Toute décision comportant, à divers niveaux, des déterminations arbitraires, elle peut être critiquée. Modifiant et orientant potentiellement la réalité, elle suscite des oppositions, des façons de voir concurrentes, des contre projets, des conflits. Un conflit est une certaine relation qui résulte de tensions contraires entre deux entités quelconques se trouvant dans un même champ d'intérêts. Dès lors que le processus de décision implique une pluralité d'acteurs, à quelque titre que ce soit, il ne peut se concevoir sans l'élaboration constante d'une justification recevable, condition constitutive du succès.

Dans une décision simple, la justification peut parfois être conçue et explicitée en raison de nécessités concrètes incontestables : matérielles ou techniques, professionnelles ou juridiques, etc.. Le recourt à l'autorité ou à la force peut même en tenir lieu, en certains cas. Mais dans une décision complexe, où la collaboration et l'adhésion des acteurs sont des éléments constituants, où les responsabilités se décomposent et se répartissent, où les enjeux nécessitent une délibération contradictoire, la justification prend le plus souvent un caractère conflictuel. En raison de la nature et de l'histoire des hommes et des groupes, il n'existe pas de processus complexe de décision qui ne génère des oppositions et des conflits. Aucune décision ne peut s'imposer d'elle-même à tous. C'est pourquoi le développement même du processus de décision est lié à l'idée et à la réalité de la gestion de conflit ; il doit être clairement pensé comme un moyen de ramener les dissonances réellement ou virtuellement incapacitantes à une consonance d'ensemble raisonnable.

Les accords et les antagonismes peuvent porter sur les finalités de la décision ou sur les moyens à mettre en œuvre pour les réaliser, sur les voies à suivre ou les contraintes à intégrer ; mais ils peuvent porter également sur les conséquences connexes ou collatérales d'une décision, dans une perspective tactique ou stratégique, individuelle ou collective.

Une prise de décision provoque et intègre ainsi, par un balayage systématique des champs d'intérêts directs et indirects qu'elle implique, une prise de conscience et un traitement ouvert des convergences et divergences de chacune des forces en présence à chaque moment du temps. Un conflit latent, non anticipé et par conséquent non rationalisé, est un danger potentiel pour le succès de la démarche dans son ensemble. Il augmente la zone de flou et d'incertitude que tout décideur a pour tâche, au contraire, de réduire. La mise en évidence du conflit, son traitement et sa résolution reposent sur la clairvoyance du décideur, sur ses capacités d'écoute et d'argumentation, et affirme son autorité plutôt que de la mettre en péril.

La réalité observée des schémas de prise de décision dans les entreprises est ainsi un révélateur bien plus performant du fonctionnement de l'entreprise, et de son potentiel de développement, que la simple analyse de ses structures et du constat empirique de ses résultats.

En fait, tout processus de prise de décision est un certain arbitrage. C'est sa transformation en action effective qui constitue la décision dans son essence. La décision intervient à l'instant même où l'on passe de la délibération à l'action. C'est cette concrétisation qui seule lui confère une existence de décision en tant que telle. Sa justification, comme nous l'avons dit, ne repose pas sur la justification d'une utilité quelconque, car la quantité de choses utiles à faire est infinie, alors que les ressources pour les faire – en temps, en argent, en matériel, en hommes… – sont finies. Il s'agit donc d'arbitrer en faveur des actions "les plus utiles", en fonction des ressources à allouer et de la mise en perspective d'un temps concret et conditionné.

Un tel arbitrage se heurte à la double difficulté de l'opportunisme et du conservatisme. Opportunisme, car la prise de décision peut se transformer ainsi en une perpétuelle adaptation à la modification de l'environnement, et partant à la modification constante des configurations de ressources. Conservatisme, car le succès et la responsabilité d'une décision – et le mérite éventuel qui y est attaché et espéré – porte toujours à combattre ce qui viendrait la modifier, la changer, la transformer. Le décideur est donc toujours pris dans un paradoxe : soit il fait évoluer en continu la nature même de la décision à prendre, dans une recherche indéfinie de "la bonne décision" ; soit il rigidifie le processus, et faute de n'avoir pas pris "la bonne décision", il essaie, à marche forcée, de rendre bonne la décision qu'il a prise et qui ne saurait être remise en question. Dans les deux cas, c'est le sens même de ce qui est "le plus utile" qui se trouve perdu. Le discernement du "plus utile" se fait au regard de l'orientation stratégique définie, et non de l'utilité opérationnelle ponctuelle, fonctionnelle, ou circonstancielle. C'est donc le sens stratégique, et non le simple concept d'utilité, qui sert de critère d'arbitrage. Cette affirmation, pour être probablement la plus connue de tous les décideurs, est cependant la moins appliquée.

La notion d'arbitrage repose sur la résolution d'un débat essentiellement subjectif en un consensus éclairé par une règle objective antérieure ou postérieure au débat lui-même. Elle s'appuie donc sur un équilibre entre la relation sujet-objet et le relativisme de la raison. Le relativisme de la raison pousse toujours chacun à préférer spontanément son propre arbitraire à celui de la règle commune. La conscience de l'implication du sujet dans toute considération de l'objet ramène chaque acteur à une position rationnelle permettant une communauté d'intention, sans laquelle toute stratégie est vaine.

En outre, l'arbitrage ne saurait reposer sur une simple comparaison quantitative (de coût ou de qualité par exemple). Ce n'est alors qu'un calcul d'intérêt objectif, pour lequel le comptable est mieux placé que le manager. La notion d'arbitrage suppose une ambiguïté qualitative entre des grandeurs incommensurables, dont le sens stratégique est patent. Le "sens", en effet, commence avec l'ambiguïté ; il n'y a point d'ambiguïté –ni par conséquent de sens différents à arbitrer – là où l'objet débattu répond à une analyse univoque. Une utilité quelconque ou une urgence ne sauraient donc constituer un critère d'arbitrage, car elles ont tendance à ramener la raison à une réflexion univoque. En définitive, il faut comprendre que la décision est un acte stratégique et non un acte réactif.

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