« Comme d’habitude » : la célèbre chanson évoquait la monotonie, la tristesse de relations qui ont sombré dans l’habitude, une fois disparus le sel, la flamme et la sincérité. Les habitudes n’ont pas bonne presse. Le mot rejoint la catégorie des routines, des répétitions, des automatismes, loin de la créativité, de l’authenticité et de la profondeur dont devrait témoigner toute personne vivant pleinement l’instant avec des réponses originales et appropriées aux situations qui ne le sont pas moins. Dans cet ordre d’idée, le terme d’habitude ne conviendrait donc certainement pas à la sémantique managériale, ce domaine réservé aux héros, responsables de tout, capables de tout et maîtrisant tout.

Et pourtant. Chacun a ses habitudes, même si elles ne concernent pas les mêmes facettes de l’existence. Le moment le plus propice aux habitudes ne serait-il pas le petit-déjeuner ? Chacun fait les choses dans un certain ordre, le café avant ou après la douche, le café avant ou avec les premiers aliments et pas n’importe quel fruit, pas n’importe quelle température pour le thé, pas n’importe quelle radio, pas le même zapping entre les chaînes et leur prêt-à-penser concocté par les attachés de presse. D’ailleurs, dès que l’on voyage loin de ses bases, on sent poindre l’anxiété avec la perturbation du déroulé de ces rituels matinaux. On est même capable de renouveler ses habitudes, d’en générer de nouvelles comme l’attestent les addictions comportementales pour le doudou électronique régulièrement consulté dans toutes les circonstances de l’existence, de peur de s’exposer au risque de la pensée ou de la méditation. Les fournisseurs de ce genre d’appareils auront vraiment réussi à faire de l’homme moderne éduqué, tout puissant et sorti avec succès de tous les processus de libération, un gentil sujet d’habitudes solidement ancrées.

Mais pourquoi les habitudes seraient-elles forcément mauvaises ? Une habitude ne serait qu’une ridicule répétition d’un comportement dont l’auteur s’efface ou disparaît ; avant tout l’habitude n’honorerait pas le libre-arbitre, l’existence (au sens philosophique du terme), la présence de la personne au monde et aux autres. C’est sans doute ce que tance le Christ qui stigmatise les prières rabâchées, quand la relation a disparu et que seuls demeurent les mots et les actes. L’habitude évoque aussi la fausseté : l’habitude ne représenterait pas vraiment ce que pense et ressent la personne comme dans les relations humaines où l’habitude des vœux et des formules politiquement correctes ne relèvent plus de la sincérité de l’intention et frisent l’hypocrisie. Enfin l’habitude serait signe de paresse et de facilité à reproduire mécaniquement des choses sans faire l’effort d’ajuster des réactions aux caractéristiques de la situation.

Mais les habitudes ne pourraient-elles pas aussi avoir du bon ? Elles rassurent ; agir comme on l’a toujours fait évite de petites anxiétés et on dort tellement mieux après avoir sacrifié à tous ses petits rituels. D’ailleurs se laisser aller aux habitudes pour certains aspects pratiques et récurrents de l’existence ne laisse-t-il pas du temps pour la pensée et la concentration ? On évite de se poser des questions qui n’en valent pas la peine, on se met en pilotage semi-automatique sur certaines activités et cela permet de se consacrer au reste. Mieux encore dans une période de politiquement correct, les habitudes, verbales par exemple, ne sont-elles pas une garantie pour des rapports humains apaisés : bien prendre soin de dire « tous celles et toutes ceux » à chaque fois que l’on évoque les autres, ne pas manquer de remercier tout le monde à chaque intervention, rappeler à chaque propos les enjeux de la globalisation, du développement durable et de la réapparition du camembert au lait cru sont aussi des facteurs de fluidification des relations sociales.

Qu’en est-il du management ? Il ne saurait être considéré comme un lieu d’habitudes. Imaginer les habitudes du chef, c’est le figer dans une posture courtelinesque, mesquine, introvertie et inauthentique. Le management, encore moins le leadership, ne saurait frayer avec l’habitude et la routine. Le leader doit s’adapter aux situations toujours changeantes, il doit imaginer les réponses appropriées aux défis toujours nouveaux qui lui sont imposés : la fraîcheur de la nouveauté, la disruption permanente et l’imagination spontanée sont plus en ligne avec un leadership moderne. Les habitudes sont d’ailleurs des comportements alors que tout pour le leader est dans l’attitude : bienveillant, confiant, serviteur, authentique… Les spécialistes de l’injonction qui prêchent aux apprentis leaders les bonnes attitudes ne prescrivent d’ailleurs pas les comportements qui vont avec. A chacun de se retrouver face à ces injonctions et de découvrir les meilleurs moyens de les mettre en pratique. Et comme le leader est en pleine possession de ses moyens, il analyse, décide, choisit librement ses comportements. Il est dans la maîtrise totale, maître de son destin, de ses comportements, de son développement, gérant émotions, crises et situations. Comment l’imaginer victime d’habitudes, de routines qui ne lui permettraient pas d’exprimer sa personnalité et son originalité ?

