La question tombe sous le sens. Evidemment il faut être heureux partout, donc au travail comme ailleurs. Et si le travail permettait d’être plus heureux dans la vie ce serait encore mieux. De là à penser qu’il existe un droit au bonheur über alles, un désir universel et permanent de bonheur qu’il faudrait satisfaire ! Toutes les institutions devraient s’en préoccuper et chacun travailler avec acharnement à construire son bonheur personnel, à atteindre son objectif d’être heureux. Il serait même temps que les courageux législateurs élaborent des lois pour aider les bipèdes à y parvenir, pour forcer les institutions à des résultats en ce domaine.
Il vaut évidemment toujours mieux être heureux que malheureux, beau, jeune, riche, intelligent et en bonne santé plutôt que moche, vieux, pauvre et malade. Mais au-delà de ce genre de truismes, il est clair que la personne a toujours des désirs, tout au long de son existence, même s’ils sont bien différents pour chacun, même s’ils évoluent dans le temps, s’expriment de manière différente, et même s’il est parfois difficile de reconnaître et d’admettre ceux des autres. On ne peut sans doute pas réduire le fait d’être heureux à la satisfaction de ses désirs mais force est de constater que dans le travail, la consommation et le discours ambiant, on ne va généralement guère plus loin. La personne est alors, tout au long de sa vie, animée par le souci de satisfaire des désirs, jamais totalement satisfaits, toujours momentanément satisfaits. Les théoriciens de la motivation diront même que c’est ce qui meut la personne et que les vendeurs de produits ou les organisations essaient de capter ou de maîtriser.
Nombreux sont ceux qui veulent aimablement répondre à ce souci d’être heureux ; au fil des siècles et en particulier les derniers, on n’a cessé de vouloir faire le bonheur des gens malgré eux en leur prescrivant, en leur imposant, ce qui devrait leur permettre d’atteindre la félicité. Ils sont presque aussi nombreux que ceux qui, en matière de bonheur, ne cherchent que le leur.
Etre heureux est si important que la personne est prête à faire d’incommensurables efforts pour y parvenir, les mondes de l’art, du sport, de la politique en témoignent. On est impressionné par les efforts endurés pour réaliser un exploit sportif apparemment inutile, par la discipline que s’est imposée celui ou celle qui veut exceller. Il n’est donc pas étonnant que le travail soit aussi un lieu où la personne se fixerait des objectifs, travaillerait à atteindre l’excellence ou la performance : il n’est finalement pas plus aberrant de viser le beau travail et la performance dans le travail que de s’émouvoir à collectionner des étiquettes de boîtes de camembert ou à atteindre une performance sportive.
Mais du côté des organisations, de la gestion des ressources humaines ou de la vulgate managériale, la satisfaction ne serait pas seulement la juste ambition de ceux qui travaillent, elle serait aussi un facteur de performance : depuis les premières études de ce que l’on a appelé, il y a des décennies l’Ecole des Relations Humaines, jusqu’aux derniers avatars de l’idéologie du bien-être. Des salariés heureux seraient plus productifs, performants ; il faudrait donc être à l’écoute de leurs désirs pour que la perspective de leur réalisation dans le travail génère de la performance pour l’entreprise et de félicité pour la personne dans une sorte de logique gagnant-gagnant qui fonde beaucoup de conceptions managériales : là encore c’est une vision que nous avons tous la faiblesse de rêver.
Alors, depuis longtemps, les chercheurs s’évertuent de démontrer que les salariés heureux sont plus performants, avec des fortunes diverses. Dans des temps très anciens, Fernand Raynaud évoquait le cas du cantonnier heureux, mais pas forcément très performant et nous savons que les enquêtes présentent des taux de satisfaction globalement assez élevés des salariés qui ne préjugent pas forcément de leur performance.
En effet, si on aime l’idée de la corrélation entre bien-être et performance, on ne peut pour autant réduire l’expérience de travail à une seule variable, comme les enquêtes de satisfaction nous le laissent croire. La question d’être heureux au travail pose en fait plusieurs questions de fond qui sont rarement abordées quand on évoque l’idée convenue de l’impératif de bien-être.
La première question est de savoir ce qui nous satisfait, ce que l’on aime. On répond souvent à la question en se référant aux attentes. Mais comment connaître ses attentes ? Quel sens donner aux attentes ? Comment savoir ce que l’on peut attendre du bordeaux[1], de l’entreprise ou du travail avant d’y avoir goûté. C’est en pratiquant sérieusement un sport ou un art que l’on y découvre des plaisirs insoupçonnés, c’est en approfondissant un sujet qu’apparaissent des sources de satisfaction, c’est en faisant le choix de la relation que se révèlent des charmes inconnus. Tout l’enjeu n’est donc pas tant de satisfaire des attentes que de savoir découvrir ce qui plaît, ce que l’on peut aimer. A envisager la question en ces termes, on sortirait des naïvetés du bien-être.
