pouvoir aux DRH

Voilà pourquoi je pense vraiment que les DRH sont les plus à-même de piloter l’avenir de nos entreprises. Nul robot, nul financier, nul “chief digital officer“ ne remplaceront jamais ceux qui seront en mesure de créer les conditions du Bien Commun qui se dissimule aujourd’hui sous cette dénomination de « Qualité de Vie au Travail ». Et ils seront en situation de le faire bien plus que jusqu’à présent, parce que dans les contextes qui sont désormais les nôtres – et nous ne sommes pas au bout de nos peines –, même le plus débile des actionnaires va bien finir par saisir que ses dividendes sont compromis, là où l’on ne peut plus garantir la reconnaissance des personnes et le sens de ce qu’on leur demande ! Ce sont les DRH qui iront demain devant les Assemblées Générales d’actionnaires !

Notre époque est épique ! La qualité du travail dans notre vie marque peut-être bien le retour d’une grande utopie… mais pas au sens péjoratif ! L’utopie, telle que Thomas More l’avait imaginée, ce n’est pas « le rêve impossible » ; c’est l’effort continu de l’être humain pour transformer le monde qui l’entoure et le rendre meilleur, c’est à dire davantage au service de l’homme et de la société humaine.

Chiche ?


[1 Grand Prix de l'Institut ADIA, Editions d'Organisation

[2] Le travail à distance - Télétravail et nomadisme, leviers de transformation des entreprises. Dunod, 2013

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