Une fois encore, les habitudes ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi, mais il y en a de bonnes et de mauvaises ; on peut dire que fumer est une habitude critiquable, potentiellement dommageable mais est-ce qu’appeler régulièrement un ami ou un proche, avant de regretter de ne pas l’avoir fait plus souvent lors de son décès, est une mauvaise habitude ? Il y a de bonnes et mauvaises habitudes ; on souffre des mauvaises mais le moyen de s’en débarrasser est, selon Wendy Wood, d’en créer des bonnes[1]. Il ne s’agit pas de s’imaginer au-dessus des habitudes, tous les êtres humains en ont même si paraissent souvent ridicules … les habitudes des autres.

Il y a au moins trois bonnes raisons de le faire. Premièrement, on ne peut rester insensible aux nombreux échecs des formations managériales : les managers en sortent heureux d’avoir découvert de nouveaux comportements managériaux censées les sauver. Les formateurs ont fait preuve d’une pédagogie à l’imagination sans borne, leurs stagiaires se sont soumis à tous les exercices et les plans d’action, avec tous les trucs cognitifs pour les engager définitivement dans des pratiques vertueuses nouvelles. Mais il y a malheureusement plus d’échecs que de succès ; les stagiaires sont partis avec courage pour transformer leur pratique managériale et ils échouent à mieux communiquer, à devenir attentifs aux autres, à mieux préparer leurs réunions ou à simplement dire bonjour en regardant l’interlocuteur.

Deuxièmement, de cet échec peut découler le sentiment de culpabilité, celui de ne pas être le manager parfait dont les formateurs ou les gourous ont donné l’impression qu’il suffisait de vouloir les imiter pour y arriver. Ainsi ce manager, responsable ou coupable de tout, macère dans un sentiment d’échec dont il ne peut parler ni à la maison, où cela n’intéresse personne, ni au bureau, au risque de faire aveu de faiblesse. Ne nous étonnons pas alors que de moins en moins de personnes ne veuillent, hormis pour l’argent et le statut, prendre en charge cette mission ingrate.

Troisièmement, on pourrait pointer les exigences ou les pressions fortes qui s’exercent sur les managers en matière de comportement managérial. Au rayon des pressions, on peut noter l’hyper-connectivité, l’impression dans le monde professionnel que chacun est toujours joignable et « sollicitable ». Evidemment, des chartes se mettent en place, des entreprises invitent les managers à la déconnexion, en promouvant concrètement ce fameux nouveau droit à être déconnecté. Mais si l’addiction au « doudoudi » (le doudou digital) ne résultait que d’une maligne pression des organisations perverses, le droit à la déconnexion serait plus facile à mettre en oeuvre. Force est de constater que la plupart d’entre nous succombons à cette addiction, en plein repas familial ou galant, quand l’alerte de l’appareil s’avère irrésistible, et même les jeunes parents branchés avec leurs poussettes 4*4 sont branchés sur leur appareil plutôt que d’être présents à leurs enfants. Quant aux exigences, elles sont aussi répandues, dans les manières de parler, les références sémantiques et les comportements indispensables au politiquement correct de l’époque.

Pour Wendy Wood, il est possible de lutter contre ses mauvaises habitudes, en en créant de bonnes. Elle donne d’ailleurs quelques clés pour y parvenir. Pour créer de bonnes habitudes, il faut un contexte favorable : repérer par exemple les éléments situationnels qui favorisent la mauvaise habitude pour essayer de les contrecarrer, en laissant son doudou au fond d’une poche zippée par exemple, pour ne pas être tenté de l’utiliser lors d’un repas en famille. Sur un plan plus managérial, c’est d’aller dire bonjour le matin avant d’avoir parcouru les premiers mails de mauvaises nouvelles reçus avant votre arrivé.

Un autre bon moyen consiste à rendre difficile ou inconfortable l’abandon à une mauvaise habitude, en l’associant par exemple, à une pénalité, un gage comme on disait autrefois dans les cours d’école. Les bonnes habitudes viennent ensuite de la répétition, se forcer à faire encore et encore, comme le font tous les sportifs et les artistes pour acquérir le bon geste. Wendy Wood n’est pas très aidante sur ce point, parce que la répétition est un problème plutôt qu’une solution : pas facile de répéter le fait de ne pas reprendre de frites ou de dire bonjour à tout le monde en arrivant le matin. Sans doute la récompense est le meilleur moyen d’y arriver : savoir se trouver des modes de récompense personnels pour que la répétition apporte du positif.

Pour conclure, il suffit de laisser chacun se débattre avec ses habitudes, les mauvaises qu’il faudrait transformer en bonnes. Personne ne trouvera jamais les trois règles d’or du succès en la matière mais ce genre de réflexions a au moins une utilité pour les comportements managériaux. On peut changer ses comportements, on peut accepter ses travers, ce qui est généralement le premier stade pour s’en défaire ; on peut aussi ne pas croire à tous les spécialistes de l’injonction qui donnent du leader une vision trop héroïsée, tellement éloignée des réalités de la nature humaine, bien plus modeste, mais aussi plus sympathique. L’humour vis-à-vis des habitudes est sans doute le deuxième pas pour les rendre efficaces, après avoir décidé de les accepter.


[1] Wood, W. Good Habits Bad Habits. McMillan, 2019.