D’ailleurs, quand on prend du recul sur son expérience, sa carrière, son développement personnel, on sait bien que les moments les plus riches et les plus féconds n’ont pas toujours été les plus satisfaisants ou plaisants sur le moment. Les sportifs et les artistes l’ont expérimenté pour qui les plus belles œuvres ou performances surviennent après tellement de souffrance. Les responsables des ressources humaines ou les managers devraient sans doute laisser de côté leur préoccupation de la satisfaction et des like pour aider chacun à se développer et à trouver ces sources de satisfaction dont il ne soupçonne même pas l’existence.
En effet, deuxième question, on ne peut réduire son expérience personnelle à un taux de satisfaction. Ce que l’on vit est toujours plus riche qu’un smiley. Les moments forts d’une existence ou un engagement fort dans le travail ne relève pas que du bien-être ou de la satisfaction, il s’accompagne souvent de tension, de stress, d’un sentiment d’épanouissement, d’une succession d’émotions diverses et plus subtiles qu’un taux de satisfaction. Evidemment, cette dernière est la plus facile à mesurer ; on est capable de se dire satisfait ou insatisfait de tout et de n’importe quoi, de la propreté des toilettes dans un aéroport, de la politique monétaire de la BCE, du nouveau porte-avions ou du coucher de soleil à l’ouest, mais ce n’est pas une raison pour réduire son expérience à ce seul facteur. Les organisations tombent souvent dans le piège de n’envisager le climat social qu’à cet indice et à faire du bien-être la pierre d’angle d’un discours managérial puisqu’au-delà de celui-ci rien ne saurait devoir compter.
Mieux encore, troisième question, ce souci de faire ce que l’on aime n’est pas forcément toujours un facteur de performance. Jachimowicz[2] nous donne quelques illustrations de cette idée un peu contre-intuitive. Il nous dit par exemple que suivre sa passion ne génère de la performance que si, dans le contexte, les autres sont d’accord avec ce qui satisfait la personne d’une part, dans des contextes qui s’y prêtent plus ou moins bien d’autre part. Dans une autre de ses études, l’auteur souligne que la performance sur le long terme s’explique moins par le souci de faire ce que l’on aime que par celui de faire ce qui est important pour soi, ce qui a du sens. Et faire ce qui a du sens pour soi ne se superpose pas totalement avec ce qui est souvent appelé bien-être, autour du babyfoot et avant de se joindre à l’after. On pourrait même rappeler dans cet ordre d’idée la définition de la gnaque par Angela Duckworth[3] qui ne relève pas que de la passion mais aussi de la persévérance avec ses affres.
Tous ces éléments ne devraient pas décourager les missionnaires du bien-être qui entonnent les couplets du bonheur au travail le plus souvent avec sincérité. Il vaut évidemment mieux du bien-être que du mal-être et ne pas imaginer qu’à ne pas se préoccuper des émotions des personnes, voire à essayer de les faire souffrir (ce qui se produit assez naturellement dans toutes les relations humaines même en dehors du travail), ils trouveraient une nouvelle clé de la performance.
Non, il faut juste aborder ces questions avec trois idées simples en tête. La première consiste à revenir toujours au BSA, le bon sens anthropologique. Lisez La Fontaine ou Shakespeare, vous en apprendrez plus sur les relations humaines et les bipèdes qu’en suivant les Tartarin des tendances managériales. Il y a quelques constantes de la nature humaine que l’on ne devrait jamais oublier, on peut en citer quelques-unes, sans être exhaustifs. La première c’est qu’un moteur premier de la personne est de chercher à faire coïncider la réalité à la vision idéale qu’il ou elle a de lui-même ou d’elle-même. La seconde c’est qu’en EPHAD, assis dans votre chaise roulante à essayer de mâcher votre compote, c’est le sentiment d’un accomplissement personnel qui vous aidera à vivre plutôt que les illusions de la satisfaction après lesquelles on a couru toute sa vie, en particulier professionnelle. La troisième, c’est que le temps est le principal facteur dans une vie, ce temps qui nous fait parcourir des stades de maturité, qui nous fait plus évoluer que les mirages de la conjoncture.
La deuxième idée, c’est que le bien-être n’est peut-être pas la question centrale d’une politique managériale. Le travail est une œuvre collective censée honorer la raison d’être d’une institution ; le bien-être peut être un élément du contexte de sa réalisation, une référence morale de ceux qui y vivent et l’organisent, un élément de communication destiné à l’extérieur mais en aucun cas cela ne devrait en être le sens.
Enfin, la bonne manière, pour un manager, un responsable des ressources humaines, voire un collègue, d’aborder le bien-être n’est-elle pas avant tout d’aider chacun à découvrir des sources de satisfaction et d’épanouissement qu’il ne soupçonne même pas ? N’est-il pas temps d’arrêter de s’intéresser aux attentes vis-à-vis du travail et de l’entreprise, et de se préoccuper plutôt de ce que des personnes peuvent y trouver, tout ce qu’elles n’imaginent même pas.
[1] A consommer avec modération et sans oublier les cinq fruits et légumes.
[2] Jachimowicz, JM. 3 reasons it’s so hard to « follow your passion ». Harvard Business Review, oct 2019.
[3] Duckworth, A. Grit – The power of passion and perseverance. Collins, 2016.
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